À l’Est de l’Ukraine, dans une région déchirée par le conflit, de plus en plus de femmes sont les victimes silencieuses de violences conjugales et sexuelles. Démunies face à ces violences, elles n’ont personne vers qui se tourner pour obtenir une protection. En cause : la réponse inadaptée des autorités.
« Les femmes qui vivent dans l’est de l’Ukraine, en proie au conflit, ne se sentent pas en sécurité – ni dehors, ni chez elles » explique Oxana Pokaltchouk, directrice de notre section ukrainienne. Et pour cause, en 2018, le nombre de cas de violence domestique signalés a augmenté de 76 % dans la région de Donetsk et de 158 % dans celle de Louhansk par rapport à la moyenne des trois années précédentes.
Le conflit dans l'Est de l'Ukraine se poursuit depuis sept ans et continue de faire payer un lourd tribut à la population civile. Plus de 3 340 civils, hommes, femmes et enfants, ont été tués depuis le début du conflit et 7 000 autres blessés. Des dizaines de milliers d'habitations civiles ont été détruites ou endommagées et quelque 1,5 million de personnes ont été déplacées. Les violations du cessez-le-feu se poursuivent et l'Est de l'Ukraine serait l'une des régions du monde les plus contaminées par les mines terrestres, touchant plus de 2 millions de personnes.
Nous avons interrogé* sept ONG locales - à Bakhmut, Sloviansk, Kramatorsk et Sviatohirsk - et cinq réseaux de femmes implantés dans des petites villes et villages le long de la ligne de contact qui ont tous signalé l'impact du conflit en cours sur les violences domestiques. « Je pourrais dire avec certitude que la violence domestique s'est aggravée à cause du conflit et des conditions économiques [de vie] » témoigne un psychologue qui travaille avec des femmes et des enfants locaux et déplacés à Kramatorsk et Sviatohirsk.
Si les crises sociale et économique dévastatrices, l’accessibilité des armes et le traumatisme occasionné par le conflit armé qui se poursuit entre les autorités ukrainiennes et les séparatistes soutenus par la Russie ont aggravé la situation des violences conjugales et sexuelles, notre rapport Not a private matter : domestic and sexual violence in eastern Ukraine* pointe également les multiples défaillances du système censé protéger les victimes, et en particulier les femmes.
À Kramatorsk, dans la région de Donetsk © Nadzeya Husakouskaya
« Ne pas faire honte à son époux »
« Il est très inquiétant que ces femmes, dont la vie est déjà gravement perturbée par le traumatisme et la destruction causés par le conflit, se retrouvent sans assistance et ne puissent pas s’en remettre aux autorités qui ont la responsabilité de les protéger de la violence domestique et sexuelle » explique Oxana Pokaltchouk.
Malgré des évolutions positives de la législation nationale ces dernières années, de graves lacunes persistent dans la protection des victimes de violence conjugales et sexuelles dans le pays. Les policiers demeurent réticents à enregistrer les plaintes de victimes de violence domestique et l’impunité généralisée dissuade nombre d’entre elles de parler. Dans 10 cas sur les 27 exposés dans le rapport, les femmes n’ont pas signalé à la police les violences qu’elles ont subies. Pourquoi ? Parce qu’elles pensaient que les autorités ne réagiraient pas de manière adaptée, voire ne prendraient aucune mesure.
Une femme enceinte battue par son mari, soldat mobilisé à l’époque, nous a expliqué ne pas avoir porté plainte, estimant que cela n’en valait pas la peine. Elle a déclaré avoir reçu des pressions de la part de la hiérarchie militaire, qui lui a demandé de retirer une précédente plainte (déposée lorsque son mari lui avait cassé le nez) afin de « ne pas faire honte à son époux ».
Oxana Mamtchenko © Anthony Cole
Des victimes laissées sans protection
De même, la nouvelle législation ukrainienne confère aux policiers le pouvoir de prononcer des ordonnances de protection d’urgence, interdisant aux auteurs présumés de violences de pénétrer et de rester au domicile où une victime réside, ainsi que de la contacter pendant 10 jours. Mais d’après les cas que nous avons examinés, ce dispositif est rarement utilisé et, lorsqu’il l’est, n’est pas appliqué comme il se doit.
Oxana Mamtchenko a subi des violences physiques, psychologiques et économiques pendant 20 ans de la part de son ex-mari, père de ses 12 enfants. Après avoir quitté le domicile conjugal avec ses enfants, entre janvier 2019 et janvier 2020 Oxana a obtenu trois mesures de restriction et une ordonnance de protection d’urgence à l’encontre de son ex-mari et déposé plusieurs plaintes auprès de la police. Son ex-mari n’a tenu compte d’aucune de ces décisions et les autorités n’ont pas réussi à les faire respecter pleinement. En mai 2020, il a été condamné à une peine d’un an avec sursis pour non-respect d’une mesure de protection, mais il n’a pas été condamné pour violence domestique.
Il faut savoir qu'en Ukraine, les violences familiales relèvent à la fois du droit administratif et du droit pénal. Actuellement, il faut qu’un auteur présumé de violence domestique ait déjà été condamné à deux peines administratives à la suite de tels faits pour que des poursuites pénales puissent être engagées. Quant aux membres de l’armée et de la police, ils sont exemptés de procédure administrative dans les tribunaux de droit commun, ce qui les protège de fait des poursuites pénales pour violence domestique.
Dans la région de Donetsk © Anthony Cole
Violence sexuelle en zone de conflit
Nos recherches montrent par ailleurs que de nombreuses femmes habitant dans l’Est de l’Ukraine continuent d’être victimes de violences sexuelles de la part de militaires, surtout dans les zones proches de la ligne de front.
Nous avons recueilli des informations sur huit cas de violences sexuelles commises à l’encontre de femmes et de jeunes filles civiles par des membres de l’armée, dont deux viols, une tentative de viol et cinq cas de harcèlement sexuel, en 2017 et 2018 dans des zones résidentielles proches de la ligne de front.
L’Ukraine doit accélérer ses efforts
« Les autorités ukrainiennes doivent réformer rapidement et de manière exhaustive la législation afin de protéger les victimes de violence liée au genre et de violence domestique. Ces réformes ne peuvent être efficaces que si elles sont issues d’une véritable consultation des victimes et des organisations de défense des droits des femmes » plaide Oxana Pokaltchouk.
Le gouvernement ukrainien a montré depuis quelques années sa volonté de s’attaquer au problème de la violence à l’égard des femmes. Il est maintenant temps d’accélérer ses efforts. L’Ukraine doit ratifier la Convention d’Istanbul. Cette dernière fournira aux autorités une feuille de route claire pour introduire des réformes. Elles passeront notamment par de nouvelles améliorations de la législation, des programmes de formation pour les fonctionnaires et le public et un mécanisme de signalement des violences efficient.
* Entre janvier et novembre 2019, nous nous sommes rendus à six reprises dans les régions de Donetsk et de Louhansk contrôlées par le gouvernement. Nous n’avons pas pu accéder aux zones contrôlées par les séparatistes, qui ne sont donc pas couvertes par ce rapport.
L’échec des initiatives gouvernementales contre la violence domestique
Au cours des trois dernières années, l’Ukraine a adopté un nouveau cadre législatif et institutionnel en matière de violence liée au genre, respectant généralement le droit international relatif aux droits humains.
Le pays a notamment adopté la Loi de 2018 relative à la prévention et à la lutte contre la violence domestique, mis en place des ordonnances de protection et des centres d'hébergement d’urgence, et créé des brigades de policiers formés pour traiter les situations de violence familiale.
Les nouvelles dispositions et initiatives sont ainsi souvent insuffisamment mises en œuvre et l’Ukraine n’a toujours pas ratifié la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul).