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URGENCE PROCHE ORIENT

Exigez avec nous la protection sans condition des populations civiles

État Karenni (Myanmar), mai 2024. Un soldat rebelle marche dans l’hôpital de Daw Ta Ma Gyi, détruit par l’armée birmane en mars 2023

Myanmar - En terres rebelles

Depuis le putsch de février 2021, la junte birmane au pouvoir mène une lutte sans merci contre toute forme d’opposition. En dépit de cette répression féroce, les militaires perdent du terrain, confrontés à des groupes de résistants qui essaient de se coordonner. Nos journalistes se sont rendus dans l’une de ces zones de l’État Karenni où s’expérimente la mise en place d’institutions et de services. Ils ont rencontré une population souvent jeune qui, malgré la guerre, tente d’organiser un futur commun.

Extrait de La Chronique d'octobre 2024 # 455

— De nos envoyés spéciaux au Myanmar : Guillaume Pajot (texte) et Lucien Lung (photos). Interview réalisée par Pierre Terraz.

La nouvelle société

Dans l’État Karenni, province de l’est du Myanmar1 (ex-Birmanie), la résistance gère désormais sa propre police, ses hôpitaux, ses tribunaux ou ses écoles. En plein conflit, une société est en train de naître.

Daw Angela caresse la tignasse ébouriffée de sa fille, et serre l’enfant inanimée contre son cœur. À 8 ans, Moe Moe Aye, porteuse de trisomie, souffre d’une méningite foudroyante et de malnutrition. Entre les bras maternels, elle s’affaisse comme une poupée de chiffon. « On lui a administré des antibiotiques, on l’a nourrie, mais elle a perdu conscience, murmure le docteur Soe Gyi, le dos voûté par une scoliose. J’aimerais tellement que nous ayons des vaccins, mais nous manquons de tout. » Mère et enfant partagent le même lit dans un dortoir bondé, où les accidents de la route, les maladies, les drames banals rencontrent la cruauté de la guerre. Les brûlés. Les amputés. Les victimes de mines antipersonnel et de bombardements occupent la majeure partie des 50 lits de l’hôpital 01, dans le canton de Demoso, au cœur de l’État Karenni ‒ aussi appelé État Kayah. Tee No, assis sur son lit, était démineur, il travaillait au couteau. Alors qu’il avait patiemment neutralisé deux mines, une troisième, invisible, a dévoré sa jambe gauche jusqu’au genou. Patrick, lui, avait déjà perdu une jambe en 2022 après un tir d’artillerie. Il pensait que c’était fini. Mais il y a trois jours, une frappe aérienne l’a grièvement blessé. « J’ai essayé de m’enfuir, mais, à cause de ma prothèse, je ne courais pas assez vite », grimace l’homme sous le regard inquiet de sa femme, qui le rafraîchit avec un éventail. Daw Angela, elle non plus, n’a pas été épargnée par le conflit. À 47 ans, le visage couvert de rides, elle vit dans un camp de réfugiés, à plusieurs kilomètres de l’hôpital, avec son mari et ses deux autres enfants. L’an dernier, une bombe larguée par un avion de la junte a détruit sa maison. Elle en parle sans émotion. Après une semaine au chevet de sa fille malade, le conflit qui ravage le Myanmar depuis trois ans est le cadet de ses soucis. 

L’université de sciences sociales est cachée dans une forêt de l’ouest de l’État Karenni, une province du Myanmar frontalière de la Thaïlande

Réseau d’hôpitaux clandestins

La localisation de l’hôpital 01 est tenue secrète. Une confidentialité vitale : la junte militaire a tenté de le détruire à trois reprises. La dernière attaque date du 29 décembre 2023. Une frappe aérienne a blessé trois membres du personnel, une infirmière a perdu sa jambe. Il a fallu fermer. En mars 2024, l’hôpital a rouvert dans une clairière, bien à l’abri derrière des formations rocheuses. La salle d’opération se trouve dans un bunker dissimulé sous une pelouse en plastique. Une forte odeur de Javel émane des urgences. En face, le local de radiologie, avec son imposante machine à rayons X rapportée de Yangon, la capitale économique birmane. Pour franchir les barrages militaires, l’appareil a été démonté, pièce par pièce, par des amis de l’équipe médicale restés à Yangon, et caché dans des corbeilles de fruits sur plus de 400 kilomètres. Financé par des dons venant de l’intérieur du pays et de la diaspora birmane, l’hôpital 01 fait partie d’un vaste réseau de structures médicales clandestines montées par la résistance. Il a été fondé par des étudiants en dernière année de médecine à Yangon. Tous avaient pris part aux manifestations contre le coup d’État en février 2021. Quand les cortèges ont été réprimés par la junte, la bande d’amis, pas encore diplômés, a quitté la ville pour rejoindre les collines de l’État Karenni. Yori, 29 ans, fait partie de la direction de l’hôpital. Le docteur en blouse bleue est épuisé. Il s’accorde une pause et pique une cigarette à son collègue Soe Gyi. « Mon objectif initial, c’était de prendre les armes, de me battre contre la junte, raconte-t-il d’une voix timide. Mais, quand je suis arrivé ici, j’ai vu que le système de santé était en ruine. Les besoins étaient énormes, les gens traumatisés. La résistance se battait pour la ville de Demoso, alors nous avons créé une clinique mobile, puis un hôpital, avec le renfort de deux chirurgiens. » Sa première opération fut laborieuse, ses amis en parlent encore. « Un soldat est arrivé de Demoso avec l’abdomen ouvert. J’ai inséré un tube, et il a toussé. Le sang giclait partout… Je me suis évanoui », sourit Yori en écrasant sa cigarette. Pause terminée. Un patient l’attend avec une infection de la gorge.

Faubourg de Demoso, 17 mai 2024. Déjà blessé par un tir d’artillerie qui lui a coûté la jambe gauche en 2022, Patrick a cette fois été victime d’une frappe aérienne de l’armée

L’État Karenni, petite province longeant la Thaïlande (voir carte), est aujourd’hui l’un des bastions du combat contre la junte rivée au pouvoir depuis le coup d’État du 1er février 2021. Ce jour-là, l’armée a brutalement destitué le gouvernement et emprisonné la dirigeante Aung San Suu Kyi, ancienne dissidente et Prix Nobel de la paix 1991. Se heurtant à une opposition farouche, notamment de la jeunesse, le général putschiste Min Aung Hlaing a précipité la Birmanie et ses 54 millions d’habitants dans une spirale dévastatrice. Extrêmement violent, le conflit aurait fait au moins 50 000 morts, combattants  ou civils, depuis février 20212. Pour échapper à la répression et lancer une contre-attaque, une partie des jeunes urbains s’est réfugiée dans les régions frontalières, avec le soutien de guérillas ethniques qui défient le pouvoir central depuis l’indépendance du pays en 1948.

De nouveaux groupes armés ont ainsi pris racine dans l’État Karenni. Le plus influent, la Force de défense des nationalités karenni (KNDF), revendique près de 10 000 soldats et de précieuses victoires contre la junte repliée sur quelques bases éparpillées et dans la capitale régionale, Loikaw. Le reste du territoire est sous le contrôle de la résistance. Celle-ci fait face avec de maigres moyens, sans soutien international. Soutenue par la Russie et la Chine, la junte dispose, contrairement aux rebelles, d’avions et d’hélicoptères de combat. Elle terrorise la population par ses bombardements. 80 % des 300 000 habitants de l’État Karenni ont été forcés de quitter leurs maisons, leurs villages. Au bord des routes, leurs camps de bambou et de bâches poussent comme des fleurs sauvages.

Une université en pleine jungle

Dans ces zones libérées de la junte, une nouvelle société issue de la résistance est en train de se construire, avec ses hôpitaux, ses écoles, ses universités, sa police et ses tribunaux. Depuis juin 2023, cette reconstruction est chapeautée par le Conseil exécutif intérimaire (IEC) de l’État Karenni, un gouvernement provisoire composé de politiciens, d’activistes et de soldats. « Une plateforme pour servir le peuple, en attendant des élections et un gouvernement de transition », vante Banya Khun Aung, deuxième secrétaire de l’IEC. Ce chantier colossal comprend la mise en place d’un système d’impôts et même un redécoupage des cantons. « C’est le seul chemin vers l’avenir », assure l’ancien réfugié qui a fondé, en Thaïlande, l’ONG Karenni Human Rights Group. L’autonomisation de la minuscule province est scrutée par le pays entier. Elle fait figure d’exemple et pourrait même devenir, dans un futur lointain, la première étape vers un État fédéral, vieux rêve birman inaccessible depuis l’indépendance de 1948.

Le système scolaire de la junte a été démantelé. À la place, 400 écoles dites « libres » sont supervisées par l’IEC. Dans le canton de Hpruso, une université dédiée aux sciences sociales a même surgi en pleine jungle. En cet après-midi pluvieux, des jeunes filles studieuses pianotent sur leur PC portable sous des abris de bambou. Khin Sandar Nyunt, la directrice, débarque en tee-shirt et en Crocs. Arrivée de Yangon, l’anthropologue de 37 ans a fondé cette discrète faculté par ses propres moyens. « On pense peu aux adolescents alors qu’ils sont très affectés par le conflit ; les universités ont fermé, ils ont été contraints d’arrêter leurs études », justifie cette femme énergique, qui a conçu un cursus varié pour ses 53 élèves. Politique comparée, environnement, éducation aux médias, méthodes de recherche… Sa cible prioritaire : les jeunes déplacés qu’elle recrute elle-même dans les camps. Elle sait ce qu’ils endurent, les bombardements aériens l’ont longtemps tourmentée. Partout sur le campus, des tranchées protectrices ont été aménagées pour eux. La peur est parfois si forte que des élèves préfèrent passer la nuit dans ces tunnels plutôt que dans leur dortoir.

L’État Karenni dispose également de sa propre police. Environ 700 agents, reconnaissables à leur uniforme noir siglé « KSP » (Karenni State Police), assurent le maintien de l’ordre dans les zones contrôlées par la résistance. L’idée est née en août 2021, sous l’impulsion d’une quarantaine de policiers entrés en dissidence. La commissaire Mu Stella, ongles roses et nez fardé de thanaka, une pâte cosmétique jaune à base d’écorce d’arbre, reçoit devant un verre de thé brûlant. Des sièges de voiture font office de chaises. À seulement 29 ans, cette femme coquette dirige le poste de police numéro 8, dans le canton de Pekon (localisé dans l’État Shan, le canton est dorénavant rattaché, selon la résistance, à l’État Karenni). « Tout a changé depuis le coup d’État, assure l’ancienne fonctionnaire du commissariat de Demoso. La police birmane sous le contrôle des militaires était corrompue. Je me souviens avoir dû laisser filer certains suspects parce qu’ils avaient les bons contacts ou de la famille dans l’armée… C’est terminé. La police d’État karenni est différente, plus égalitaire : 35 % de nos agents sont des femmes. Je peux vous assurer que les militaires ne m’auraient jamais laissé devenir commissaire. »

Son principal problème : le minuscule budget alloué au commissariat. Le réseau téléphonique est coupé dans la majorité de l’État Karenni, et Mu Stella n’a pas les moyens d’offrir à ses agents un accès Starlink, l’Internet par satellite du milliardaire Elon Musk, le seul moyen pour communiquer dans la région. Elle doit aussi nourrir 45 policiers et la vingtaine de prisonniers qui végètent dans une cellule de bois et de barbelés. Ils sont détenus pour consommation ou trafic de drogue, violences intrafamiliales… Une jeune fille équipée d’un fusil d’assaut les surveille. La plupart sont déjà condamnés. « Les prisons sont pleines, alors nous sommes obligés de les garder ici, regrette Mu Stella. Certains attendent depuis déjà six ou sept mois. »

Balbutiements judiciaires

La justice avance à pas lents. Depuis sa création en janvier 2024, la Cour suprême n’a vu passer aucune affaire. Les tribunaux sont calmes. Les juges organisent les procès directement dans les commissariats, question de sécurité. « Tout le monde porte un fusil ici, et certains individus ont du mal à accepter leur condamnation », justifie le juge Saw Day en prenant le volant de son pick-up poussiéreux. Il quitte le tribunal du district de Demoso pour rejoindre un poste de police situé à une dizaine de kilomètres. Cet homme corpulent, âgé de 30 ans, a déjà vécu plusieurs vies. Journaliste puis avocat, il s’est battu contre la junte à la tête du bataillon 19 de la KNDF. Il a gardé l’œil sévère, les cheveux ras du soldat, mais pas la forme physique. La route s’arrête au pied d’une colline rocailleuse. Au sommet, des suspects l’attendent pour leur jugement. Précédé de ses assistants, le juge grimpe la colline en soufflant, plié en deux. En haut, une mauvaise surprise l’attend. Rien n’est prêt. La nouvelle de sa venue n’est pas arrivée jusqu’aux policiers. « Bon, faisons quelque chose, sinon nous serons venus pour rien », soupire Saw Day en enfilant sa longue robe noire.

Un prisonnier menotté s’avance. Ancien soldat de la junte, il risque dix ans de prison pour « intelligence avec l’ennemi ». L’homme veut s’asseoir, mais Saw Day le somme de rester debout. Il enchaîne : « Vous avez été arrêté en possession d’un uniforme, d’une radio et d’une arme à feu. Vous affirmez avoir quitté l’armée birmane, mais vous êtes soupçonné d’être en contact avec vos supérieurs et de leur livrer des informations. » Que dire de plus ? L’unique témoin, un policier, n’est même pas là. « Votre procès aura lieu plus tard », conclut le juge, se contentant de ce rappel des faits.

Cette justice embryonnaire contribue à empêcher les exécutions et les expéditions punitives. Depuis le début de la guerre, les meurtres de collaborateurs et de cadres de la junte sont légion, encouragés par certains membres de la résistance. La haine de l’armée birmane est très profonde. Saw Day lui-même a mis du temps à s’en débarrasser. « Pour moi, les prisonniers de guerre étaient tous des assassins, des types prêts à raser des villages, une bande de meurtriers… Je me disais : “Ces hommes méritent d’être tués.” Mais en tant que juge, je dois penser différemment, suivre des règles, une éthique. Je m’y suis habitué. » Il y a quatre mois, Saw Day s’est fait tatouer une balance sur l’avant-bras. Peut-être avait-il besoin d’une boussole, ou d’une preuve indélébile de sa bonne foi. L’ancien combattant jure qu’il a changé : « Je suis un homme de justice. »

1– Amnesty emploie le terme « Myanmar » depuis 2011 en s’alignant sur les désignations utilisées par les Nations unies, sur lesquelles se calent tous les pactes, conventions et traités auxquels l’organisation se réfère.

2– Selon Armed Conflict Location & Event Data Project (Acled), une ONG spécialisée dans la collecte de données.

Le Myanmar en 5 dates

 

1948

Indépendance de la Birmanie et fin de la colonisation britannique.

 

1962

Putsch du général Ne Win. L’armée prend le pouvoir en Birmanie.

 

1988

Révolte contre la dictature, violemment réprimée. Aung San Suu Kyi mène l’opposition à la junte.

 

2011

L’armée confie le pouvoir à un gouvernement quasi civil : c’est le début d’une « transition vers la démocratie ».

 

2021

Nouveau coup d’État militaire.

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