« Je suis devenue avocate pour défendre les droits de mon peuple ». Rencontre avec Joênia Batista de Carvalho, première femme autochtone diplomée en droit et défenseure de l'environnement.
Joênia Batista de Carvalho, plus connue sous le nom de Joênia « Wapichana » (comme le nom de son peuple), le répète volontiers : « je n’ai jamais eu d’ambition politique ». Pourtant, tout semblait indiquer qu’elle deviendrait un jour la première députée fédérale indigène de l’histoire du Brésil. En 1997, elle était déjà la première femme autochtone diplômée en droit, « Je suis devenue avocate pour défendre les droits de mon peuple », assure-t-elle.
En 2008, elle porte devant la Commission interaméricaine des droits de l’homme le conflit pour la terre de « Raposa Serra do Sol », opposant peuples autochtones et grands propriétaires terriens dans l’illégalité. Elle devient alors la première avocate indigène à plaider et gagner une affaire devant la Cour suprême du Brésil. « Ce succès m’a amenée à travailler un peu partout dans le pays. Jusqu’au moment où l’Assemblée indigène m’a désignée pour me présenter comme députée fédérale. Le fait qu’il soit nécessaire pour les peuples indigènes d’occuper les espaces de décision a dicté le choix de me présenter aux élections ».
Pour y être confortablement élue. Joênia se souvient de sa rentrée parlementaire : « J’ai voulu occuper le cabinet n° 231, comme le numéro de l’article de la Constitution brésilienne (chapitre VIII), qui reconnaît formellement les droits collectifs des peuples indigènes sur les terres qu’ils occupent historiquement ». En 2018, elle reçoit la distinction dont elle est aujourd’hui la plus fière : l’Onu lui décerne le prix pour son action dans le domaine des droits de l’homme. Ce prix, remis tous les cinq ans compte Nelson Mandela et Martin Luther King parmi ses lauréats…
Pour aller plus loin : Retrouvez le dossier "Brésil, chronique d'une catastrophe annoncée" dans le numéro de septembre du magazine La Chronique
Quelle est la situation des droits des peuples indigènes depuis que Jaïr Bolsonaro a été élu à la tête du Brésil ?
Joênia Wapichana Nous vivons sans doute un des moments les plus sombres de l’histoire du Brésil ! Comme avocate, j’ai passé plus de vingt ans à défendre les droits des peuples autochtones et je n’avais jamais vécu une période aussi forte de négation des droits sociaux, de retour en arrière en matière de politiques publiques, en particulier en ce qui concerne la protection de l’environnement et la reconnaissance de l’identité des peuples indigènes et de leurs droits constitutionnels. Aujourd’hui nous devons nous battre pour que les acquis obtenus avec la Constitution de 1988 ne soient pas réduits à néant. Les peuples indigènes sont dans une situation d’extrême vulnérabilité. On dirait que le pouvoir en place cherche à effacer l’histoire démocratique du Brésil pour réécrire une histoire dans laquelle la dictature est davantage valorisée que celle des peuples autochtones, réfutant jusqu’à l’existence des changements climatiques et la déforestation en Amazonie.
Dès son intronisation, le 1er janvier 2019, le président a signé une mesure provisoire (MP870) dans laquelle figurait le démantèlement de la Fondation nationale de l’indien (Funai), chargée d’homologuer les terres indigènes. Comment avez-vous vécu cet épisode ?
Le nouveau président a effectivement voulu retirer à la Fondation nationale de l’indien ses prérogatives de démarcation des terres indigènes pour les confier au ministère de l’Agriculture (ndlr : ouvertement favorable à l’agrobusiness). Dès que j’ai pris mes fonctions de députée fédérale, nous avons donc fait tout notre possible pour empêcher l’application de cette mesure provisoire. Nous avons réussi à la repousser une première fois. Mais le président Bolsonaro a déposé une nouvelle mouture, pour passer au-dessus de la loi. Ce texte a été recalé par le Suprême Tribunal Fédéral (STF) [équivalent de la cour constitutionnelle]. Au fond, cela montre comment l’exécutif fait tout ce qu’il peut pour démanteler les droits des peuples indigènes en cherchant à passer outre le législatif. Mais nous luttons pied à pied ! Car la démarcation des terres autochtones est au centre de tout et relève des droits de l’homme. Sans terres en effet, nous n’avons pas d’éducation, de santé, d’environnement ou d’économie.
La société civile brésilienne est inquiète de la dérive autoritaire et du manque de compétences au sein du gouvernement Bolsonaro. Qu’en pensez-vous ?
Quand on compare la situation d’aujourd’hui à la période de la dictature militaire, durant laquelle des personnes étaient tuées parce qu’elles luttaient pour défendre leurs droits, on peut considérer que nous allons dans la même direction. Le gouvernement Bolsonaro est composé de gens qui ne sont absolument pas préparés à assumer leurs fonctions. Au ministère de l’Environnement, certains postes clés ont été confiés à des personnes condamnées par la justice pour crimes contre l’environnement. Ils donnent priorité à la croissance économique, favorisent le développement de l’agriculture extensive et l’utilisation de produits agro-toxiques. Mais le plus grave, c’est que ce gouvernement veut empêcher la société de réfléchir à ce qui se passe. Ainsi, sous couvert de vouloir favoriser les filières plus techniques pourvoyeuses d’emplois, il supprime les bourses et budgets de fonctionnement de plusieurs facultés enseignant la philosophie et la sociologie. Or, nous savons que les universités sont des espaces de discussion, d’analyse critique, d’opinion et de démocratie... Donc ce gouvernement veut faire taire toute critique et forme de résistance de la part de la société.
Comment les peuples autochtones réagissent-ils face à la politique du nouveau président ?
Ils font une nouvelle fois preuve de résistance ! Il faut rappeler que les peuples indigènes ont de tout temps été sacrifiés au nom d’un « progrès » qui n’est fondé que sur la croissance économique, sans considération pour la diversité culturelle, géographique, ethnique. Être indigène et encore en vie en 2019 malgré toutes ces attaques, notamment celles de ces dernières décennies, démontre à quel point nous sommes solides avec nos valeurs et notre culture, en particulier dans la lutte pour nos droits qui n’ont de cesse d’être attaqués et niés, tout comme les droits de nos ancêtres. D’ailleurs, moi-même, je suis une preuve de cette résistance. J’ai été élue pour faire avancer l’idée que les indiens ont toute leur place au sein de la société brésilienne, pour avoir une voix au Congrès national, en regrettant qu’il n’y en ait qu’une.
Justement, quelle est votre stratégie pour défendre les peuples autochtones face à un gouvernement si hostile au respect des droits constitutionnels ?
J'ai utilisé mes deux décennies de travail comme avocate pour mettre le doigt sur les failles des projets de loi présentés par le gouvernement s’attaquant aux droits des peuples indigènes.
Le 8 avril 2019, j’ai lancé le Front parlementaire mixte qui compte aujourd’hui 210 députés fédéraux (ndlr, sur 513 élus) et 27 sénateurs. L’objectif de ce Front est de défendre les droits des peuples indigènes, contrer les propositions qui tentent de faire régresser leurs droits, débattre, trouver des solutions et faire des propositions alternatives. Nous organisons des audiences thématiques portant aussi bien sur la scolarisation des enfants indigènes que sur la santé… Ce Front est composé majoritairement d’élus de gauche ou de sensibilité progressiste. Tous ne sont évidemment pas actifs, mais nous parvenons à mobiliser massivement, notamment face à certaines propositions du gouvernement Bolsonaro.
En réalité, ma stratégie comme parlementaire repose sur mes valeurs indigènes, comme l’écoute et la diplomatie. Les difficultés existent, mais j’essaie de conquérir les espaces tout doucement, avec le calme des indiens wapichana.
— Propos recueillis par Jean-Claude Gerez pour La Chronique d'Amnesty International
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