Sur l’île de Mindanao, il est périlleux de s’opposer aux géants de l'industrie minière.
Une brume rouge orangée flotte, légère, au-dessus d’une colline vert sombre. Le nuage coloré serpente en suspension à quelques dizaines de mètres d’une route que l’on devine, tracée au milieu d’une forêt dense et luxuriante. Il faut se rapprocher pour entendre le bourdonnement quasi continu des camions, les voir dévaler les uns derrière les autres chargés de terre rouge et pour comprendre que c’est la montagne, engloutie dans le ventre de ces véhicules de chantier, qui disparaît pour devenir poussière. C’est ici, à la frontière des provinces de Surigao del Norte et Surigao del Sur, au nord-est de l’île de Mindanao, que se trouve le plus grand gisement de minerai de fer de la planète, ainsi que ceux, les plus importants au monde, de cuivre, d’or, de nickel et de chromite, un minerai rare.
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Chito Trillanes, fervent catholique comme une majorité de Philippins, pourrait se dire que la région dont il est originaire a été bénie pour posséder autant de ressources naturelles. Mais cet ancien séminariste devenu fermier et défenseur de l’environnement ne cache pas son inquiétude depuis que les compagnies minières, encouragées par le gouvernement des Philippines, ont redoublé d’activité il y a dix ans. Dans les environs de la ville de Carrascal, dans la province de Surigao del Sur, la poussière rouge qui se dépose sur les toits, les routes, le linge qui sèche, sur la bâche protégeant du soleil ou le jouet oublié d’un enfant, est devenue envahissante. L’extraction minière génère aussi des écoulements de vase qui enlisent les rivières, étouffent la mangrove. Pendant les inondations, une eau rouge chargée de résidus ferreux s’infiltre dans les rizières et rend les terres moins fertiles. Elle se déverse jusque dans la mer où elle décime les poissons et asphyxie les coraux. « Si ce phénomène se poursuit, c’est la faim qui nous guette », prédit l’agriculteur, désespéré devant cette nature devenue si rouge. Rouge comme l’enfer qu’il craint et imagine.
Les offres en or des compagnies
Les compagnies minières font des offres difficilement refusables et certains responsables de communautés indigènes autorisent l’entrée de grandes entreprises sur leurs territoires sans en mesurer les conséquences pour l’environnement, ni pour eux-mêmes.
Armando Paragat, coordinateur à Amnesty Philippines.
Des routes sont construites et relient des villages jusqu’alors isolés du monde, des maisons sont proposées aux populations qui doivent être déplacées et de rutilants 4X4 Toyota sont offerts aux datus, les chefs indigènes. « Le deal peut paraître intéressant de prime abord, poursuit-il, mais les communautés mal informées ne réalisent pas qu’elles peuvent se retrouver coupées de leur identité, de leurs habituels points d’eau ou même des terres où reposent leurs ancêtres ».
Certains ont bien tenté de proposer un autre modèle de développement. Pour la première fois, à l’occasion des élections qui se sont tenues en mai dernier, les militants anti-mines ont constitué une liste électorale. Chito Trillanes a fait campagne pour le poste de maire-adjoint de la ville de Cantilan au côté de Chrystel Yparraguirre. « Nous proposions de développer l’écotourisme comme une alternative à l’activité minière, se souvient la directrice du programme environnement de la William K. Hotchkiss Foundation Inc. Les gens trouvaient notre programme intéressant, mais la veille du vote, notre principal adversaire (ndla : le maire sortant notoirement lié aux compagnies minières), a versé de l’argent aux électeurs et tout le monde a oublié nos propositions ».
Chaque voix a été achetée environ 1 000 euros. La liste anti-mines a obtenu 1,45 % des suffrages. Pour les activistes environnementaux, la voie judiciaire est presque aussi fastidieuse que la voix politique. Emma Hotchkiss et sa fondation Baywatch ont lancé trois procédures pour dénoncer les conséquences de l’activité minière dans la région de Cantilan. Mais dans un pays où tout s’achète, il est courant que les juges partent opportunément en vacances au moment du procès ou qu’ils soient soudainement dessaisis de l’affaire en plein milieu de l’instruction. En l’espace de deux ans, pas moins de sept juges ont été nommés pour s’occuper d’une procédure collective contre le gouvernement local. Baywatch a gagné une première bataille lorsque l’un d’eux, peut-être un peu moins corrompu, a fini par demander une expertise sur l’impact de l’activité minière.
Acheter les gens, sinon les tuer
Isidro Olan, pionnier de la lutte contre la déforestation illégale © Kasia Strek
« On doit faire face à des géants qui ont beaucoup d’argent. Il faut vraiment être une personne à principes pour que rien ne puisse vous acheter », rappelle Chrystel Yparraguirre, la militante pro-environnement qui a l’habitude des pressions. L’année dernière, alors qu’elle faisait une recherche sur les coupes d’arbres illégales, un inconnu l’a appelée, menaçant : « faites attention à ce que vous faites, on vous surveille ! ». Chrystel a tenu bon et réussi à alerter le Département de l’Environnement et des Ressources naturelles grâce à une vidéo accablante. Isidro Olan a lui aussi tenu bon il y a quatre ans, lorsqu’il est tombé, à la fin d’un jour d’automne, dans une embuscade. Ce pionnier de la lutte contre la déforestation illégale, devenu un actif militant anti-mines se déplace rarement sans arme, ou sans sa femme, « son premier garde du corps » qui a toujours dans son sac à main un petit calibre 40. C’est peut-être ce qui lui vaut la vie sauve, même s’il a été blessé par balle pendant l’attaque. « Ils veulent me faire taire », constate calmement cet ancien médecin âgé aujourd’hui de 72 ans avant de préciser :
Comme les compagnies minières ont beaucoup d’argent, elles essayent d’abord d’acheter les gens, avant de les tuer. Le monde de la déforestation illégale est plus violent. Ils tuent d’abord et réfléchissent ensuite.
Emma Hotchkiss, fondatrice Baywatch
« Si je suis encore en vie, c’est parce que les escrocs qui sont à la tête des plus importantes compagnies minières sont de ma famille », estime de son côté Emma Hotchkiss. Sa cousine germaine est la femme du gouverneur de la province. Et le frère aîné de ce dernier est l’un des principaux actionnaires d’une des plus importantes compagnies minières de la région… Emma n’est plus invitée aux fêtes de famille depuis longtemps, mais personne n’ose l’attaquer frontalement, si ce n’est en tentant de salir sa réputation. Un moindre mal dans un pays où 92 défenseurs des droits humains et pro-environnementaux ont été tués pendant les six années de mandat du président Aquino, selon Kalikasan People’s Network for the Environment. D’après ce réseau de militants et d’ONG, 70 % des victimes étaient des activistes anti-mines.
Le père de la jeune et fière Michelle Campos fait partie de ceux-là. Il représente aussi la population de Mindanao la plus directement affectée par l’agrobusiness et l’activité minière : les Lumads, appellation désignant les différentes tribus indigènes du sud-est des Philippines. Le 1er septembre 2015, des paramilitaires sont entrés à l’aube dans la communauté de Lianga. Les habitants terrorisés ont été rassemblés et devant eux, un datu de la communauté et Dionel Campos, le président de l’organisation Mapasu qui lutte pour la préservation des terres ancestrales ont été exécutés, pendant que le directeur du système éducatif indigène alternatif Alacaved, Emerito Samarca, était torturé puis égorgé, un peu plus loin dans une salle de l’école. « Mon père a donné sa vie pour le bien-être des prochaines générations de Lumad. C’est un héros », assure Michelle Campos, qui vit depuis un an comme plus de 3 200 personnes dans la ville de Tandag, sur un bout de gradin en béton, dans un stade transformé en centre d’évacuation.
Distribution d'eau potable dans le camps de réfugiés de Tandag où se sont rassemblés des milliers de personnes fuyant les para-militaires © Kasia Strek
Car la tuerie a fait fuir l’ensemble des communautés qui vivaient autour de l’Andap Valley Complex. Un vaste territoire sous lequel repose, selon Caraga Watch, l’une des plus grosses réserves de charbon au monde. Toujours selon l’organisation environnementale, les paramilitaires, généralement recrutés par les compagnies minières, ont déclaré vouloir faire taire « ceux qui empoisonnaient les esprits » des gens en les mobilisant contre les mines. « Défendre les terres ancestrales des Lumads c’est défendre toute la nation, car nous défendons aussi l’environnement », répète malgré tout Michelle Campos, qui à peine âgée de 18 ans incarne désormais la résistance des Lumads, au point d’avoir été invitée à Genève pour rencontrer Michel Forst, le Rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des défenseurs des droits humains.
La militarisation de la région
Ce voyage et les campagnes de mobilisation n’ont pour l’instant pas permis aux Lumads déplacés de retourner chez eux. Estimant que la militarisation de la zone est une source d’insécurité, ils attendent que l’armée quitte leurs villages pour revenir dans leurs foyers. Mais d’après le colonel Isidro Parisima, commandant de la 4e division d’infanterie de l’armée philippine, « tout le monde a une bonne raison d’être là : les indigènes qui vivent sur leurs terres ancestrales, les investisseurs qui ont signé des contrats pour explorer une région très riche en ressources naturelles. Et comme cette zone est une base de la guérilla communiste et des soldats de l’Armée nationale du peuple (ndlr : les NPA s’opposent à l’appropriation des terres par des groupes industriels) l’armée a pour ordre de s’y déployer ».
Dans ce conflit aux enjeux économiques considérables, les Lumads marquent parfois des points, comme à Tampakan, au sud de Mindanao. L’exploitation de ce qui était censé devenir la plus grande mine d’or et de cuivre d’Asie a été reportée sine die. Mais à la frontière des provinces de Surigao del Sur et del Norte, c’est déjà trop tard. À la tombée de la nuit, c’est en regardant vers la mer que l’on se rend compte de l’ampleur de l’activité minière déjà en cours. Au large, d’immenses barges illuminées, véritables usines flottantes, attendent par dizaines leur chargement de terre rouge, leurs milliers de tonnes de minerais, avant de repartir vers la Chine, le Canada, l’Australie et la Grande-Bretagne, bien loin des terres ancestrales des Lumads.