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Turquie. La police et la gendarmerie commettent des abus dans la zone affectée par les tremblements de terre
Des responsables de l’application des lois déployés afin d’assurer le maintien de l’ordre dans la région de Turquie dévastée par les tremblements de terre du 6 février, ont frappé, torturé et soumis à d’autres formes de mauvais traitements des personnes qu’ils soupçonnaient de vol et de pillage, ont déclaré Amnesty International et Human Rights Watch mercredi 5 avril. Une personne est morte en détention après avoir été torturée. Dans plusieurs cas, des responsables de l’application des lois ne sont par ailleurs pas intervenus afin d’empêcher des individus d’agresser violemment d’autres personnes qu’ils soupçonnaient semble-t-il de crimes.
Si des vols et des pillages ont été signalés dans des logements et des magasins au lendemain du séisme, ce qui a représenté d’énormes difficultés sur le plan de la sécurité pour les responsables de l’application des lois, le droit international et le droit turc interdisent de faire subir des actes de torture et d’autres formes de mauvais traitements à des suspects, quelles que soient les circonstances. Le gouvernement turc affirme de longue date employer une politique de « tolérance zéro pour la torture ».
« Les signalements crédibles selon lesquels des policiers, des gendarmes et des soldats ont soumis des personnes qu’ils soupçonnaient d’une infraction à des passages à tabac prolongés et à des détentions arbitraires et non officielles en disent long sur les pratiques d’application des lois dans la région de la Turquie ayant été affectée par les tremblements de terre », a déclaré Hugh Williamson, directeur de la division Europe et Asie centrale à Human Rights Watch.
« Certains responsables de l’application des lois traitent l’état d’urgence décrété en relation avec cette catastrophe naturelle comme un permis de torturer, de maltraiter, voire de tuer en toute impunité. »
Certains responsables de l’application des lois traitent l’état d’urgence décrété en relation avec cette catastrophe naturelle comme un permis de torturer, de maltraiter, voire de tuer en toute impunité
Hugh Williamson, directeur de la division Europe et Asie centrale à Human Rights Watch
Amnesty International et Human Rights Watch ont recueilli les propos de 34 personnes et, lorsque cela était possible, examiné des séquences vidéo se rapportant à 13 cas de violences perpétrées par des policiers, des gendarmes — dans les zones rurales — ou des soldats déployés dans la zone, qui concernent 34 hommes victimes. Des chercheurs et chercheuses ont recueilli d’autres témoignages et visionné des vidéos montrant d’autres personnes se faire rouer de coups par les forces de sécurité, mais n’ont pas été en mesure de pleinement confirmer ces événements. Les personnes interviewées incluent 12 victimes de torture ou d’autres formes de mauvais traitements, deux personnes menacées d’une arme par des gendarmes, ainsi que des témoins et des avocats.
Si, dans quatre des cas recensés par les deux organisations, des particuliers prenant part aux opérations de secours après le séisme ont également frappé les victimes, les recherches menées se sont concentrées sur les abus commis par des représentants de l’État. À l’exception de trois cas, presque toutes ces affaires de torture et d’autres formes de mauvais traitements ont eu lieu dans la ville d’Antakya (département de Hatay). Dans quatre cas, les victimes étaient des réfugiés syriens et les attaques présentaient les signes d’une motivation xénophobe supplémentaire.
Tous ces événements se sont produits dans les 10 départements visés par l’état d’urgence, annoncé par le président Recep Tayyip Erdogan le 7 février et approuvé par le Parlement deux jours plus tard. L’état d’urgence décrété lors d’une catastrophe naturelle accorde au gouvernement des pouvoirs tels que celui d’émettre des décrets ordonnant l’utilisation de ressources publiques et privées – terrains, bâtiments, véhicules, carburant, fournitures médicales et nourriture – dans le cadre des efforts de sauvetage et de secours, le recours à l’armée dans un rôle d’assistance, le contrôle des heures d’ouverture des entreprises dans la région affectée, et la restriction des entrées dans la région.
Un Turc a déclaré qu’un gendarme l’a menacé, lui disant : « Il y a un état d’urgence, on vous tuera […] On vous tuera et on vous enterrera sous les décombres. » Un Syrien a déclaré qu’un commissaire, à qui il avait signalé qu’un policier lui avait donné un coup de poing au visage, lui a dit : « C’est l’état d’urgence ici. Même si ce policier vous tue, il n’aura pas de comptes à rendre. Personne ne pourrait rien lui dire. »
Le 17 mars, Amnesty International et Human Rights Watch ont écrit aux ministres turcs de l’Intérieur et de la Justice afin de partager les conclusions de leurs recherches, et de demander des renseignements sur les enquêtes ouvertes à la suite de plaintes déposées pour violences et de la circulation d’éléments de preuve vidéo sur les réseaux sociaux. Le 29 mars, la direction des droits humains du ministère de la Justice a répondu en son nom propre et au nom du ministère de l’Intérieur. Les deux ministères ont déclaré que le gouvernement turc applique des règles de tolérance zéro face aux actes de torture, et que les conclusions d’Amnesty International et de Human Rights Watch étaient « de vagues affirmations dénuées de bases factuelles ». Leur réponse n’a pas abordé le sujet des conclusions des deux organisations de défense des droits humains, ni les questions posées sur des cas spécifiques ou encore certaines pratiques en matière de maintien de l’ordre introduites en vertu de l’état d’urgence dans la région affectée par les séismes. La réponse conjointe des ministères s’est plutôt concentrée sur l’ampleur du tremblement de terre, la dévastation et les opérations de secours.
La plupart des victimes ont dit avoir été appréhendées par des groupes de policiers, de gendarmes ou de soldats alors qu’elles prenaient part à des opérations de recherche et de sauvetage dans des bâtiments détruits par les secousses, ou qu’elles traversaient certaines quartiers d’Antakya. Dans la majorité des cas, les victimes n’ont pas été placées en détention officielle, mais ont immédiatement été frappées ou forcées à se coucher au sol ou à s’agenouiller, parfois menottées, tandis qu’on les rouait de coups de pied, les giflait et les insultait de manière prolongée. Certaines ont été forcées à « avouer » des crimes. Seuls deux cas ont donné lieu à une enquête contre les victimes pour de prétendues infractions, ce qui fait sérieusement douter qu’elles aient réellement été soupçonnées d’avoir agi illégalement.
« Ma maison est en ruines, je vis sous une tente et par-dessus le marché la police m’a frappé et m’a pointé un pistolet contre la tête », a déclaré un homme. « Ils ont agi comme si nous étions au Far West. »
Une victime âgée de 19 ans a déclaré : « J’ai perdu toute notion du temps et j’ai eu l’impression que cela avait duré une heure et demie ou deux. Au début, trois personnes sont arrivées, puis un grand groupe de policiers sont venus et s’y sont mêlés, distribuant coups de poing et de pied. »
Certaines victimes ou leur famille ont porté plainte pour les violences auxquelles elles ont été soumises par des représentants de l’État dans six cas sur les 13 examinés. Un de ces hommes a signalé que lui-même et son frère ont subi des séances de torture prolongées en détention sous la garde de la gendarmerie, et que son frère a fini par s’effondrer et mourir en détention.
Dans les sept autres cas, des victimes ont affirmé qu’elles ne porteraient pas plainte, par peur des représailles et parce qu’elles pensaient que la probabilité qu’elles obtiennent justice était très faible. Plusieurs ont aussi déclaré que la mort de parents et d’ami·e·s lors du tremblement de terre, ainsi que les grands bouleversements causés par le séisme dans leur propre vie ont éclipsé les violences qu’elles ont subies aux mains de policiers et de gendarmes.
Les Syriens en particulier étaient les plus réticents à l’idée de porter plainte. Une femme travaillant comme traductrice pour des équipes étrangères de recherche et de sauvetage a déclaré : « La plupart des gendarmes traitaient les Syrien·ne·s comme des voleurs et se montraient très agressifs à leur égard. Ils n’acceptaient pas de Syriens dans les équipes de sauvetage et étaient furieux. »
La plupart des gendarmes traitaient les Syrien·ne·s comme des voleurs et se montraient très agressifs à leur égard
Une femme travaillant comme traductrice pour des équipes étrangères de recherche et de sauvetage
Un autre bénévole syrien ayant participé à des opérations de recherche et de sauvetage, qui a aidé plusieurs personnes syriennes et turques coincées sous les décombres, mais a été victime de violences de la part de gendarmes et de membres du public, a déclaré : « Je ne porterai pas plainte parce que je suis convaincu que rien ne va se passer. J’ai peur de sortir parce que des photos de ma voiture sont apparues sur les réseaux sociaux et que des vidéos de nous ont circulé […] Nous avons peur de nous faire agresser de nouveau. Je ne suis pas allé à l’hôpital et n’ai pas obtenu de rapport médical parce que je craignais qu’on me considère comme un pillard, et nous sommes syriens. »
Un témoin a décrit la scène suivante : « Trois jeunes de 20-25 ans qui avaient l’air d’ouvriers pauvres se faisaient frapper par des soldats qui les accusaient d’être des “pillards”, et les soldats encourageaient des passants qui regardaient la scène à se joindre au passage à tabac. » Une autre personne a dit avoir vu un soldat semble-t-il haut gradé s’adresser à la foule à Samandağ, près d’Antakya, depuis sa voiture et dire : « Quand vous attraperez des pillards, frappez-les autant que vous voudrez, donnez-leur ce qu’ils méritent mais ne les tuez pas, appelez-nous. »
Les autorités turques doivent mener dans les meilleurs délais des enquêtes administratives approfondies et impartiales sur tous les signalements provenant des zones touchées par les tremblements de terre selon lesquels des policiers, des gendarmes et des soldats ont torturé ou autrement maltraité des personnes, qu’ils les aient soupçonnées d’avoir commis des infractions ou non, ont déclaré Human Rights Watch et Amnesty International.
« Il n’est pas possible de balayer d’un revers de main les descriptions et images choquantes de violences gratuites perpétrées par des responsables de l’application des lois abusant de leur pouvoir, avec en toile de fond la pire catastrophe naturelle que le pays ait jamais connue », a déclaré Nils Muižnieks, directeur pour l’Europe à Amnesty International.
Il n’est pas possible de balayer d’un revers de main les descriptions et images choquantes de violences gratuites perpétrées par des responsables de l’application des lois abusant de leur pouvoir, avec en toile de fond la pire catastrophe naturelle que le pays ait jamais connue
Nils Muižnieks, directeur pour l’Europe à Amnesty International
« Toutes les victimes, notamment lorsqu’il s’agit de réfugié·e·s, ont droit à la justice et à des réparations pour les préjudices qu’elles ont subis. Les autorités doivent ouvrir des enquêtes pénales sans délai sur tous les actes de torture et autres formes de mauvais traitements attribués à la police, la gendarmerie et d’autres responsables de l’application des lois, et traduire les responsables présumés en justice. »
Conclusions et descriptions de cas
À la suite des tremblements de terre du 6 février, des personnalités politiques de la région ont proféré des menaces relatives aux vols ayant eu lieu dans les provinces touchées. Ümit Özdağ, chef du petit parti d’extrême droite « Parti de la victoire » (Zafer Partisi) a déclaré dans un tweet que la police et les soldats devraient se voir donner l’ordre d’ouvrir le feu sur les pillards. Le 10 février, le porte-parole du gouvernement Ömer Çelik s’est exprimé face aux médias alors qu’il rendait visite aux victimes des tremblements de terre hospitalisées : « Je vais le dire haut et fort, nous serons intransigeants. Nous mettons en garde ceux qui participent à des actes de pillage, qu’ils sachent qu’ils vivront dans la honte jusqu’à la fin de leur vie. »
Depuis le 10 février, des vidéos montrant des individus en uniforme de policier, de gendarme ou de militaire en train de frapper des personnes dans des endroits ressemblant aux zones touchées par les tremblements de terre ont commencé à circuler sur les réseaux sociaux. Plusieurs d’entre elles sont issues de canaux Telegram dont les noms font référence à des actes de pillages, souvent de façon péjorative, tels que « Les pilleurs-escrocs du tremblement de terre » (Deprem Yağmacıları Şerefsizler) ou « Enfoirés de pilleurs » (Yağmacı Piç Kuruları).
Le Laboratoire de preuves du programme Réaction aux crises d’Amnesty International a vérifié 10 vidéos montrant des actes de violence perpétrés par des individus portant, semble-t-il, des uniformes officiels des forces de sécurité. Quatre de ces vidéos montrent clairement les forces de sécurité officielles en train de frapper des personnes, celles-ci ayant parfois les mains attachées. Toutes les vidéos, disponibles en ligne et largement diffusées, montrent des actes de violence ouvertement commis par les forces de sécurité et elles méritent d’être étudiées plus en détail.
Amnesty International a également utilisé des vidéos pour confirmer la localisation de deux cas de violence. Lors de ces incidents, des personnes portant des gilets réservés aux bénévoles participant aux opérations de secours ont pris part à une attaque sous les yeux de membres de la police et de la gendarmerie. Dans au moins quatre des cas documentés, des preuves photo et vidéo ont corroboré le témoignage des victimes et des témoins interrogés par les organisations.
Le cas d’Ahmet et Sabri Güreşçi
Dans un des cas examinés, des éléments démontraient la perpétration de terribles actes de torture par des membres de la gendarmerie à l’encontre de deux frères, Sabri et Ahmet Güreşçi, respectivement âgés de 37 et de 27 ans. Ces sévices ont conduit au décès d’Ahmet en détention. Aucun extrait vidéo n’a pu être retrouvé, bien que selon Sabri Güreşçi, les gendarmes aient filmé le moment où ils les avaient roués de coups.
Lors d’un entretien avec notre équipe de recherche et dans une plainte officielle déposée auprès de la police le 13 février, Sabri Güreşçi a affirmé que le 11 février, des gendarmes l’avaient arrêté avec son frère Ahmet à leur domicile dans le quartier de Büyükburç, dans le district Altınözü de la province d’Hatay, pour des soupçons de pillage et d’autres infractions.
Selon Sabri Güreşçi et son épouse, dès leur arrivée, les gendarmes ont tiré à quatre ou cinq reprises vers le ciel, malgré l’absence de résistance de sa part et de celle de son frère. Après avoir placé les deux frères dans un véhicule, une quinzaine de gendarmes les ont frappés à la tête, sur les bras et sur les jambes avec des matraques, les ont giflés et frappés à coups de poing et ont proféré insultes et menaces à leur encontre. Ces pratiques se sont poursuivies jusqu’à leur arrivée à la gendarmerie d’Altınözü.
Contrairement aux dispositions légales applicables, les frères n’ont pas bénéficié d’un examen médical avant d’être emmenés à la gendarmerie. Ils ont été placés dans un lieu qui ressemblait à un espace de stockage au lieu d’une cellule. Dans cette pièce, une dizaine de gendarmes les ont aspergés d’eau, les ont frappés de manière prolongée, les ont déshabillés, leur ont écrasé les testicules et ont tenté de les soumettre à un viol anal au moyen de matraques.
Selon Sabri Güreşçi, les gendarmes leur auraient dit : « Il y a un état d’urgence, on vous tuera […] On vous tuera et on vous enterrera sous les décombres […] On dira que c’est la foule qui vous a lynchés. » Sabri a expliqué qu’après cela, Ahmet a perdu connaissance et a vomi du sang. Il a alors été transféré à l’hôpital où son décès a été constaté.
Une autopsie effectuée le 12 février en présence du procureur a révélé une lésion cérébrale pouvant avoir constitué la cause du décès et de nombreux hématomes répartis sur son corps. Les conclusions de l’évaluation complète du rapport d’autopsie par l’institut médico-légal visant à déterminer la cause exacte du décès n’ont pas encore été communiquées.
Un rapport médical concernant Sabri Güreşçi effectué par la suite a constaté la présence de nombreuses abrasions et lésions ainsi que d’hématomes étendus au niveau de ses épaules, de son dos, de ses fesses et de ses membres, ainsi qu’une fracture du pouce. Ces conclusions corroborent son témoignage faisant état de multiples coups de pied et de matraque infligés par les gendarmes. Le parquet d’Altinözu a ouvert une enquête (dossier n° 2023/302) et a demandé l’application d’une ordonnance de confidentialité couvrant toute la durée des investigations. Cette requête a été accordée par un tribunal.
Sabri a été libéré. Il est soumis à une interdiction de voyager dans l’attente des conclusions de l’enquête pénale le concernant. Trois officiers de gendarmerie auraient été suspendus dans l’attente des conclusions de l’enquête. Sabri Güreşçi a déclaré avoir pu identifier neuf des officiers qui avaient joué un rôle actif dans les actes de torture infligés à son frère et à lui, lesquels ont conduit à la mort de son frère.
Le cas de cinq hommes kurdes de Diyarbakır
Des allégations très sérieuses d’actes de torture commis par des membres de la gendarmerie et de la police d’Adıyaman ont également été signalées au bureau du procureur de Diyarbakır le 14 février par des avocats représentant R.T., İ.T., E.T., Y.A. et A.T., cinq jeunes hommes kurdes de Diyarbakır. Ils étaient un groupe de sept à s’être rendus à Adıyaman pour proposer leur aide dans les opérations de recherche et de sauvetage le 11 février. Comme pour certains autres cas, Human Rights Watch et Amnesty International se réfèrent à ces personnes par des initiales afin de protéger leur anonymat, à leur demande.
Dans la plainte qu’ils ont déposée auprès du procureur, ces hommes ont déclaré que des gendarmes leur ont fait quitter le site d’un immeuble effondré où une opération de sauvetage était en cours sans leur donner d’explication. Ils les ont conduits à proximité dans une tente occupée par des gendarmes et des policiers, qui les ont accusés de pillage et de vol. Quatre ou cinq gendarmes et un officier de police, ainsi que plusieurs personnes en civil, les ont frappés.
Environ une heure plus tard, on les a conduits dans un commissariat de police dans un minibus blanc avec deux des gendarmes. L’un d’entre eux a dit : « Si un seul d’entre eux bouge, faites-leur sauter la cervelle. » Au commissariat, vers 22 heures, d’après les témoignages des hommes, une trentaine de policiers les ont giflés et frappés à coups de poing et de pied. Ils ont porté les coups avec leurs mains, leurs pieds, des matraques et des bâtons. Certains officiers de police auraient semble-t-il filmé ces tortures avec leurs téléphones. Ensuite, les policiers ont saisi leurs téléphones, leurs pièces d’identité, leurs portefeuilles et leurs vêtements, les laissant en sous-vêtements.
Ils ont alors été contraints de monter dans le même minibus blanc sans être autorisés à s’asseoir. Ils ont donc dû se serrer entre les sièges. Tandis que le véhicule roulait, les officiers de police les ont forcés à produire de faux aveux de pillage et à dire « nous sommes des voleurs et des fils de pute », déclarations que les officiers de police ont enregistrées avec leurs téléphones. Ils ont été frappés et ont subi des insultes et des menaces de mort sur tout le trajet.
Vers minuit, on les a fait sortir de force du minibus dans une zone déserte située à près de 10 kilomètres de la ville. Par des températures négatives, les policiers ont aspergé d’eau les hommes dénudés et les ont forcés à ramper sur le sol. Après leur avoir rendu leurs pièces d’identité, les policiers les ont laissés sur place. Un des homme avait réussi à dissimuler un téléphone dans ses sous-vêtements. Il a alors pu appeler à l’aide.
Amnesty International et Human Rights Watch ont examiné la plainte pénale et se sont entretenus avec R.T., qui a confirmé les détails. Les organisations ont visionné une vidéo publiée sur les réseaux sociaux montrant les hommes lorsqu’ils ont été secourus et elles se sont entretenues avec un journaliste qui a été parmi les premiers à s’entretenir avec eux à Adıyaman, dans le lieu où ils ont été conduits lorsque leur calvaire a pris fin. Un des hommes a été hospitalisé après l’incident. Il souffrait d’une blessure grave à l’œil.
Le cas de R.A. et de plusieurs membres de sa famille
R.A., 51 ans, a déclaré que le 18 février, des officiers des opérations spéciales de la police s’étaient présentés au domicile de son cousin à Iskenderun où il séjournait avec sa famille, son logement ayant été endommagé par le séisme.
« Un officier des opérations spéciales de la police en tenue de camouflage, portant un masque et un bouclier, a pointé une arme sur moi et m’a ordonné de m’étendre sur le sol. En un rien de temps, mon fils, mon cousin, ses trois fils et moi étions tous couchés sur le sol. Ils nous ont alors battus très violemment. Ils nous ont roués de coups de pied, de poing et de matraque. Tandis qu’ils nous frappaient, ils nous disaient : “Vous êtes des voleurs. Vous avez volé !” Ils ont fouillé la maison, cassant toutes les portes et détruisant nos affaires. »
R.A. et son fils, ainsi que son cousin A.Y. et ses trois fils ont été menottés et emmenés dans un fourgon de police. R.A. a affirmé que les policiers ont continué de les frapper pendant leur transfert au commissariat de police de Denizciler à Iskenderun. Il a ajouté qu’un officier de police en uniforme « [m’]a dit qu’il était de Yozgat, il m’a amené dans une zone hors du champ des caméras et m’a roué de coups à part, tandis que d’autres officiers le regardaient sans chercher à l’arrêter. Ils m’ont cassé des dents et des côtes, j’ai des hématomes aux yeux et partout sur le corps ». Le fait que le policier ait mentionné être originaire de Yogzat peut être compris comme une référence raciste liée au fait que R.A. est kurde. En effet, certain·es habitant·es de Yozgat s’enorgueillissent d’être des nationalistes turcs.
R.A. a expliqué que son cousin, A.Y., tient un magasin de téléphonie et d’équipements électroniques à Iskenderun et qu’avec l’aide de ses fils, il avait retiré tous les produits du magasin pour des raisons de sécurité. Un commerçant du même bazar a signalé à la police que des produits électroniques avaient été volés dans son magasin et il a déclaré qu’A.Y. et ses fils pouvaient être les auteurs de ce vol étant donné qu’ils avaient été aperçus dans la zone. C’est la raison qui a poussé les policiers à se rendre au domicile d’A.Y. Les policiers ont également arrêté trois hommes syriens qui travaillaient dans le même bazar et qui résidaient également dans la maison. R.A. a été libéré et il est soumis à un contrôle judiciaire dans l’attente des conclusions de l’enquête pénale.
Le cas d’Ömer Türkmen et de ses neveux
Ömer Türkmen, 37 ans, a déclaré que le 24 février, des officiers des opérations spéciales de la police l’ont attaqué ainsi que ses deux neveux, Nizam Doğan, 20 ans, et Mehmet Ali Doğan, 18 ans, devant son domicile dans le quartier de Saraykent à Antakya. Son domicile avait subi des dégâts lors du tremblement de terre et les trois hommes revenaient sur les lieux. Un officier de police a contrôlé son identité, l’accusant d’être un voleur ayant un casier judiciaire et il l’a mis à terre d’un coup de poing au côté gauche de son visage, sous l’arcade sourcilière. L’officier l’a alors frappé à la tête avec la crosse de son fusil et il a pointé son arme sur lui en lui disant : « Je vais te tuer ici. » D’autres officiers de police l’ont aussi frappé à coups de pied dans le ventre tandis qu’il était au sol.
Les officiers de police ont également frappé ses neveux qui avaient tenté de lui venir en aide. Une demi-heure plus tard, lorsqu’un commissaire et d’autres officiers sont arrivés à bord d’un véhicule, Ömer Türkmen a expliqué qu’il s’agissait de son domicile. Le commissaire a déclaré qu’il n’y avait pas lieu de prolonger l’affaire et que l’incident était clos. Bien qu’il ait présenté des excuses à Ömer Türkmen, il a également déclaré : « Si j’avais été là, vous auriez fini dans un état bien pire. »
Le 25 février, Ömer Türkmen a obtenu un rapport médical établi à l’hôpital faisant état de ses blessures et le même jour, il a déposé une plainte dans une tente de la police installée dans les jardins du bureau du gouverneur du district d’Antakya.
Le cas de M.G. et de C.T.
Sur les 13 cas documentés, 10 concernaient des policiers et des gendarmes ayant infligé des coups et d’autres mauvais traitements à des personnes en dehors d’un lieu de détention officiel et sans produire de trace écrite de l’arrestation ou de la détention de facto de la personne concernée.
Le 10 février, des officiers de police ont roué de coups M.G. et son ami C.T., tous deux âgés de 19 ans et originaires d’Antakya. M.G. a expliqué qu’ils avaient été passés à tabac dans le quartier d’Armutlu alors qu’ils venaient de partir en pause tandis qu’ils participaient aux opérations de sauvetage menées sur le site d’un immeuble. La tante et le cousin de C.T. se trouvaient bloqués sous les décombres de ce bâtiment. Les deux jeunes hommes s’étaient rendus dans un immeuble voisin pour utiliser les toilettes après avoir demandé à un gendarme où ils pouvaient trouver ce type d’installations. M.G. a déclaré que des policiers les avaient suivis dans l’immeuble :
Ils ne nous ont pas laissé le temps de nous expliquer et ont refusé de nous écouter. Ils ont immédiatement commencé à nous frapper. J’ai pensé qu’ils allaient arrêter quand nous sommes sortis du bâtiment mais ce n’était que le début
M.G. a expliqué que les policiers l’avaient tout d’abord trainé de force en dehors du bâtiment. Plusieurs personnes, dont des policiers et des gendarmes, l’avaient alors attaqué :
« Un grand groupe s’est formé. Tous me frappaient à coups de poing et de pied. J’ai perdu toute notion du temps et j’ai eu l’impression que cela avait duré une heure et demie ou deux heures. On nous a emmenés dans trois lieux différents, dans des véhicules distincts. Des officiers de police nous ont passé les menottes aux poignets derrière le dos. Nous ne pouvions pas nous défendre et on nous a forcés à nous étendre face contre terre. Nous ne pouvions pas parler tandis qu’ils nous insultaient et riaient de nous. L’un d’eux a dit qu’il allait passer son stress sur nous. Il disait des choses du type « c’est Dieu qui vous a conduits jusqu’à nous ». Quand nous avons enfin pu leur demander d’appeler la tante de C. et qu’ils l’ont fait, ils ont compris que nous n’étions pas des pillards. Ils nous ont laissé partir ».
M.G. et C.T. ont fait constater leurs blessures par un médecin. Le 12 février, ils ont déposé une plainte auprès de la police et du bureau du procureur d’Ürgüp, dans la province de Nevşehir, où ils sont partis résider avec des proches après les faits.
Le Laboratoire de preuves du programme Réaction aux crises d’Amnesty International a également vérifié et analysé une vidéo de 32 secondes montrant les deux jeunes hommes en train d’être battus. Cette séquence a circulé sur quatre canaux Telegram le 12 février. C.T. a confirmé que M.G. et lui-même étaient bien les deux hommes y apparaissant. La séquence montre l’entrée d’un immeuble d’où M.G. sort escorté d’officiers de police. Un groupe de personnes habillées en civil l’attaquent. Des policiers participent aux violences et des gendarmes sont présents sur la scène. On aperçoit C.T. sur le seuil de l’immeuble mais il retourne à l’intérieur lorsque le passage à tabac débute.
On peut entendre un homme en arrière-plan dire : « Viens, sors de là. Viens te faire tabasser, ça te remettra les idées en place. OK, pétez-lui la tête et la bouche ». Environ neuf personnes apparaissent dans la vidéo en plus des deux victimes. Deux portent des uniformes de la gendarmerie. Un homme porte un gilet vert clair d’une entreprise du bâtiment. Un autre homme à côté tient une barre qui semble faite de métal et il apparaît prêt à frapper M.G. Une voix en arrière-plan met en garde l’homme à la barre en métal : « Pas avec du métal. »
Lorsque les coups s’intensifient, deux autres hommes en tenue de camouflage apparaissent. Ils essaient de mettre fin au passage à tabac avec les deux autres gendarmes. L’homme qui filme dit : « T’es un pillard, hein ? Tabassez ce pédé. Les gens doivent gérer les conséquences du tremblement de terre et voilà ce que tu fais, toi. » Vers la fin de la vidéo, deux officiers de police en uniforme et un autre homme en tenue de camouflage apparaissent. C.T. a confirmé que M.G. était le premier à avoir quitté le bâtiment et qu’il avait été passé à tabac, tandis que les officiers de police à l’intérieur du bâtiment retenaient C.T.
Tortures et autres formes de mauvais traitements infligés à des personne réfugiées syriennes qui se rendaient à Antakya
L’équipe de recherche s’est entretenue avec sept réfugiés syriens de villes et de provinces voisines qui s’étaient rendus à Antakya pour participer aux opérations de recherche et de sauvetage mises en place à la suite du tremblement de terre afin de sauver des décombres des proches, des ami·es ou des personnes qu’ils ne connaissaient pas. Toutes les personnes interrogées ont déclaré que les policiers, les gendarmes et les soldats les avaient maltraités, leur donnant des ordres de manière brutale, les « interpellant régulièrement de manière haineuse : “Syrien, fais ceci ; Syrien, fais cela !” », H., un homme de 48 ans a ainsi décrit l’expérience humiliante des agressions verbales subies lors de contrôles d’identité.
À leur arrivée à Antakya, trois hommes, A., L. et H. ont fait l’objet de fouilles. Ils ont expliqué que les gendarmes avaient vidé leurs petits sacs à dos dans la rue « parce que nous étions syriens ». À d’autres moments, on les a traités de « traitres, voleurs », et les agressions verbales se sont transformées en violences physiques et en coups.
U., 28 ans, a déclaré qu’il avait rejoint Antakya depuis la ville voisine de Reyhanlı avec un groupe de 11 amis pour participer aux opérations de recherche et de sauvetage le jour des tremblements de terre. Le 11 février, ils sont retournés à Reyhanlı avec deux corps extraits des décombres. L’un d’eux était celui d’un homme originaire du même village qu’U. dans la province d’Idlib. Ils transportaient également le vélo électrique d’un autre homme qui leur avait demandé de le lui rapporter. Ils se sont arrêtés à Antakya pour manger une soupe. U. a expliqué qu’un groupe de citoyens et de gendarmes les avaient accusés de vol et avaient commencé à les frapper. Plusieurs ont réussi à s’enfuir mais au moins six ont été passés à tabac :
« Des gens nous ont encerclés et ils nous ont attaqués. Ils portaient des gilets, il s’agissait de civils participant aux opérations de sauvetage. Ils nous ont accusés d’avoir volé les corps et un vélo dans le camion pick-up. Les gendarmes qui étaient là ont tiré en l’air. Nous leur avons expliqué que nous transportions les corps dans la voiture mais ils ont pointé leurs kalachnikov sur nous, nous ont roués de coups, puis un autre groupe de soldats est arrivé et on nous a passé les menottes. »
Nous leur avons expliqué que nous transportions les corps dans la voiture mais ils ont pointé leurs kalachnikov sur nous, nous ont roués de coups, puis un autre groupe de soldats est arrivé et on nous a passé les menottes
Les hommes ont été emmenés dans un lieu proche du centre commercial Prime Mall d’Antakya. Ils ont été contraints de remettre leurs téléphones et de communiquer leurs codes PIN pour prouver que les appareils leur appartenaient. Les homme ont subi des blessures au visage et des hématomes mais aucun n’a souhaité porter plainte de crainte que les gendarmes ne soient jamais amenés à rendre des comptes et qu’ils les soumettent à des représailles. L’équipe de recherche a examiné et vérifié une vidéo diffusée sur au moins quatre canaux Telegram montrant l’attaque à l’encontre de ces hommes.
Recommandations
Les autorités turques doivent :
- mener sans délai des enquêtes indépendantes et impartiales sur toutes les allégations de torture ou d’autres mauvais traitements perpétrés par la police, la gendarmerie et le personnel militaire dans la région touchée par les tremblements de terre ;
- mener des enquêtes exhaustives sur les comportements xénophobes ou à caractère raciste, et notamment les menaces verbales et les attaques physiques, de membres des forces de l’ordre envers des personnes de nationalité syrienne ou autre ;
- veiller à ce que toutes les victimes aient accès à des réparations pour les préjudices subis, conformément à leurs droits et aux obligations de la Turquie en vertu du droit international ;
- examiner toutes les séquences vidéo montrant ces incidents disponibles sur les réseaux sociaux, y compris les canaux Telegram, pour identifier les membres des forces de sécurité directement impliqués dans des actes de torture ou autres mauvais traitements, et ceux qui se sont abstenus d’empêcher des personnes de chercher à faire justice par elles-mêmes en commettant impunément des actes de violence ou qui ne sont pas intervenus à cette occasion ;
- procéder à un examen complet visant à déterminer si dans les ordres transmis à leurs subalternes, des officiers de police, des gendarmes et des militaires de haut rang ont indiqué que la torture et les autres formes de mauvais traitements étaient rendus légitimes par l’instauration d’un état d’urgence ;
- procéder à un examen complet du maintien de l’ordre dans la région soumise à un état d’urgence pour mettre fin aux abus flagrants des pouvoirs de police et assurer la sécurité de la population ; il s’agit notamment de veiller au respect strict en toutes circonstances des méthodes légales d’arrestation, de détention, et de traitement des criminels présumés ainsi qu’au plein respect de l’obligation de garantir que les personnes détenues bénéficient d’un examen médical et de traduire ces personnes rapidement devant les procureurs et les juges.
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