Nous avons décidé de retirer à Aung San Suu Kyi notre distinction la plus prestigieuse, le prix Ambassadeur de la conscience. La dirigeante du Myanmar a trahi honteusement les valeurs qu’elle a longtemps défendues.
Le 11 novembre 2018, notre secrétaire général Kumi Naidoo a écrit à Aung San Suu Kyi pour l'informer que l'organisation lui retire le prix qu'elle lui avait décerné en 2009.
Ambassadrice de conscience en 2009
Alors qu’elle arrive à mi-mandat, huit ans après sa libération de résidence surveillée, Kumi Naidoo a exprimé la déception de constater qu'Aung San Suu Kyi n'a pas usé de son autorité politique et morale pour protéger les droits humains, la justice et l'égalité au Myanmar, évoquant son indifférence manifeste face aux atrocités commises par l'armée birmane et à l'intolérance croissante vis-à-vis de la liberté d'expression.
Aung San Suu Kyi avait été nommée Ambassadrice de la conscience d’Amnesty International en 2009, en reconnaissance de sa lutte pacifique et non violente pour la démocratie et les droits humains. À l'époque, elle était assignée à résidence ; elle a fini par être libérée il y a huit ans jour pour jour. Lorsqu'elle a enfin pu recevoir cette récompense, en 2013, Aung San Suu Kyi nous a demandé « de garder votre regard et votre esprit tournés vers nous et de nous aider à devenir le pays où l'espoir rencontre l'histoire ».
Nous ne détournerons jamais le regard des atteintes aux droits humains commises au Myanmar.
Nous continuerons à lutter pour la justice et les droits fondamentaux au Myanmar, avec ou sans son soutien.
Aujourd'hui, nous sommes profondément déçus que vous ne soyez plus un symbole d'espoir, de courage et de défense inlassable des droits humains. Amnesty International ne peut pas justifier le maintien de votre statut de lauréate du prix d'Ambassadrice de la conscience et c'est avec une grande tristesse que nous vous le retirons. »
Kumi Naidoo
Lire : la lettre ouverte adressée à Aung San Suu Kyi dans son intégralité
Perpétuer les atteintes aux droits humains
Depuis qu'Aung San Suu Kyi est devenue la dirigeante de facto du gouvernement civil du Myanmar, en avril 2016, son gouvernement a activement contribué à commettre ou à perpétuer de multiples violations des droits humains.
Nous avions souvent critiqué le silence d'Aung San Suu Kyi et de son gouvernement face aux atrocités commises dans l'État d'Arakan par l'armée contre les Rohingyas qui vivent depuis des années sous un régime de ségrégation et de discrimination constituant une forme d'apartheid.
Durant la violente campagne déchaînée contre les Rohingyas l’an dernier, les forces de sécurité birmanes ont tué des milliers de personnes, violé des femmes et des jeunes filles, détenu et torturé des hommes et des garçons et réduit en cendres des centaines de maisons et de villages.
Plus de 720 000 Rohingyas se sont réfugiés au Bangladesh. Un rapport de l'ONU a demandé que les hauts responsables militaires fassent l'objet d'enquêtes et soient poursuivis pour le crime de génocide.
S’il est vrai que le gouvernement civil n'a pas le contrôle sur l'armée, Aung San Suu Kyi et son gouvernement ont soustrait les forces de sécurité à l'obligation de rendre des comptes en réfutant, minimisant ou niant les allégations de violations des droits humains et en entravant les investigations internationales sur ces violations. Son gouvernement a avivé l'hostilité envers les Rohingyas, les qualifiant de « terroristes », les accusant de brûler leurs propres maisons et dénonçant des « viols simulés ».
En outre, les médias officiels ont publié des articles incendiaires et déshumanisants dans lesquels les Rohingyas étaient comparés à des « puces humaines détestables » et à des « épines » qu'il convient de retirer.
Le refus du gouvernement d'admettre la gravité et l'ampleur des atrocités commises ne laisse guère augurer d’une amélioration de la situation des centaines de milliers de Rohingyas qui vivent dans l'incertitude au Bangladesh et des centaines de milliers de Rohingyas restés dans l'État d'Arakan. Tant qu'il ne reconnaît pas les crimes terribles commis contre cette population, le gouvernement aura bien du mal à prendre des mesures pour les protéger contre de futures atrocités.
Par ailleurs, nous avons évoqué la situation dans l'État kachin et dans le nord de l'État chan, où Aung San Suu Kyi n’a pas usé de son influence et de son autorité morale pour condamner les violences de l'armée, réclamer l'obligation de rendre des comptes pour les crimes de guerre ou prendre la défense des civils issus de minorités ethniques qui paient le prix fort des conflits.
Pire encore, son gouvernement civil a imposé des restrictions rigoureuses quant à l'accès à l'aide humanitaire, exacerbant les souffrances de plus de 100 000 personnes déplacées par les affrontements.
Atteintes à la liberté d'expression
Malgré le pouvoir qu’exerce l'armée dans certains domaines, le gouvernement civil jouit d'une autorité considérable pour promulguer des réformes afin de mieux protéger les droits humains, notamment les droits à la liberté d'expression, d'association et de réunion pacifique.
Pourtant, depuis deux ans que le gouvernement d'Aung San Suu Kyi est aux manettes, des défenseurs des droits humains, des militants pacifiques et des journalistes ont été arrêtés et emprisonnés, tandis que d'autres sont en butte aux menaces, au harcèlement et à l'intimidation en raison de leur travail.
Son gouvernement n'a pas abrogé les lois répressives, y compris celles qui ont servi à détenir Aung San Suu Kyi et ceux qui ont fait campagne pour la démocratie et les droits fondamentaux. Au contraire, elle a activement défendu le recours à ces lois, en particulier la décision de poursuivre et d'emprisonner deux journalistes de Reuters pour leur reportage sur un massacre commis par l'armée birmane.
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