Depuis plus de vingt ans, des lois de plus en plus restrictives sont adoptées en France, sans que soit questionnée leur utilité ou même leur faisabilité ni qu’en soit analysé leur réel impact. Un constat que nous exprimons dans une tribune du Monde, ce 8 juin 2023.
C’est une petite musique qui monte ces dernières semaines, chez certains responsables politiques comme dans les médias. La situation migratoire actuelle serait à ce point devenue insupportable qu’il faudrait prendre des mesures urgentes, même si attentatoires au droit international.
C’est le sens des propositions de loi déposées les 25 mai et 1er juin 2023 par le parti des Républicains (LR), dont les fondements tirent clairement leurs sources dans les discours les plus identitaires de l’échiquier politique. « Ce qui est en jeu, c’est la subsistance de notre nation, sa cohésion », comme l’a ainsi présentée le président des LR, Eric Ciotti, dans le Journal du dimanche du 21 mai dernier.
Travailleurs et travailleuses d’origine étrangère, en situation régulière ou non, personnes réfugiées ou en demande d’asile, étudiants et étudiantes, familles séparées voulant se retrouver, mineur·es non accompagné·es : toutes et tous devraient à leurs yeux payer pour une situation de crise économique, sociale, et même sociétale, dont ils sont naturellement désignés comme les premiers boucs-émissaires.
Argumentaire facile, simple, voir simpliste
Comme le résume l'un de ses promoteurs, Bruno Retailleau, dans le même numéro de l'hebdomadaire dominical, « Le chaos migratoire conduit à l’insécurité, à la partition et au chaos politique ». Argumentaire facile, simple, voire simpliste, et ne devant souffrir d’aucune contestation, d’autant que les premiers concernés ne peuvent pas se défendre avec les mêmes armes médiatiques.
Même si les études successives démentent ces idées reçues, même s’il a été démontré à de nombreuses reprises que le système français était loin d’être une impasse en termes d’intégration (cf. Ressentis par rapport à la migration et sentiment d’intégration, Insee, 30 mars 2023), le traitement de certains éditorialistes et l’agressivité désormais libre de tout contrôle sur certains réseaux sociaux alimentent en permanence cette course à l’échalote dans le catalogue de propositions anti-immigration.
Rétablissement du délit de séjour irrégulier, durcissement des conditions d’accès au regroupement familial, quasi-suppression de l’aide médicale d’État, enfermement de certains demandeurs d’asile et délai de 15 jours pour déposer sa demande, prise d’empreintes sans consentement : nombre de ces mesures proposées par Les Républicains sont contraires aux engagements de la France sur les droits humains aux niveaux européen et international. Mais cela ne dérange pas leurs auteurs, qui revendiquent même cette régression comme un moyen, selon Eric Ciotti, de faire « sauter les verrous qui contredisent la volonté populaire ».
Piège rhétorique
Que ces propositions soient attentatoires au droit international ou aux engagements pris par la France en matière d’accueil et d’intégration est pour nous une préoccupation évidente. Mais ce qui nous inquiète aussi est l’effet politique induit par cette proposition dans l'opinion quant au regard sur le projet gouvernemental lui-même, prévu pour être redéposé début juillet en conseil des ministres et examiné au parlement à l’automne.
Si l’on reprend la théorie du juriste et politologue américain Joseph P. Overton, au regard des propositions des Républicains, totalement hors cadre, le “projet de loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration” proposé par M. Darmanin pourrait en effet dès lors s’inscrire dans la “fenêtre” des solutions “acceptables” en matière d’immigration.
Il s’agit d’un piège rhétorique dans laquelle il convient de ne pas tomber.
Qu’il s’agisse de sa version présentée au conseil des ministres le 2 février dernier – dans laquelle nous avions relevé des atteintes au droit d’asile, aux droits de l’enfant et au droit de mener une vie familiale normale – ou dans la version adoptée en commission des lois du Sénat en mars – qui va encore plus loin dans le déni des droits fondamentaux des personnes exilées, avec notamment la quasi-suppression de l’aide médicale d’Etat –, la proposition du gouvernement ne saurait être présentée comme une alternative “mesurée”, ou “acceptable” à la proposition de l’opposition LR.
Par ailleurs, le gouvernement est déjà en contradiction flagrante avec le droit international et le droit européen lorsqu’il s’agit des personnes exilées sur son territoire ou à ses frontières, et ce quotidiennement. Par exemple, en ne respectant pas les décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme sur l’interdiction de l’enfermement des mineurs en rétention, ou celle de la Cour de justice de l’Union européenne qui s’oppose au maintien des contrôles aux frontières intérieures. La primauté du droit européen sur le droit français ne peut être remise en cause, la hiérarchie des normes étant une des pierres angulaires de l’État de droit.
Inflation législative
Le projet de loi gouvernemental ne saurait représenter à notre avis un cadre “acceptable” de propositions, même si les mesures en matière de régularisation des travailleurs et travailleuses migrantes peuvent – si elles sont maintenues dans la deuxième mouture du projet – représenter un progrès pour qu’ils et elles puissent exercer pleinement leurs droits fondamentaux.
Depuis plus de vingt ans, des lois de plus en plus restrictives sont adoptées en France, sans que ne soit questionnée leur utilité ou même leur faisabilité ni qu’en soit analysé leur réel impact. Cette inflation législative, mue par des arrière-pensées électoralistes, doit cesser. Passer par une nouvelle loi n’est pas une étape obligatoire. Nous devons avant tout respecter les droits existants et harmoniser les pratiques des préfectures dans le sens d’un plus grand respect des droits humains des personnes exilées.
L’accueil des personnes réfugiées ukrainiennes a montré qu’il était possible de lever de nombreux obstacles aux frontières mais aussi en matière d'accueil : accès au travail, à l’hébergement, à l’éducation, aux soins. Cela a-t-il posé le moindre problème en termes d’intégration ? Non.
Ces bonnes pratiques doivent nous inspirer pour trouver un nouveau cadre, une nouvelle “fenêtre” de solutions plus humaines et plus respectueuses pour appréhender les migrations.