7 octobre, Environ 1 200 tués, 250 otages emmenés à Gaza. Le 7 octobre 2023, des combattants du Hamas et de plusieurs groupes armés palestiniens ont attaqué le sud d’Israël. Il s’ensuivit une riposte militaire israélienne qui a dévasté la bande de Gaza, et tué jusqu’à présent plus de 41 000 personnes.
L’historien Vincent Lemire, ancien directeur du Centre de recherche français de
Jérusalem (CNRS-MAE), auteur du roman graphique Histoire de Jérusalem, éclaire ces
événements tragiques au regard de l’histoire du conflit israélo-palestinien.
Propos recueillis par Michel Despratx
La violence de l’attaque du 7 octobre et de la destruction de Gaza ranime dans les deux camps des mémoires traumatiques. L’historien peut-il les définir ?
Vincent Lemire – Il faut faire la part entre la mémoire et l’histoire : un événement peut réactiver une mémoire traumatique sans pour autant être strictement comparable sur le plan factuel et historique. Chez les Israéliens, cette attaque a réveillé la mémoire des pogroms et de la Shoah. La phrase évoquant « le pire massacre de Juifs depuis la Shoah » témoigne à elle seule du choc ressenti par beaucoup d’Israéliens, qui ont vu trembler sur ses bases le contrat fondateur qui relie les citoyens à leur État, créé en 1948 précisément pour les mettre en sécurité. Chez les Palestiniens, la menace d’une possible expulsion de 2,5 millions de Gazaouis vers l’Égypte a réveillé le traumatisme de la Nakba : l’expulsion de 750 000 Palestiniens en 1948-1949. Les bombardements massifs sur Gaza, le meurtre de Palestiniens en Cisjordanie ravivent également le souvenir des massacres du village palestinien de Deir Yassin en 1948, ou des camps de réfugiés de Sabra et Chatila en 1982 par des chrétiens libanais soutenus par l’armée israélienne.
Comment situez-vous l’événement dans l’histoire longue du conflit israélo-palestinien ?
Le 7 octobre est un tournant radical. Ce conflit a connu une succession de guerres interétatiques (1948, 1967 et 1973), d’intifadas (1987 et 2000), puis l’échec des accords d’Oslo (1993) et, enfin, les accords d’Abraham (2020). Le 7 octobre a mis fin au mirage des accords de paix du passé, et à cette illusion de croire que des accords commerciaux entre Israël et des régimes autoritaires arabes pourraient régler la question palestinienne. Avec le 7 octobre, on a basculé dans une autre ère, que j’appellerais la guerre existentielle : ce moment où les deux parties considèrent à tort ou à raison que l’adversaire veut définitivement le supprimer. C’est le « eux ou nous », qui autorise et encourage les pires exactions.
Que peut le droit international, lorsque deux camps en sont arrivés là ?
Le moment est paradoxal. Depuis le 7 octobre, le droit international est piétiné sur le terrain comme rarement depuis 1945. Les diplomaties sont inopérantes puisque, sur le terrain, la force des armes domine tout. Mais en même temps, le droit international n’a jamais été autant invoqué et convoqué. Les juges de la Cour pénale internationale (CPI), pour poursuivre les auteurs de crimes, et ceux de la Cour internationale de justice (CIJ) pour juger les États, sont extraordinairement actifs. La CPI a enquêté, elle accuse trois chefs du Hamas, Benyamin Netanyahou et son ministre de la Défense, Yoav Gallant, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. La CIJ, de son côté, instruit une plainte pour génocide à Gaza(1). En janvier, elle a considéré que le fait de rendre un territoire invivable ou d’affamer des familles définit « un risque plausible de génocide ». Et elle exhorte Tel-Aviv à « punir l’incitation publique à commettre un génocide à l’encontre des Palestiniens de Gaza ».
Mais cette « incitation publique à commettre un génocide » est-t-elle documentée ?
Le 28 décembre, à Jérusalem, 11 ministres du gouvernement israélien ont participé à une Conférence pour la recolonisation de Gaza. Le ministre de la Communication y a affirmé que « l’émigration volontaire doit parfois être imposée avant d’être consentie ». Celui de la Sécurité nationale, Itamar Ben-Gvir, a ajouté que « la seule solution, c’est la déportation massive des habitants de Gaza ». Quelques semaines auparavant, Netanyahou évoquait l’objectif de réduire la population de Gaza « à son strict minimum », et son ministre des Finances, Bezalel Smotrich, indiquait l’objectif chiffré de « 100 000 à 200 000 Palestiniens à Gaza », ce qui supposerait d’en expulser 2,3 millions. Si l’on ajoute à ces déclarations celle du ministre de la Défense israélien comparant en octobre les Palestiniens de Gaza à « des animaux humains », elles entrent toutes dans la définition extensive de « l’intention génocidaire » sur laquelle doit statuer la Cour internationale de justice. Rappelons en effet que cette Cour a pour mandat explicite la « prévention » autant que la « répression » du crime de génocide.
Les deux camps n’ont pourtant pas déserté les négociations. Un cessez-le-feu vous semble-t-il encore négociable ?
Il se négocie en ce moment même, mais ces pourparlers cachent aussi des agendas masqués. Aujourd’hui, le Premier ministre israélien sait que du jour où il signera un cessez-le-feu, ses ministres d’extrême droite risquent de se retirer de la coalition, et alors son gouvernement tombera. Il y a aussi une grosse difficulté pratique. Avant l’été, côté palestinien, le négociateur était le numéro 1 du Hamas Ismaël Haniyeh. Il vivait à Doha avec un téléphone cellulaire, joignable à tout instant. Les Israéliens l’ont abattu le 31 juillet en Iran. Le chef de la branche militaire du Hamas, Yahya Sinwar, l’homme qui a organisé le 7 octobre, a pris sa place. Et lui négocie depuis un sous-sol secret de Gaza, loin de tout téléphone qui permettrait de le localiser. Cela peut prendre plusieurs jours pour qu’il réponde à une simple question, ce qui ralentit considérablement les tractations.
La France a-t-elle un rôle à jouer ?
Elle n’a pas le choix, car elle abrite sur son sol la plus importante communauté juive et la plus importante communauté musulmane d’Europe, elle doit donc contribuer à apaiser la situation. La France a aussi une longue amitié avec Israël et avec la Palestine ; elle a un siège au Conseil de sécurité de l’ONU, le seul siège de l’Union européenne qui est le premier partenaire commercial d’Israël. La France a donc des moyens de peser ou de s’interposer, mais elle ne le fait pas, car son logiciel a été brouillé par l’échec du processus d’Oslo dans lequel elle s’était lourdement investie. Avant le 7 octobre, une partie des diplomates français expliquaient que le conflit israélo-palestinien était derrière nous, qu’il fallait célébrer les accords d’Abraham et signer des contrats commerciaux avec Israël. Terrible aveuglement, dont on paie aujourd’hui les conséquences.
Connaissant les échecs du passé, l’historien qui observe le présent voit-il émerger de nouvelles solutions politiques, après le 7 octobre ?
Les massacres du 7 octobre puis la dévastation de Gaza n’ont pas modifié les paramètres structurants du conflit : à l’heure actuelle, il y a 750 000 colons en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, c’est-à-dire cent fois plus que les 8 000 colons de Gaza qu’il fut si difficile d’expulser en 2005. La colonisation israélienne a donc rendu impossible un partage effectif du territoire israélo-palestinien en deux États distincts. Aujourd’hui, de facto, de la Méditerranée au Jourdain, il n’existe qu’un seul État, c’est Israël, car la frontière internationale, l’armée et la monnaie sont israéliennes. Dans cet État unique vivent 7 millions de Juifs israéliens et 7 millions de Palestiniens. Ce qui manque actuellement aux Palestiniens, c’est un État pour les protéger, les représenter et les contrôler, pour leur délivrer des passeports aussi. Pour résoudre cette contradiction qui semble insurmontable, des militants et des chercheurs israéliens et palestiniens ont lancé en 2012 la proposition « Une patrie, deux États », qui réfléchit à une confédération comme possible solution au conflit(2).
À quoi ressemblerait une confédération israélo-palestinienne ?
Deux États confédérés, sur les frontières de juin 1967, à l’intérieur desquels Israéliens et Palestiniens coexisteraient avec des passeports différents. Ils paieraient leurs impôts à des entités nationales différentes, iraient dans des écoles différentes, voteraient aux élections locales ensemble, mais aux élections nationales dans des cycles politiques différents. Les réfugiés palestiniens auraient droit au retour, et les colons israéliens installés un droit de résidence, à condition de respecter la loi palestinienne. Bien sûr, ce projet n’est pas aujourd’hui à l’ordre du jour alors que la guerre fait rage, il s’agit d’abord de stopper la marche vers l’abîme, puis d’entamer un processus d’apaisement, avant d’imaginer un nouveau processus de paix. Mais, pour avancer, on a aussi besoin d’un horizon raisonnablement optimiste. En tout cas, pour sortir de l’impasse actuelle, les nouvelles solutions ne viendront probablement plus des diplomaties occidentales, mais des sociétés civiles, des intellectuels et des militants.
1– Le génocide, selon l’ONU, désigne « les actes commis dans l’intention de détruire en tout ou en partie un groupe national, ethnique, racial ou religieux ».
2– alandforall.org
Israël / Palestine, anatomie d’un conflit Vincent Lemire et Thomas Snégaroff Éd. Les Arènes, 2024 Podcast de 6 émissions à écouter sur Radio France
Histoire de Jérusalem Vincent Lemire et Christophe Gaultier Éd. Les Arènes BD, 2022