Le 24 juin 2022, la Cour suprême américaine décrétait que le droit à l’avortement n’était pas un droit constitutionnel en annulant l’arrêt Roe vs. Wade, via la décision Dobbs. Quelles ont été les conséquences de cette décision ? Des interdictions ou restrictions dans plus d’un tiers des États et des millions de personnes impactées. Notre enquête leur donne la parole.
Depuis deux ans, le droit à l’avortement est de plus en plus stigmatisé aux États-Unis. Les obstacles aux soins d’urgence et les initiatives visant à rendre les avortements pénalement répréhensibles pèsent lourdement sur le quotidien du personnel soignant et des personnes qui souhaitent avorter. Les restrictions du droit à l’avortement dans certains États du pays ont déjà couté la vie à une femme. En août 2022, Amber Thurman, 28 ans, est décédée parce qu’elle n’a pas été prise en charge à temps à la suite d’un avortement. Une mort qui aurait pu être évitée selon les résultats de l’enquête officielle.
Dans notre nouvelle enquête intitulée "Abortion in America : the U.S Human Rights Crisis in the Aftermath of Dobbs", nous avons récolté les témoignages de personnes dans plusieurs États dont le Texas, le Tennessee, l’Illinois, ou encore l’Arizona. Ce sont des femmes ou personnes enceintes, leurs familles, des militant·es, des spécialistes de la santé publique et des professionnel·les de santé dans des États où l’avortement est interdit.
Toutes ces personnes racontent comment les interdictions et restrictions du droit à l’avortement promulguées dans 21 États, ont plongé le pays tout entier dans une crise des droits humains.
D’après notre enquête, la diffusion de fausses informations ainsi que les soins non conventionnels souvent dispensés par des militant·es anti-avortement dans les « centres d’information en cas de grossesse non désirée » contribuent également à cette crise.
Ces obstacles et ces interdictions donnent lieu à un scénario où l’accès d’une personne aux soins liés à l’avortement dépend du lieu où elle vit et des ressources dont elle dispose.
Jasmeet Sidhu, chercheuse travaillant pour Amnesty International États-Unis
Un accès à l’avortement inégal et discriminant
Désormais, certaines personnes doivent parcourir des centaines de kilomètres pour pouvoir avorter. D’autres sont contraintes de mener leur grossesse à terme, car elles ne peuvent pas payer le déplacement. Plusieurs personnes ont témoigné en ce sens. Parmi celles qui n’ont pas pu avorter, certaines étaient mineur·es et avaient été violées. Dans d’autres cas, les risques pour leur santé étaient avérés ou de graves anomalies du fœtus avaient été détectées.
C’était extrêmement douloureux d’avoir à expliquer au médecin que [ma fille adolescente] avait été violée, puis de l’entendre me répondre qu’il ne pouvait rien faire pour aider », nous a confié une mère. Elle a finalement dû faire plus de sept heures de route depuis le Mississipi pour rejoindre un centre pratiquant des avortements dans l’Illinois. Au total, elle a dû s’acquitter de 1 595 dollars pour payer l’avortement de sa fille et près de 500 dollars pour les frais d’hôtel.
Jackson Women's Health Organization était la dernière clinique d'avortement du Mississippi, à Jackson, Mississippi, États-Unis, le 3 mai 2022. © Reuters/Kathleen Flynn
Certaines femmes ou personnes enceintes ont évité de voir un médecin lors d’une fausse couche par crainte d’être poursuivie à tort en justice. D’autres n’ont pas trouvé de médecin ou de traitement à cause de l’absence de soins d’urgence et de la crainte des prestataires de santé de faire également l’objet de poursuites pour avoir fourni les soins nécessaires à un·e patient·e.
J’avais des crises d’angoisse tous les jours. Aucun prestataire de soins ne devrait se retrouver dans cette situation. Et surtout, aucun·e patient·e ne devrait se retrouver dans une situation où son prestataire de soins est empêché par le gouvernement de lui fournir des soins.
Amna Dermish est une gynécologue-obstétricienne établie au Texas
Un impact disproportionné sur les populations marginalisées
Les interdictions d’avorter et autres mesures restrictives appliquées dans certains États ont un impact disproportionné sur les groupes de population les plus marginalisés, qui sont déjà confrontés à des formes de discrimination multiples et intersectionnelles. Notre enquête contient de nombreuses histoires de personnes enceintes qui sont noires, autochtones, sans papiers, LGBTI+, en situation de handicap, installées en zone rurale et/ou qui ont des revenus faibles.
Lorsque les femmes noires ont accès aux soins de maternité, y compris à l'avortement, elles signalent régulièrement que les prestataires de soins leur manquent de respect et de considération. Cela peut réduire la confiance des patientes noires dans les services médicaux, causer des traumatismes émotionnels et mentaux, et créer une demande accrue pour des moyens alternatifs de soutien.
Des personnes chantent en marchant vers le Capitole des États-Unis lors de la Marche des femmes pour les droits reproductifs. Cette manifestation était l'événement phare d'une « vague de femmes » organisée dans des centaines de villes des États-Unis le 8 octobre 2022. La Women's March a organisé ces manifestations en réponse à l'arrêt Dobbs v. JWHO de la Cour suprême, qui a annulé l'arrêt Roe v. Wade, supprimant ainsi le droit fédéral à l'accès à l'avortement. © Allison Bailey/NurPhoto via AFP
« À la suite de la décision Dobbs, la demande de doulas noires a clairement augmenté parce que des personnes sont forcées à accoucher, a déclaré D’Andra Willis, qui travaille au sein de l’organisation Afiya Center. Nous avons reçu beaucoup de personnes traumatisées, récemment, en raison de la pandémie de Covid-19. Des personnes contraintes de rester chez elles avec leur agresseur, des complications médicales, des problèmes économiques et, en plus, forcées à mener une grossesse à terme, alors que beaucoup font encore face à des problèmes de post-partum et d’autre nature. C’est dur. »
Une femme latino-américaine vivant au Texas et enceinte de jumeaux, qui a appris à 12 semaines de grossesse que l’un d’eux souffrait d’un problème mortel in utero qui pouvait menacer la vie de l’autre jumeau, a expliqué avoir été contrainte de sortir de l’État pour sauver le fœtus viable.
C’était l’expérience la plus traumatisante de ma vie et elle a été rendue encore bien pire, inutilement, à cause de ces lois illogiques et dangereuses. Ces interdictions vont rendre tellement plus complexe, tabou et difficile l’accès à des soins médicaux adaptés.
Une femme latino-américaine obligée de sortir du Texas pour recevoir des soins adéquats
Restriction des contenus sur l'avortement en ligne
Depuis la suppression de la protection constitutionnelle du droit à l'avortement au niveau fédéral aux Etats-Unis, de plus en plus de personnes se sont tournées vers Internet pour trouver des informations sur l'avortement. Des organisations qui défendent le droit à l'avortement partagent fréquemment des informations fiables en ligne, sur l'avortement en général et sur la manière d'accéder aux soins.
Les réseaux sociaux peuvent aussi jouer un rôle essentiel dans la diffusion de ces informations, en particulier dans les États où son accès a été restreint.
Aux États-Unis, cependant, des plateformes comme Facebook, Instagram et TikTok suppriment les contenus liés à l'avortement, ce qui perturbe le flux d'informations essentielles. Ces suppressions manquent souvent de justification et de transparence.
De nombreuses organisations de défense du droit à l’avortement, des organisations à but non-lucratif, ou encore des prestataires offrant des services d’avortement médicamenteux après une téléconsultation, n'ont pas su pourquoi leurs contenus ou leurs comptes avaient été supprimés ou temporairement suspendus.
Pour que les femmes et toute personne pouvant être enceinte puissent prendre des décisions éclairées sur leurs soins de santé reproductive, elles doivent être en mesure d'accéder à des informations fiables et précises. Soutenir cet accès, c'est respecter les normes des droits humains y compris le droit d'accès à l'information, le droit à la santé, le droit à la non-discrimination et le droit à l’autonomie corporelle. Par exemple, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations unies a estimé que toute personne a droit à des informations exactes sur la santé sexuelle et reproductive, y compris sur l'avortement sûr.
La restriction d'information sur l'avortement peut contribuer à la stigmatisation de l'avortement. Une plus grande transparence sur la modération des contenus en ligne est essentielle pour empêcher la suppression arbitraire d'informations vitales sur la santé et les droits reproductifs, et cette transparence fait actuellement défaut.
👉 Lire notre enquête : USA : Obstacles à l'autonomie : Suppression de l'information sur l'avortement en ligne après l'arrêt Roe
Toute personne, partout, doit être libre d’exercer son autonomie corporelle et de prendre ses propres décisions concernant sa santé reproductive. Pendant que nous nous mobilisons pour l’objectif à long terme qui est d’obtenir des protections fédérales du droit à l’avortement, les habitant·es de certains États peuvent faire une action décisive cet automne en votant en faveur des initiatives soumises au scrutin visant à protéger le droit à l’avortement dans leur État.
Nos recommandations aux autorités des États et au gouvernement fédéral
Les États-Unis ne respectent pas leur obligation au regard du droit international relatif aux droits humains et des normes connexes, de garantir l’accès des personnes enceintes à la possibilité d’interrompre leur grossesse.
Nous leur demandons de :
protéger à nouveau le droit à l’avortement à l’échelle fédérale ;
garantir l’égalité d’accès à l’avortement médicamenteux et aux services de soins d’urgence.
Nous appelons les États-Unis à ratifier les traités internationaux relatifs aux droits humains qui garantiraient l’accès des personnes enceintes aux soins dont elles ont besoin.