Depuis qu’il a quitté le grand reportage et les zones de conflit, Jean-Claude Guillebaud déploie avec talent ses qualités d’essayiste. Partageant sa semaine entre ses terres de Charente et son bureau parisien au siège des éditions Les Arènes. L’ancien grand reporter analyse notre désarroi face aux « états de violence ».
La menace terroriste place-t-elle la France dans une situation de guerre comme l’affirme le gouvernement ?
Nous sommes en guerre au Mali, en Syrie, au Yémen, en Irak car notre armée, ou nos forces spéciales, sont impliquées dans ces conflits. Sur notre territoire, nous affrontons le terrorisme et là, c’est ambigu. Certes, le terrorisme est à la fois abject et effrayant, c’est sa fonction. Son but n’est pas « militaire », au sens traditionnel du terme, mais psychologique. Comme son nom l’indique, il vise à terroriser. Avec peu de moyens et quelques gamins fanatisés, souvent venus de la criminalité de droit commun, il arrive à faire vaciller un État comme la France.
Rendez-vous : le festival des correspondants de guerre à Bayeux du 3 au 9 octobre
Comment analysez-vous la réaction de nos gouvernants ?
Dans ce genre de situation, la fonction d’un gouvernant devrait être de rassurer la population, de l’aider à conserver son calme et son sang-froid. Or juste après l’attaque du Bataclan, Manuel Valls évoquait à l’Assemblée nationale le risque d’une attaque chimique, répétant ad nauseam : « Nous sommes en guerre ». Tout cela participe d’une sorte d’irresponsabilité de dirigeants qui perdent leurs nerfs ou pensent aux prochaines élections. Cela n’est pas très étonnant.
Depuis soixante-dix ans nous n’avons pas connu la guerre sur notre sol. Les conflits coloniaux étaient lointains même s’ils nous ont beaucoup affectés. Nous avons donc perdu l’habitude de réfléchir à la guerre et d’y faire face comme on l’a fait pendant des siècles. Le terrorisme s’est mondialisé certes, mais ça ne veut pas dire que nous sommes dans une « guerre mondiale ». Le philosophe Frédéric Gros a écrit il y a dix ans un livre clairvoyant intitulé État de violence, vers la fin de la guerre ? Selon lui, la guerre traditionnelle – avec des armées constituées, des fronts – allait être remplacée par des états de violence sans armées constituées et sans « fronts » véritables. Or aujourd’hui, avec l’État islamique, nous sommes en présence à la fois d’une guerre traditionnelle – en Syrie, en Irak et ailleurs – et d’états de violence, c’est-à-dire de terrorisme.
Manuel Valls évoquait à l’Assemblée nationale le risque d’une attaque chimique, répétant ad nauseam : « Nous sommes en guerre ». Tout cela participe d’une sorte d’irresponsabilité de dirigeants qui perdent leurs nerfs ou pensent aux prochaines élections.
Pourquoi a-t-on tant de difficultés à appréhender cette violence ?
Nous avons désappris la guerre. Pendant des siècles, une vision positive de la guerre a été la pensée dominante en Occident, notamment chez beaucoup de grands écrivains tels que Dostoïevski, Proudhon, de Maistre… C’était ce moment où l’on allait jusqu’au bout de soi, où l’on éprouvait son courage ou sa lâcheté, sa camaraderie et sa capacité de sacrifice. On vivait avec cet imaginaire. Aujourd’hui, cela nous paraît complètement fou, nous sommes scandalisés par le fait que les jeunes djihadistes sont indifférents à la mort, persuadés qu’ils iront directement au paradis.
Mais souvenons-nous quand même qu’il n’y a pas si longtemps, nos ancêtres utilisaient l’expression « mort au champ d’honneur », on mourait en héros avec son nom sur les monuments aux morts. Je place la rupture de sensibilité à la Première Guerre mondiale. Vous savez, mon père a vécu cette période charnière. Il était fils d’un agriculteur pour qui la guerre représentait, comme l’hiver, une saison à endurer en attendant la paix comme le retour du printemps. Reçu à Saint-Cyr à 19 ans, il avait à peine commencé sa formation qu’il a dû partir au combat en 1914, et fut parmi le tiers de survivants de la promotion « la grande revanche », qui comptait plus de 700 élèves. Dans ses vieux jours, il revenait souvent sur cette « boucherie » et l’idée absurde que l’on puisse faire tuer 2 000 soldats pour conquérir 100 mètres de collines que l’on allait reperdre le lendemain.
Vous-même avez été correspondant de guerre pendant vingt-six ans. Quelle réflexion tirez-vous de cette expérience aujourd’hui ?
L’une des dimensions que l’on répugne à évoquer, c’est l’exaltation que la guerre peut procurer, ne serait-ce que quelques instants. En 1969, je suis parti au Vietnam pour le journal Sud Ouest.
L’armée américaine permettait aux journalistes d’être aux premières loges lors des « ouvertures de route » qui, au petit matin, débusquaient les Vietcongs. Trois hélicoptères lancés à 300 km/h arrosaient les bas-côtés. On vous installait, à côté de la mitrailleuse, sanglé à l’extérieur de l’hélicoptère et sitôt sorti de l’hélico, vous aviez honte de cette espèce de jouissance ressentie. J’ai retrouvé cette sensation sur d’autres théâtres de guerre, au Biafra, en Ėrythrée, au Liban. J’ai toujours voulu aller au bout de cette question taboue, ce basculement de l’excitation presque enfantine au dégoût, Les deux coexistent, y compris chez les plus pacifistes.
Jean-Claude Guillebaud dans ses bureaux parisiens en septembre 2016 © Lola Ledoux
Qu’est-ce qui a changé dans le reportage de guerre par rapport à l’époque où vous exerciez vous-même ce métier ?
Membre du jury pour le prix Albert Londres depuis huit ans, je constate que par rapport à mon époque, les reportages sont de meilleure qualité, mieux informés. Les vrais, pas le crétinisme médiatique de la télé en prime time. Ensuite, il y a davantage de femmes et de journalistes free lance qui eux, sont très mal protégés en zones de guerre. Pour la presse écrite, si les enquêtes sont plus fouillées et plus complètes, il me semble que la grâce de l’écriture se perd un peu.
Vous évoquez l’effacement de la figure du héros au profit de la victime au XXe siècle. Est-ce que le phénomène Daech ne ressuscite pas cette image héroïque ?
Oui, c’est juste. Il suffit de lire le travail de terrain de l’anthropologue Scott Atran1 sur les motivations des djihadistes. Il montre bien que ceux-ci se représentent comme les héros d’une épopée. C’est important de réfléchir à ça. De son côté, le psychanalyste Fethi Benslama explique comment les jeunes radicalisés sont captés par l’offre de croyances sacrées qui les projettent au-dessus d’eux-mêmes alors que beaucoup ont l’impression de vivre dans une société qui ne leur propose plus rien. Quand ils partent en Syrie, ils vivent une aventure plus excitante que d’aller travailler au Mac Do.
Dans l’un des films présentés au festival de Bayeux, quelques Français, partis combattre Daech, aux côtés des Kurdes, déclarent vouloir lutter contre la barbarie avant de confier aussi leur soif d’aventure. Tous ces sujets étaient tabous jusqu’à présent. Les passer par pertes et profits, c’est se tromper gravement. Quand Manuel Valls refuse de s’intéresser aux analyses sociologiques en disant qu’il faut se battre et non expliquer, c’est idiot. Expliquer n’est pas excuser mais essayer de comprendre – pour mieux lutter – ce qui motive des adolescents français à partir en Syrie.
Il y a davantage de femmes et de journalistes free lance qui eux, sont très mal protégés en zones de guerre
Quelle est la conséquence de la confessionnalisation des conflits ?
Quand la religion se mêle de la guerre, elle l’exacerbe et la guerre devient encore plus sauvage. Sauf que l’on a fini par croire que la religion était la source même de la guerre. C’est le plus souvent faux. On tend à réinterpréter tous les conflits du monde à travers le prisme de la religion. La guerre israélo-palestinienne n’est pas une guerre entre le judaïsme et l’islam mais bien entre deux peuples qui se partagent une terre et chacun convoque la religion quand ça l’arrange.
Le conflit en Ulster était avant tout un reliquat du colonialisme britannique et non un conflit entre le protestantisme et le catholicisme. Aujourd’hui, il est vrai qu’une guerre s’amplifie au sein de l’Islam entre chiites et sunnites. Mais c’est la pathologie de la croyance, l’enfermement d’une conviction sur elle-même (qu’elle soit religieuse ou idéologique) qui est à combattre et non la religion en tant que telle. Quand j’entends dire que la source de la guerre est le monothéisme auquel on oppose le « doux polythéisme » de l’Antiquité, je conseille de relire Thucydide. Il décrit des horreurs de la guerre du Péloponnèse, des sauvageries qui font penser à celles de Daech : 8 000 prisonniers jetés dans les Latomies de Syracuse, des carrières à ciel ouvert, où les hommes finissent par mourir, de soif et de faim dans leurs déjections. Alors la douceur du polythéisme, c’est une blague.
Dans le contexte actuel, l’Union européenne peut-elle encore constituer un rempart contre la guerre ?
J’entends souvent que l’Union européenne est en train d’échouer parce que le populisme croît : Brexit, Hongrie, Pologne… Il faut raisonner à l’envers, le populisme augmente parce que l’Union européenne a échoué à construire une Europe politique de la solidarité. Pourtant, je veux continuer à croire avec Höderlin que « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve ».