Pilier de la justice internationale, la compétence universelle permet à un État de juger les crimes les plus graves peu importe la nationalité de l’auteur, de la victime et le lieu où le crime a été commis. Ce mécanisme vise ainsi à lutter contre l’impunité des auteurs de crimes internationaux. Pourtant, en France, des “verrous” viennent limiter l’accès de la justice en matière de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide, permettant aux auteurs présumés de crimes les plus graves de se rendre impunément sur le territoire français. Nous appelons à lever ces obstacles afin que les victimes aient accès à la justice et que ces crimes ne restent pas impunis.
Un État juge traditionnellement les crimes qui sont commis sur son territoire. Mais s’agissant des crimes internationaux comme les crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou génocide, la compétence universelle s’applique. Grâce à ce mécanisme, les États peuvent et parfois doivent enquêter et poursuivre les auteurs présumés de ces crimes internationaux. Et ce, quelle que soit la nationalité de auteurs de crimes, le lieu où les crimes ont été commis et la nationalité des victimes.
Souvent perçu comme un mécanisme de dernier ressort, la compétence universelle intervient, dans la majorité des cas, lorsqu’aucune autre voie n’est ouverte aux victimes, que les accès à la justice sont paralysés pour des raisons d’absence de volonté ou de capacité du pays où les crimes ont été commis.
Depuis plusieurs mois, nous répertorions les dossiers - en cours mais aussi clôturés ou définitivement jugés - fondés sur la compétence universelle des juridictions françaises.
Cette cartographie comprend un peu plus de de 100 dossiers et se base exclusivement sur des sources ouvertes et dans le respect du secret de l’instruction et de la présomption d’innocence. Elle ne prétend pas à l’exhaustivité. Amnesty International France rappelle que toute personne est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.
La Cour pénale internationale (CPI) est la juridiction permanente qui a compétence pour poursuivre les individus présumés de crimes de guerre crimes contre l’humanité et génocide commis sur le territoire ou par le ressortissant d’un des 125 Etats ayant reconnu sa compétence. La CPI n’intervient que si l’état de la commission des faits ne peut pas ou ne veut pas poursuivre les crimes en question.
Ainsi, la CPI agit en complémentarité avec la compétence nationale des États. En effet, le Statut de Rome a mis en place un système qui repose sur la coopération et la complémentarité entre deux piliers : la Cour pénale internationale d’un côté, et de l’autre la compétence exercée par la justice des États parties.
La CPI n’a pas vocation à remplacer les systèmes pénaux nationaux : elle n’engage de poursuites que lorsque les États n’ont pas la volonté ou la capacité de le faire.
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En France, depuis 2011 la lutte contre les crimes de droit international repose sur des juridictions et des organes spécialisés dans la poursuite, l'instruction et le jugement des crimes contre l'humanité, crimes et délits de guerre et génocide : le Pôle crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre du Tribunal de grande instance (TGI) de Paris, la section AC5 du Parquet de Paris au sein du Parquet national antiterroriste (PNAT) et l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes de haine (OCLCH). Complémentaires dans la lutte contre l’impunité pour les crimes de droit international, ils participent à différents stades de la procédure au traitement de de contentieux extra-ordinaire.
En 2023, 97 enquêtes préliminaires et 80 informations judiciaires étaient en cours au sein du pôle spécialisé. Quant au PNAT, depuis sa création en 2019, il a traité de nombreux dossiers, menant à 229 jugements rendus par les juridictions correctionnelles et 83 procès aux assises, dont sept concernant des crimes de guerre et de génocide. Le nombre de procédures gérées par le PNAT est conséquent, avec 641 dossiers pour terrorisme et 183 pour crimes contre l’humanité, et de nombreux procès à venir.
Au 8 octobre 2024, les données officielles du PNAT révélaient les chiffres suivants concernant son activité et celle du pôle spécialisé :
Nombre d’enquêtes en cours : 164 dont 83 enquêtes préliminaires et 81 informations judiciaires.
Diversification des zones où des enquêtes sont ouvertes : à la création du pôle en 2012, la quasi-totalité des enquêtes suivies portaient sur le génocide des Tutsis au Rwanda. Aujourd’hui, les enquêtes couvrent une trentaine de zones géographiques. Le génocide des Tutsis au Rwanda concentre encore 38 procédures (enquêtes préliminaires et informations judiciaires confondues). La zone irako-syrienne porte sur 43 procédures.
Forte augmentation de l’activité de jugement : entre 2012 et 2021 – soit en 10 ans, quatre procès portant sur des crimes contre l’humanité se sont tenus concernant des individus impliqués dans le génocide des Tutsis au Rwanda (deux en première instance et deux en appel). Entre 2021 et 2024, neuf procès de ce type se seront tenus. L’année 2024 est à ce titre une année inédite avec en principe 4 procès au total (deux en première instance et deux en appel). Par ailleurs, depuis 2021, ces procès ont concerné pour six d’entre eux le génocide des Tutsis au Rwanda, d’autres portaient sur le Libéria et un autre sur des crimes par des hauts responsables des services de renseignements syriens. Plusieurs procès portant sur des crimes internationaux sont d’ores et déjà prévus en 2025.
Pour une compétence universelle unifiée
En France, l’exercice de la compétence universelle est soumis à quatre régimes qui diffèrent selon le crime poursuivi (crime de torture, crime contre l’humanité, etc.). Ces différents régimes d’application de la compétence universelle rendent le processus illisible et inégal.
Il est par exemple plus simple pour une victime de torture que pour une victime de crimes contre l’humanité de porter plainte en France. Cela instaure une hiérarchie des victimes qui ne reflète en rien le préjudice subi. Cette différenciation arbitraire engendre un accès à la justice inéquitable.
Le parcours du combattant des victimes de crimes internationaux :
Afin de rendre l’exercice de la compétence universelle plus clair et plus efficace, nous recommandons de supprimer les distinctions entre les régimes actuels et de prévoir un régime unique de compétence universelle basé sur la seule présence de l’auteur présumé sur le territoire français.
La France, un refuge pour les auteurs présumés de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide ?
Les auteurs présumés de certains crimes internationaux peuvent encore se rendre sur le territoire français sans être inquiétés. En cause, des « verrous » qui freinent l’application de la compétence universelle pour les crimes de guerre, crimes contre l’humanité et le crime de génocide.
En effet, pour que la compétence universelle soit appliquée en matière de torture ou de disparition forcée (lorsque ni l’auteur des crimes ni la victime ne sont français), la simple présence de l’auteur présumé du crime sur le territoire français est requise.
Cependant, pour les crimes de guerre, crimes contre l’humanité et les génocide, l’application de la compétence universelle est davantage contrainte. La poursuite d’auteurs présumés de ces crimes, sur la base de la compétence universelle, est fragilisée par trois verrous supplémentaires qui entravent son application :
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Quand la France a intégré dans le Code pénal la compétence universelle pour les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et les génocides, le législateur s’est empressé de la limiter.
Jeanne Sulzer, Responsable de la Commission Justice Internationale Amnesty International France
Depuis la réalisation de cette vidéo en 2015, un premier verrou de la compétence universelle a été supprimé. Le verrou de la double incrimination impliquait que les faits devaient être punissable à la fois dans le droit français et dans le droit de l’Etat où le crime a été commis.
Du fait de ces trois verrous, la France reste aujourd’hui un possible refuge pour les auteurs des crimes internationaux. Face à ce risque majeur, nous nous battons depuis des années aux côtés d’autres organisations de défense des droits humains pour faire lever ces obstacles à la compétence universelle.
Des changements législatifs nécessaires
Nous demandons :
La suppression des distinctions entre les régimes actuels de compétence universelle pour un régime unique de compétence universelle basé sur la seule présence de l’auteur présumé sur le territoire français.
Le retrait de l’exigence de résidence habituelle sur le territoire français de l’auteur des faits, alors que pour tous les autres crimes internationaux la simple présence suffit (voir art. 689-1 à 689-10 du CPP) (verrou 1)
La suppression du monopole des poursuites au parquet afin de permettre aux victimes des crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocides de se constituer partie civile (verrou 2)
La suppression totale de l’exigence d’assurance préalable de l’absence de poursuite diligentée par la Cour pénale internationale ou un État compétent (verrou 3)