Des milliers de Syriens ont trouvé la mort dans leur ville dévastée. Comment les militaires américains, britanniques et français osent-ils parler de « frappes chirurgicales » ?
Tant au Kosovo qu’en l’Irak et en Syrie, les États-Unis et leurs alliés ont pendant des années tenté de faire croire à des « bombardements visant des cibles précises » et à des « frappes chirurgicales ». Cela a été un mensonge dans le passé, et il s’agit aujourd’hui encore d’un mensonge. Lorsque d’énormes quantités de bombes et de missiles sont utilisées contre des villes densément peuplées telles que Mossoul ou Raqqa, des centaines et peut-être même des milliers de civils sont alors tués. Pourtant, le mythe de la précision et des « des procédures méticuleuses » perdure. Notamment parce que des armées telles que la nôtre refusent de retourner simplement dans les villes qu’elles ont bombardées, et de reconnaître le nombre de morts à moins que des preuves irréfutables ne soient présentées par des intervenants comme Amnesty.
La semaine dernière, j’ai fait ce que les armées américaine, britannique et française refusent de faire : je suis allée à Raqqa pour voir de mes yeux ce qui est arrivé à cette ville à cause des bombardements massifs menés par la coalition dirigée par les États-Unis entre juin et octobre 2017.
C’était la première fois que je voyais une ville dans un tel état de destruction. Ce qui était détruit, ce n’était pas uniquement un quartier, mais presque toute la ville. Rappelez-vous Dresde pour vous faire une idée de ce que j’ai vu. Rue après rue, ce ne sont qu’immeubles évidés et sans fenêtres. Des kilomètres de décombres. Des tas de métal tordu. Rien que des ruines. Les habitants qui veulent reconstruire n’ont reçu aucune aide, et des familles entières en sont réduites à vivre dans des carcasses d’immeubles bombardés. De nombreux enfants passent leur journée à chercher dans les décombres des bouts d’acier et de plastique qu’ils pourront vendre pour acheter de quoi manger. Ils risquent de se blesser et de mourir à cause des bâtiments qui n’ont pas été sécurisés et des mines terrestres qui n’ont pas été désamorcées.
J’ai rencontré Mohamed, un charpentier de 28 ans qui s’occupe de son frère cadet, Rabi’a, paralysé depuis qu’il a été blessé lors du bombardement par la coalition, en octobre 2017, de l’immeuble où sa famille s’était abritée. La plupart de ses proches sont morts. Mohamed a perdu sa femme, deux enfants (dont le plus jeune n’était âgé que de 11 jours), ses parents et sa sœur, et le mari de cette dernière ainsi que leurs quatre enfants ont eux aussi été tués. Sa famille a été aussi dévastée que la ville qu’il continue d’habiter, et Mohamed consacre son temps à s’occuper de son frère. C’est bouleversant, tragique, et profondément émouvant.
La bataille qui a été menée pour chasser État islamique de Raqqa s’est déroulée selon le manuel de l’armée américaine moderne. Une attaque aérienne massive menée avec des puissances militaires motivées (dans le cas présent, le Royaume-Uni et la France) ; aucune utilisation de troupes au sol ; et le recours à des combattants par procuration au niveau des rues (dans le cas présent, les Forces démocratiques syriennes, milice menée par des forces kurdes). Le bombardement a été colossal. Pendant quatre mois, la coalition a intensivement pilonné la ville, avec des milliers de frappes aériennes (dont 215 menées par le Royaume-Uni, selon le ministère de la Défense britannique) et 30 000 tirs d’artillerie américains. Alors que l’on sait pertinemment que les tirs d’artillerie sont imprécis et ne doivent pas être utilisés dans des zones densément peuplées (leur utilisation est « non discriminante » pour reprendre le jargon du droit international), la coalition a procédé à d’innombrables tirs d’artillerie contre des zones résidentielles quatre mois durant. En fait, comme les forces américaines s’en sont elles-mêmes targuées, un nombre record de tirs d’artillerie ont visé les rues, les places et les immeubles du centre-ville de Raqqa, dépassant tous les chiffres enregistrés dans les conflits à travers le monde depuis la guerre du Viêt-Nam.
Comme j’ai pu le constater, le résultat est évidemment apocalyptique : 80 % de la ville n’est plus que décombres. Plus de 11 000 immeubles sont devenus inhabitables et Raqqa est largement considérée comme la ville la plus massivement détruite des temps modernes.
En plus de ce comportement irresponsable et meurtrier, la coalition a refusé d’envoyer des enquêteurs dans la ville saccagée pour établir la vérité au sujet de la fameuse « précision » dont elle s’est tellement vantée. Elle a refusé de créer un fonds d’indemnisation pour les personnes mutilées ou pour celles qui ont perdu des proches à cause de cette stratégie. Et, ce qui est peut-être encore plus préoccupant, elle a même refusé de tirer les leçons de ce dernier exercice de bombardement massif irresponsable.
Récemment, Amnesty et Airwars ont présenté aux autorités du Royaume-Uni, des États-Unis et de la France des éléments précis, rassemblés lors de nos propres missions d’enquêtes sur le terrain, prouvant qu’au moins 1 600 civils à Raqqa ont été tués par les raids aériens de la coalition, ce nombre étant 10 fois supérieur à celui qui avait été reconnu. Les informations que nous avons réunies au cours de nos enquêtes s'échelonnant sur une période de presque deux ans et incluant de multiples visites à Raqqa nous ont permis de constituer une base de données, comprenant les noms de plus 1 000 personnes tuées.
Ces deux dernières années, la coalition a, lorsqu’on lui a présenté des preuves irréfutables, répondu en niant les faits, en attaquant les messagers ou encore en admettant du bout des lèvres de faibles nombres de morts.
L’an dernier, quand Amnesty a publié un rapport de 70 pages basé sur 42 visites effectuées sur divers sites à Raqqa et des entretiens avec 112 habitants de Raqqa assiégés, le ministre de la Défense alors en poste, Gavin Williamson, a réagi non pas en exprimant sa préoccupation face aux conclusions de notre rapport, mais en dénigrant Amnesty à la Chambre des communes. Notre rapport a été jugé « extrêmement décevant » et « honteux ». Et nous devrions reconnaître le « formidable professionnalisme de la Royal Air Force ». Le fait de brandir le drapeau au lieu d’affronter des faits fort déplaisants a représenté un déni agressif de plus de la part d’un gouvernement qui est de moins en moins disposé à amener son armée à rendre des comptes.
La semaine dernière, celle qui a succédé à Gavin Willamson, Penny Mordaunt, a signalé que le Royaume-Uni ira à l’avenir encore plus loin dans son refus d’affronter les crimes de guerre que les forces britanniques sont accusées d’avoir commis à l’étranger.
Le fait que les combattants d’EI ont terrorisé et effectivement pris en otages d’innombrables personnes en Syrie et en Irak ne justifie en rien la campagne de bombardements aveugles menée par la coalition. Nos forces armées sont censées être d’un meilleur niveau que cela. Si tel n’est pas le cas, c’est en grande partie parce que nos responsables politiques et les hauts gradés continuent de brandir le drapeau et de se réfugier derrière le mensonge de la précision.
Cet article a initialement été publié par The Guardian.