Lors d’une émission télévisée le 23 mai dernier, Camélia Jordana témoignait de l’insécurité ressentie face à la police par de nombreuses personnes, dont elle-même, notamment si elles ne sont pas blanches et particulièrement en banlieue.
Sa prise de parole a généré une vague de soutien et de nombreux témoignages allant dans le même sens, sous le hashtag #MoiAussiJaiPeurDeLaPolice. Elle a également donné lieu à une intense polémique, faisant même réagir le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, qui a qualifié les propos de Camélia Jordana de “honteux et mensongers”.
Sortons d’un débat binaire et stérile “Je suis Camélia Jordana” ou “Je ne le suis pas”. Il ne s‘agit pas non plus de juger si les mots qu’elle a utilisés étaient les plus adéquats. Son intervention a le mérite de poser les questions nécessaires et d’appeler les autorités à traiter la question de fond : existe-t-il ou non des pratiques discriminatoires au sein des forces de l’ordre ? Il est essentiel que les autorités répondent de manière concrète et responsable aux interrogations soulevées par cet épisode et aux nombreuses allégations de discriminations, humiliations et/ou violences, aujourd’hui encore, en France.
Un débat doit être ouvert. Il faut exiger la plus grande transparence quant aux efforts mobilisés pour faire respecter les droits humains. Sans données chiffrées publiques suffisantes, comment appréhender complètement une problématique aussi complexe ? Comment, dans ces conditions, les autorités peuvent-elles renforcer et cibler efficacement les politiques de lutte contre les discriminations ? Le confinement que nous venons de vivre a été une période particulière pour observer et analyser les pratiques des forces de l’ordre. Des équipes d’Amnesty International ont ainsi authentifié quinze vidéos qui témoignent d’un usage illégal de la force par des policiers pendant cette période. Dans la majorité des situations recensées, étaient concernées des personnes résidentes de quartiers populaires et/ou non-blanches. Dans certaines vidéos, des propos discriminatoires tenus par des fonctionnaires de police sont clairement audibles et accablants. A Torcy les termes « Tafioles » et « baltringue » ont été prononcés. Sur L'Ile-Saint-Denis, c’était l’insulte « bicot ».
Comment ne pas être profondément heurté lorsque des personnes dont la mission est de protéger la population ont des pratiques inacceptables ou tiennent des propos indignes ? Comment se sentir en sécurité lorsque des représentants de l’Etat en uniforme s’affranchissent des principes les plus élémentaires et bafouent le droit à ne pas être discriminé ? Cela pourrait décourager des personnes de se tourner vers la police lorsqu’elles sont victimes de discriminations ou de violences.Pire encore, cela pourrait encourager d’autres personnes à se sentir légitimes, elles aussi, à commettre les mêmes violations que certains membres des forces de l’ordre. En outre, nombre d’indices nous permettent de penser que le chantier du profilage ethnique doit être ouvert au plus vite.
Les contrôles d’identité, en particulier, devraient être un sujet de préoccupation. Ils sont en principe, encadrés par l’article 78-2 du code de procédure pénale mais ce texte n’interdit pas formellement et explicitement aux forces de l’ordres d’avoir recours aux discriminations. Au contraire, il laisse suffisamment de marge pour permettre d’opérer différemment en fonction de l’apparence physique d’une personne. Dans d’autres pays comme la Belgique ou l’Espagne, nous avons pu observer dans le passé que l’absence de supervision et d’orientations claires des fonctionnaires de police a fait perdurer le risque de comportements discriminatoires. En France, des précautions rudimentaires pour éviter ce danger n’ont pas été prises, alors que des contrôles d’identités sont pratiqués de manière massive et quotidienne. Des institutions telles que le Défenseur des droits, la Commission Nationale consultative des droits de l’homme et même la Cour de cassation se sont exprimées sur ce sujet en des termes qui ne peuvent qu’accroître notre inquiétude. La Cour de Cassation constate ainsi que « les études et informations statistiques produites attestent de la fréquence de contrôles d’identité effectués, selon des motifs discriminatoires, sur une même catégorie de population appartenant aux "minorités visibles" ».
Le confinement a aussi été un révélateur sur ce point. Un traitement différencié pourrait avoir été réservé aux habitants de Seine-Saint-Denis. Selon les propos du ministre de l’Intérieur, ceux-ci auraient fait l’objet plus du double de contrôles par rapport à la moyenne nationale. Pourquoi ? Aucun argument pour justifier cette différence avec le reste du territoire ne nous a convaincus. Certainement pas les derniers en date, avancés par Laurent Nunez, Secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, dans son interview pour Libération publiée le 28 mai.
Les autorités doivent amorcer un dialogue sincère et ouvert. Cela doit se faire avec nous, ONG de défense des droits humains, mais aussi avec l’ensemble de la population en étant particulièrement à l’écoute des personnes concernées. Il est temps de montrer que tout est mis en œuvre pour enrayer les pratiques discriminatoires au sein des forces de l’ordre. Il ne s’agit pas d’appeler à la haine et la violence contre elles, il s’agit de regarder en face la réalité. Celle d’une défiance persistante de nombreuses personnes à l’égard de la police.
La politique du déni n’a jamais rien résolu, celle du dialogue constructif, si.
Cette tribune a été publiée sur le site de l'Obs le 29/05. Vous pouvez la consulter ici : https://www.nouvelobs.com/societe/20200529.OBS29505/tribune-delit-de-facies-la-politique-du-deni-n-a-jamais-rien-resolu.html