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Viêt-Nam. Des géants de la technologie complices de la répression exercée à grande échelle
- Facebook participe à la censure de contenus dans tout le pays
- Le Viêt-Nam a emprisonné un nombre record de prisonnières et prisonniers d’opinion, et 40 % d’entre eux ont été incarcérés pour avoir utilisé les réseaux sociaux
- Le harcèlement cautionné par l’État est omniprésent sur Facebook et YouTube
Les géants de la technologie Facebook et YouTube se permettent de devenir les instruments de la censure et du harcèlement exercés par les autorités vietnamiennes contre la population dans le pays, et cela ouvre des perspectives très inquiétantes quant à la façon dont ces entreprises risquent de plus en plus d’agir dans les pays répressifs, révèle Amnesty International dans un nouveau rapport rendu public le 1er décembre.
Ce rapport de 78 pages, intitulé "Let us Breathe!”: Censorship and criminalization of online expression in Viet Nam, présente des informations détaillées sur la répression systématique de l’expression pacifique d’opinions en ligne au Viêt-Nam. Cela se traduit notamment par le « géo-blocage » généralisé de contenus considérés comme dénigrant les autorités, et des groupes affiliés au gouvernement organisent des campagnes très élaborées sur ces plateformes pour harceler les utilisateurs et utilisatrices afin de leur faire peur et de les museler.
Le rapport est basé sur plusieurs dizaines d’entretiens réalisés avec des militant·e·s et des défenseur·e·s des droits humains, notamment d’anciens prisonnières et prisonniers d’opinion, des avocats, des journalistes et des écrivains, en plus des informations fournies par Facebook et Google Il révèle également que le Viêt-Nam détient actuellement 170 prisonnières et prisonniers d’opinion, 69 d’entre eux étant incarcérés uniquement en raison de leurs activités sur les réseaux sociaux. Cela représente une forte augmentation par rapport au nombre de prisonnières et prisonniers d’opinion évalué par Amnesty International en 2018.
« Au cours de la dernière décennie, le droit à la liberté d'expression s’est épanoui sur Facebook et YouTube au Viêt-Nam. Mais récemment, les autorités ont commencé à considérer l’expression pacifique d’opinions en ligne comme une très grave menace pour le régime, a déclaré Ming Yu Hah, directrice régionale adjointe pour le travail de campagne.
« Ces plateformes sont à présent devenues le terrain de chasse des censeurs, des cyberunités militaires et des trolls cautionnés par l’État. Et ces plateformes elles-mêmes ne se contentent pas de laisser faire : elles sont de plus en plus complices de ces pratiques. »
En 2018, le chiffre d’affaires dégagé par Facebook au Viêt-Nam a approché le milliard de dollars des États-Unis, ce qui représente presque un tiers de la totalité du chiffre d’affaires réalisé par cette entreprise en Asie du Sud-Est. Google, qui détient YouTube, a engrangé 475 millions de dollars de recettes au Viêt-Nam au cours de la même période, provenant principalement de la publicité sur YouTube. Ces énormes recettes mettent en évidence l’importance que représente pour Facebook et Google le maintien de l’accès au marché vietnamien.
« Facebook est de loin la plateforme la plus populaire et la plus lucrative au Viêt-Nam. Les entreprises ont la responsabilité de respecter les droits humains quel que soit l’endroit où elles mènent leurs activités, et le Viêt-Nam ne fait pas exception à la règle. Cette entreprise pourrait faire beaucoup plus pour résister à l’odieuse répression exercée par les autorités vietnamiennes, a déclaré Ming Yu Hah. Pour des millions de cybercitoyen·ne·s vietnamiens, Facebook a représenté un immense espoir, car ils pensaient que cette plateforme allait les aider à bâtir une société libre et ouverte – ce dont elle a toujours la capacité. »
« Au lieu de chercher à transformer ces plateformes en armes de répression, les autorités vietnamiennes devraient cesser de sanctionner les personnes qui n’ont fait qu’exercer leur droit à la liberté d'expression. Toutes les personnes au Viêt-Nam, quelles que soient leurs opinions politiques, ont le droit de participer à la vie publique, que ce soit en ligne ou hors ligne. »
Facebook et YouTube cèdent de plus en plus à la pression exercée par les autorités vietnamiennes
En avril 2020, Facebook a annoncé avoir accepté d’« accroître notablement » le respect des demandes du gouvernement vietnamien visant à censurer les publications « hostiles à l’État ». L’entreprise a justifié ce changement de politique en affirmant que les autorités vietnamiennes ralentissaient délibérément le trafic vers cette plateforme à titre d’avertissement à son égard.
Le mois dernier, le dernier Rapport de transparence en date de Facebook – le premier depuis qu’elle a révélé sa politique de respect accru des exigences des autorités vietnamiennes en matière de censure – a fait état d’une augmentation de 983 %, par rapport à la dernière période examinée, des restrictions ciblant des contenus basées sur la législation du pays, les chiffres étant passés de 77 à 834.
Parallèlement à cela, YouTube a toujours été bien considéré par les censeurs vietnamiens en raison de son taux relativement élevé de conformité avec les exigences liées à la censure.
Des médias étatiques ont indiqué que le ministre de l’Information, Nguyen Manh Hung, a déclaré en octobre que le respect des consignes pour le retrait « des mauvaises informations, de la propagande contre le parti et contre l’État » était plus élevé que jamais, Facebook et Google se conformant à 95 % et à 90 % respectivement aux demandes de censure.
Disparition de contenus à mesure que les plateformes cèdent aux lois répressives
Les dizaines de témoignages et de preuves réunis par Amnesty International et exposés dans le rapport montrent comment s’opère dans la pratique, au Viêt-Nam, la censure croissante des contenus par Facebook et YouTube.
Dans certains cas, le contenu est censuré au titre de dispositions de la législation vietnamienne formulées en termes vagues, notamment pour « usage abusif des libertés démocratiques », infraction prévue par le Code pénal du pays. Amnesty International considère que ces dispositions de la législation ne sont pas conformes aux obligations qui incombent au Viêt-Nam au titre du droit international relatif aux droits humains. Facebook procède alors au « géo-blocage » des contenus, ce qui signifie qu’ils deviennent invisibles pour toute personne qui utilise la plateforme au Viêt-Nam.
Nguyen Van Trang, militant pour la démocratie qui demande à présent l’asile en Thaïlande, a dit à Amnesty International qu’en mai 2020, Facebook l’a averti que l’une de ses publications avait été modérée en raison de « restrictions juridiques locales ». Depuis, Facebook a bloqué tous les contenus qu’il a essayé de publier qui contenaient les noms de hauts responsables du Parti communiste.
« Je ne fais plus confiance à Facebook, et je ne publie donc plus grand-chose, a expliqué Nguyen Van Trang à Amnesty International. Imaginez : vous mettez des années et des années à faire grandir votre compte Facebook, en publiant et en écrivant au sujet de votre passion pour la démocratie, et tout d’un coup, en un seul geste facile, Facebook efface tout le travail accompli depuis des années. »
Nguyen Van Trang a subi des restrictions similaires sur YouTube, qui, contrairement à Facebook, lui a donné la possibilité de contester ces restrictions. Certains recours ont abouti, et d’autres non, sans que YouTube fournisse quelque explication que ce soit.
Des contenus supprimés sans notification
Truong Chau Huu Danh est un journaliste free-lance bien connu qui est suivi par 150 000 personnes et qui a un compte Facebook vérifié. Il a expliqué à Amnesty International qu’entre le 26 mars et le 8 mai 2020, il a publié plusieurs centaines de contenus au sujet d’une interdiction des exportations de riz et du cas très médiatisé du condamné à mort Ho Duy Hai. En juin, il a réalisé que ces billets avaient tous disparu, sans que Facebook l’en ait averti.
D’autres personnes utilisant Facebook interrogées par Amnesty International ont fait état de faits similaires, en particulier quand elles ont voulu publier des billets au sujet d’un conflit foncier très médiatisé qui, dans le village de Dong Tam, a opposé des villageois à l’entreprise de télécommunications Viettel, détenue par l’armée. Ce conflit a culminé avec un affrontement en janvier 2020 entre des villageois et les forces de sécurité, au cours duquel le chef du village et trois policiers ont été tués.
À la suite de l’annonce par Facebook de sa nouvelle politique, en avril 2020, les militants des droits fonciers Trinh Ba Phuong et Trinh Ba Tu ont signalé que tous les contenus qu’ils avaient diffusés au sujet de l’affaire Dong Tam avaient disparu de leur journal, sans qu’ils l’aient su et sans aucune notification.
Le 24 juin 2020, les deux hommes ont été arrêtés et inculpés de « fabrication, conservation, diffusion ou propagation d’informations, de documents et d’articles contre la République socialiste du Viêt-Nam » au titre de l’article 117 du Code pénal, après qu’ils eurent publié de nombreuses informations au sujet de l’affaire Dong Tam. Ils sont actuellement en détention. Leurs comptes Facebook ont disparu depuis leur arrestation dans des circonstances indéterminées. Amnesty International considère Trinh Ba Phuong et Trinh Ba Tu comme des prisonniers d’opinion.
Des personnes emprisonnées, harcelées et attaquées en raison de l’utilisation qu’elles ont faite des réseaux sociaux
La campagne de répression menée par les autorités vietnamiennes se traduit souvent par le harcèlement, l’intimidation, l’inculpation et l’emprisonnement de personnes en raison de l’utilisation qu’elles ont faite des réseaux sociaux.
On dénombre actuellement 170 prisonnières et prisonniers d’opinion au Viêt-Nam, ce chiffre étant le plus élevé jamais enregistré dans le pays par Amnesty International. Près de deux de ces personnes sur cinq (40 %) ont été emprisonnées en raison de leurs activités pacifiques sur les réseaux sociaux.
Vingt-et-une des 27 personnes emprisonnées en 2020 pour délit d’opinion, soit 78 % d’entre elles, ont été poursuivies en justice en raison de leurs activités pacifiques en ligne, au titre des articles 117 ou 331 du Code pénal – c’est sur ces dispositions répressives que sont souvent basées les « restrictions juridiques locales » appliquées par Facebook et YouTube.
Figurent au nombre des « infractions » que ces personnes ont prétendument commises le fait d’avoir critiqué de façon pacifique sur Facebook les mesures prises par les autorités pour faire face à la pandémie de COVID-19, et la diffusion en ligne d’informations indépendantes sur les droits humains.
« Pour chaque prisonnière ou prisonnier d’opinion qui se trouve derrière les barreaux, il existe d’innombrables personnes au Viêt-Nam qui observent ces mesures de répression et d’intimidation et qui sont, de façon bien compréhensible, trop terrifiées pour oser exprimer leurs opinions », a déclaré Ming Yu Hah.
Amnesty International a ces dernières années rassemblé des informations sur plusieurs dizaines de cas où des défenseur·e·s des droits humains ont reçu des messages visant à les harceler et à les intimider, y compris des menaces de mort. Ces campagnes de harcèlement systématiques et organisées portent invariablement la marque de groupes soutenus par les autorités, tels que Du Luan Vien (les « faiseurs d'opinion ») ; il s’agit de personnes recrutées par le ministère de la Propagande du Parti communiste vietnamien, qui les dirige et leur fait mener en ligne une guerre psychologique.
Les activités des Du Luan Vien s’ajoutent à celles de « Force 47 », une cyberunité militaire composée de quelque 10 000 membres des forces de sécurité qui ont pour mission de « combattre les opinions fausses et les informations déformées sur Internet ».
« Force 47 » et les groupes tels que les Du Luan Vien agissent de manière opaque, mais l’on sait qu’ils mènent des campagnes massives de signalement des contenus liés aux droits humains, qui aboutissent souvent à la suppression de ces contenus et à la suspension de comptes par Facebook et YouTube.
De plus, l’enquête menée par Amnesty International a mis en évidence de multiples cas de blogueurs et blogueuses et d’utilisateurs et utilisatrices des réseaux sociaux qui, en raison de leurs billets, ont été attaqués physiquement par la police ou des personnes en civil, qui agissent apparemment avec l'assentiment des pouvoirs publics et qui n’ont quasiment pas à rendre de comptes pour ces actes.
Mettre fin à la complicité
Les autorités vietnamiennes doivent cesser de réprimer la liberté d'expression en ligne. Amnesty International demande que tous les prisonniers et prisonnières d’opinion au Viêt-Nam soient libérés immédiatement et sans condition, et que les lois répressives qui musèlent la liberté d'expression soient modifiées.
Les entreprises – notamment Facebook et Google – sont tenues de respecter tous les droits humains, quel que soit le lieu où elles mènent leurs activités. Elles doivent respecter le droit à la liberté d'expression dans le cadre de leurs décisions de modération, dans le monde entier, sans considération des lois locales qui musèlent la liberté d'expression. Les géants de la technologie doivent également réviser leurs politiques de modération des contenus afin que leurs décisions soient conformes aux dispositions des normes internationales relatives aux droits humains.
En octobre 2020, Facebook a lancé son Conseil de surveillance mondial – présenté comme la « Cour suprême » indépendante de l’entreprise et la solution aux problèmes liés aux droits humains qu’entraîne la modération des contenus. Le rapport d’Amnesty International révèle toutefois que les statuts de ce Conseil de surveillance l’empêchent de réexaminer les actions de censure menées par l’entreprise en application de la législation locale de pays comme le Viêt-Nam.
« Il est de plus en plus évident que le Conseil de surveillance est incapable de résoudre les problèmes en matière de droits humains de Facebook. Facebook devrait élargir le champ de compétence de son Conseil de surveillance afin d’y inclure les décisions de modération de contenu prises en application de la législation locale, faute de quoi ce Conseil – et Facebook – vont de nouveau manquer à leurs obligations à l’égard de leurs utilisateurs et utilisatrices, a déclaré Ming Yu Hah.
« Bien loin du tapage des relations publiques, d’innombrables personnes qui osent exprimer leurs opinions au Viêt-Nam continuent d’être réduites au silence. Le précédent que constitue cette complicité est un grave coup porté à la liberté d'expression à l’échelle mondiale. »
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