L’exposition « Crimes sans châtiment. Trente ans de crimes de guerre de l’État russe » revient sur des décennies de violations des droits humains documentées par des photographes russes. Organisée par le Centre des droits humains Memorial sous le commissariat d’Anna Shpakova, cette exposition est inaugurée à l'occasion du Prix Bayeux Calvados Normandie des correspondants de guerre.
Tchétchénie, Syrie, Ukraine. L’exposition dévoile en photographies trente années de crimes commis en continu par l’armée russe. Les guerres se succèdent et l’impunité règne. Pour l’ONG Memorial, l’absence de justice pour les crimes passés contribue à ces guerres et violations successives du droit par la Russie.
Le fait que des crimes passés demeurent impunis génère de nouveaux crimes et de nouveaux criminels. Ainsi, Marioupol [Ukraine], réduite en cendres en 2022, est une conséquence de la destruction de Grozny [Tchétchénie], vingt-deux ans auparavant. [...] Il ne peut y avoir de paix durable sans mémoire et sans justice.
Extrait du rapport de Memorial « Enchaînement de guerres, enchaînement de crimes, enchaînement d’impunité »
Cela fait trente ans que ces exactions de l’armée russe sont documentées par des organisations comme la nôtre, d'autres défenseur·es des droits humains mais aussi des journalistes et photographes qui capturent les atrocités subies par les populations civiles.
L’exposition initiée par l’ONG Mémorial présente des œuvres des photographes russes Vladimir Mashatin, Oleg Klimov et Dmitri Beliakov, qui ont documenté les conflits armés en Tchétchénie et en Syrie ; de Victoria Ivleva et Sergey Loiko, qui couvrent ce qui se passe en Ukraine depuis plus d’une décennie ; et d’un certain nombre de photographes qui continuent à travailler de façon anonyme en Russie.
Au-delà du travail d’enquête sur les crimes commis par l’Etat russe, l’exposition revient sur des décennies de répression de la société civile russe. Une répression qui vise à empêcher l’émergence de toute voix dissidente et antiguerre.
A l’occasion de son inauguration à Bayeux, nous avons rencontré sa commissaire, Anna Shpakova. Elle revient sur l’histoire de de ces photographies et sur la manière dont elles révèlent la Russie d’aujourd’hui.
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L’humanité au milieu des décombres
Pour traiter des crimes de guerre de l’Etat russe, Anna Shpakova aurait pu ne mettre en avant que des images de désolation et de destruction. Pourtant, elle a choisi de montrer que même sous les décombres, l’humanité est perceptible et persiste.
Anna Shpakova : « J'ai décidé de mettre au cœur de cette exposition l’humanité. Nous sommes submergés par des images de guerre et de destructions comme celles à Gaza et en Ukraine aujourd’hui. L’idée est de montrer comment les personnes font face à l’extrême réalité de la guerre et continuent malgré tout à survivre. »
Grozny, 4 février 2000. Sur la place Minoutka, des soldats se détendent sur des chaises qu’ils ont récupérées dans les ruines. © Dmitri Beliakov
Ces quelques traces d’humanité sont visibles sur cette photographie prise un an après le début de la deuxième guerre de Tchétchénie par Dmitri Beliakov.
« J’ai montré cette photo à un photojournaliste qui a couvert les guerres en Tchétchénie. Il m'a dit que lorsqu’il entrait dans une ville, quelle qu'elle soit, tout était dévasté mais qu’au milieu de ce désordre émergeaient des détails tels une chaise ou une table. C'est comme s’il y avait un élément humain qui se glissait à l'intérieur de la guerre. Cette trace d’humanité fait partie des images de la guerre, il n'y a pas que des bâtiments détruits. Les vies humaines sont partout. Ici on voit deux soldats qui utilisent du mobilier urbain au milieu des décombres parce qu’il n’y a pas d'endroit où vivre, plus de bâtiments, alors ils utilisent ce qui reste. »
Observer ces détails d’humanité parmi la destruction est un sujet que je trouve très intéressant. Il y a encore de la vie, mais dans quelles conditions.
Anna Shpakova
D’autres images racontent la vie en marge des lignes de front. Une vie qui est parfois non dénuée de légèreté, ce qui rend les atrocités de la guerre plus absurdes et plus terribles encore. Ces deux photos de Victoria Ivleva, photographe russe qui travaille en Ukraine sont le point de départ de cette exposition :
Kiev, Ukraine. 2024 © Victoria Ivleva
Mykolaïv, Ukraine. 2022 © Victoria Ivleva
« Cette photo a été prise à Mykolaïv. Il s'agit des débris d'un véhicule militaire brûlé. C'est un symbole de torture, de cauchemar, quelque chose de très laid issu de la guerre. Nous avons choisi de la contraster avec une autre photographie prise à Kiev dans le jardin botanique au début du printemps. Cette photo avec les magnolias en fleur évoque l’idée d’un futur auquel on peut aspirer. Il y a une certaine légèreté, les femmes portent des robes d'été. Pourtant, les symboles de la guerre sont omniprésents. L'une des filles se tient sur des béquilles. Il pourrait y avoir de nombreuses raisons à sa blessure mais cela symbolise que la guerre s'infiltre partout, même dans une scène en apparence innocente.
Sur cette image on peut s’autoriser à rêver d’un avenir. Mais quel avenir est possible pour les générations de personnes qui ont souffert de la guerre ? Comment survivre à la guerre ? Ce ne sont pas seulement les corps que nous devons réparer, mais aussi les vies humaines impactées par des années de guerre.
Lorsque j’étais à l'Université, mon mémoire portait sur le syndrome de stress post-traumatique. Je travaillais sur les guerres en Tchétchénie et sur comment cette situation de guerre extrême a pu devenir au fil du temps une autre normalité. »
Ce qui m’intéresse est de m’interroger sur la manière dont les gens font face à cette situation extrêmement absurde qu’est la guerre tout en essayant de s'en sortir par la normalité.
Anna Shpakova
La répression qui s’abat en Russie
En parallèle des guerres menées par le pouvoir russe dans d’autres territoires se joue un combat contre les voix anti-guerre issues de la population russe. Médias muselés, propagande d’Etat, multiplication des lois restrictives et des peines de prison, interdiction des manifestations : le pouvoir russe réprime les voix dissidentes par tous les moyens. Une répression qui s’est accentuée depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022.
« Comment représenter la Russie en ce moment ? D’un côté, l’Etat russe est l’agresseur, mais les Russes n'ont pas soutenu cette guerre. Les Russes souffrent, pas de la même manière que les Ukrainiens bien évidemment, mais ils souffrent de la répression et du contrôle d’Etat.
Saratov, Russie. 2023 © Photographe russe anonyme
Cette photo d’un photographe russe anonyme resté en Russie montre comment la vie des gens ordinaires a été bouleversée par la militarisation. On observe un paysage de la vie normale mais où la personne doit skier entre les chars russes, comme un rappel de la guerre en cours qui plane au-dessus du quotidien. La militarisation est partout aujourd’hui en Russie et elle est l’un des moyens de contrôle de Poutine envers la population.
La Russie de Poutine contrôle les Russes à travers quatre outils de pouvoir :
👉 La militarisation de l’ensemble de la société. L’endoctrinement se fait dès le plus jeune âge comme à travers la Younarmia, le mouvement de jeunesse paramilitaire et patriotique russe fondé par le ministre de la Défense russe en 2015.
Moscou, Russie. 2022 © Photographe russe anonyme
👉 A travers la religion, qui est un outil d’influence de la population russe. Le patriarche de Moscou, Cyrille, pilier du régime de Vladimir Poutine, propage l’idée que la Russie et son dessein empêchent la venue de l’Antéchrist. Avant d’aller sur le champ de bataille, les soldats sont bénis lors de processions religieuses et il est interdit aux prêtres qui lisent des sermons anti-guerre de servir.
👉 La répression de la population russe qui prend de nombreuses formes (délation, violences, peines d’emprisonnement) et qui contraint les Russes au silence.
👉 Par la multiplication des prisonniers politiques. Des journalistes, activistes, défenseur.es des droits de l'homme et opposant.es à la guerre sont emprisonné.es ou contraint.es de quitter le pays. »
Les photojournalistes dénoncent dans l'exposition ces différents outils du pouvoir de répression de l’Etat envers la population russe.
La dissolution de Memorial et la répression de la société civile russe
Trente ans après sa création en 1991, le Centre de défense des droits humains Memorial a été dissout par la Cour suprême russe en 2021. Cette dissolution a finalement eu lieu après des années de harcèlement de la part des autorités russes.
Memorial a été créé au lendemain de la chute de l’Union soviétique. Le cœur de sa mission est de préserver la mémoire des victimes des violations des droits humains durant la période soviétique. Elle travaille également sur la détection et l’analyse des violations des droits humains dans la société russe actuelle.
La dissolution de Memorial en Russie s’inscrit dans une période d’intensification de la répression des voix dissidentes de la société civile russe.
Malgré sa dissolution, l’ONG continue son combat pour défendre les victimes de la Russie depuis ses bureaux en dehors de la Russie comme celui à Paris.
La résistance au pouvoir
Malgré la répression subie par les Russes et les nombreux dangers qui menacent l'expression de tout voix dissidente, des actes de résistance sont perceptibles.
Moscou, Russie. 2024 © Photographe russe anonyme
Après la mort de l’opposant politique Alexeï Navalny en détention dans une colonie pénitentiaire aux confins de l’Arctique, la société civile russe lui a rendu un dernier hommage lors de ses funérailles le 1er mars 2024. Certaines photographies de l’exposition rendent compte du recueillement des Russes. Ce recueillement est aussi un acte de résistance et d’opposition au régime qui avait alors mis en garde contre toute manifestation “non autorisée”.
« Je n'ai pas sélectionné de photographie où l’on voit directement Alexeï Navalny mais plutôt des images de gerbes de fleurs déposées en sa mémoire. C’est beaucoup plus significatif pour moi. Les gens ont été très courageux de se rendre au cimetière et d'y déposer des fleurs, ce qui a entrainé l’arrestation de nombreuses personnes par la police. Le nombre de fleurs déposées en son nom montre à quel point les gens s'opposent à la guerre. Nous ne pouvons pas utiliser de chiffres pour parler du nombre de personnes qui s'opposent à la guerre tout simplement parce que nous n'avons pas de statistiques en temps de guerre. »
En Russie, les gens ne peuvent pas donner leur avis mais leurs actions en disent beaucoup plus.
Anna Shpakova
Moscou, Russie. 2024 © Photographe russe anonyme
« Sur cette photographie, on peut voir un groupe de femmes rassemblées autour de slogans tels que « Rendez moi mon mari » et « Rendez son père à mon fils ». Comme elles ne peuvent pas brandir des slogans visibles, elles ont recours à de fins rubans qu'elles déplient et replient discrètement. Ces femmes se rassemblent en petits groupes de dix à quinze personnes près du mémorial des soldats tombés pendant la Seconde Guerre mondiale. Chaque samedi, elles ont commencé à faire ce type de rassemblement, entourées par la police. Elles peuvent encore faire de petites actions comme celle-ci sans pour l’instant être trop inquiétées car ce sont des groupes de femmes qui aux yeux du pouvoir ne peuvent pas créer de grands événements. Mais nous ne pouvons pas parler de grandes manifestations contre la guerre, pas du tout, à cause de toute la répression. Il y a de petites protestations individuelles, mais les gens ne peuvent pas se rassembler en groupes. »
Au début de la guerre, les russes manifestaient tous les jours. Mais ces manifestations ont été réprimées et démantelées avec violence. Ils prenaient des jeunes qui participaient aux manifestations et les enrôlaient de force dans l'armée.
Anna Shpakova
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Selon Anna Shpakova, cette exposition est aussi l’occasion de pointer du doigt les auteurs de ces crimes de guerre avec au premier chef Vladminir Poutine et le pouvoir politique.
Il ne s'agit pas de crimes russes, mais de crimes de l'État russe. C’est le gouvernement russe qui a commis ces crimes en manipulant le peuple russe.
Anna Shpakova
« Je ne suis pas certaine que l'histoire se répète, mais c'est plutôt le gouvernement russe qui utilise de façon répétée la guerre et ses actes criminels à des fins politiques, comme l’indique le dernier rapport de Memorial. Ce sont les personnes au pouvoir qui répètent l'histoire et qui continuent d'utiliser ce pouvoir abusif parce que nous ne les arrêtons pas. Il est alors de notre devoir de nommer ces personnes à l’origine de ces crimes.
En Russie, nous n'avons pas assez d'institutions démocratiques ni de contre-pouvoir pour les arrêter parce que cette société a été réprimée pendant plus de trente ans. Nous avons encore des organisations comme Memorial qui montrent et documentent ces agissements, mais personne ne s'en préoccupe parce que le pouvoir judiciaire est aux mains du pouvoir de l'État. Nous n'avons pas de tribunal libre.
Avec la guerre, la Russie s'isole, ce qui enlève aux organisations internationales leur pouvoir d'agir. Mais nous, en tant que citoyens, nous pouvons agir. Nous devons soutenir les journalistes russes en exil, nous devons soutenir des organisations comme Memorial qui défendent les droits humains et leur apporter un soutien direct. »
Qui est Anna Shpakova ?
Anna Shpakova est journaliste, directrice de la photographie et commissaire d’exposition d’origine biélorusse ayant étudié et vécu en Russie. Elle a été directrice de la photographie de plusieurs agences et magazines majeurs en Russie telles que Ogonyok, Snob, Moskovskiye Novosti ou encore Ria Novosti jusqu’à l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. Elle quitte l’agence de presse RIA Novosti pour des raisons politiques alors que cette dernière est dissoute en 2013 par Vladimir Poutine pour devenir un organe de propagande du Kremlin. Depuis, elle travaille en tant que journaliste international indépendante. Elle est également directrice artistique de plusieurs projets et a notamment gagné le Prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre, le Prix du livre des Rencontres d’Arles en 2018 ou encore produit un documentaire pour France Télévision. Depuis 2022, Anna Shpakova vit en France.
Informations pratiques
Exposition “Crimes sans châtiment : Trente ans de crimes de guerre de l’Etat russe”
Du 9 octobre au 8 novembre 2024
A l’espace culturel E. Leclerc, Bd du 8 juin, 14 400 Bayeux, France
Organisation : Centre de défense des droits humains Memorial
Soutien : Amnesty International France
Commissaire d’exposition : Anna Shpakova
L’exposition, basée sur le projet « 30 ans avant » du Centre de défense des droits humains Memorial, a lieu dans le cadre du Prix Bayeux Calvados Normandie des correspondants de guerre, du 7 au 13 octobre 2024
Stop à la répression des voix antiguerre !
Malgré les menaces et les lourdes sanctions, la dissidence russe reste debout et continue de manifester sa voix. Montrons aux personnes qui se sont courageusement opposées à la guerre qu’elles ne sont pas seules !
Appelons l’abrogation des lois qui censurent les voix antiguerre et exigeons la libération des personnes emprisonnées !