Symbole du melting pot à l'américaine, le Bronx s'embourgeoise petit à petit. Il reste toutefois le triste symbole d'une discrimination sociale et raciale aux Etats-Unis. Témoignages croisés.
Saliou Sarr, 25 ans, rabat le touriste à l’entrée sud-ouest de Central Park. Comme d’autres Noirs, Africains pour la plupart, il propose des promenades en cyclopousse, pour 3 dollars la minute. Fils d’immigrés sénégalais, né à New York, il ne parle pas un mot de français et explique en anglais, avec son accent américain, qu’il a étudié dans des écoles publiques situées uptown. C’était en pleine « gentrification » de Harlem, ce haut lieu noir de Manhattan, où l’arrivée de bourgeois et d’étudiants blancs n’a cessé de faire flamber les loyers ces dernières années.
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Il faut compter 2 000 à 3 000 dollars pour un trois-pièces, contre 1 200 dollars dans le Bronx, où ses parents se sont résolus à déménager. Certes moins cher, le Bronx fait l’objet du même phénomène de spéculation immobilière que Harlem et Brooklyn, avec les prémices d’embourgeoisement sur ses flancs sud. Desservi sur son axe nord-sud par le métro aérien, y vivent surtout des Noirs et des Latinos (36 % de la population, pour 30 % de Blancs et un tiers de minorités diverses). Des maisons plus ou moins délabrées, jouxtent des barres d’immeubles de briques – ces projects (cités) qui abritent les familles défavorisées – mais également The Bronx Zoo et l’immense Jardin botanique de New York.
Le jour et la nuit
Dans ces avenues tranquilles, marquées par une présence policière plus discrète qu’à Manhattan, on ne voit plus, comme dans les années 1990, des fumeurs de crack sur les trottoirs. Il n’empêche, le Bronx reste sous la coupe de gangs qui, la nuit, s’en disputent les territoires pour le trafic de drogue. En résulte une tension qui peut se solder par des brutalités.
« Un soir, il faisait froid, et je traçais vers minuit pour rentrer chez moi.». Les policiers m’ont fouillé, témoigne Saliou Sarr.
J’ai levé les mains tout de suite et je les (la police) ai laissés faire. Jamais ce ne serait arrivé si j’avais été un Blanc marchant un peu vite dans un autre quartier
Saliou Sarr, 25 ans
Amadou Diallo, un Guinéen de 23 ans, employé comme livreur, a été abattu en bas de son immeuble, le 4 février 1999, alors qu’il n’avait pas d’arme sur lui. Son tort ? Avoir mis la main à sa poche lors de son arrestation. Sur les 41 balles tirées par quatre policiers blancs qui cherchaient un violeur en série « correspondant à son profil », 19 l’ont touché. Depuis, les familles d’immigrés africains de New York font comme les parents des jeunes Afro-Américains.
Elles apprennent à leurs garçons adolescents comment contrôler leur corps et se mouvoir face à la police, pour éviter tout geste équivoque susceptible de provoquer des tirs.
Lydie Diakhaté, cinéaste franco-sénégalaise installée à Manhattan.
Les jeunes noirs de 15 à 24 ans courent cinq fois plus le risque de se faire tuer lors de contrôles de police que leurs compatriotes blancs, selon la version américaine du quotidien britannique The Guardian. « Tout le monde a peur dans ce pays à cause du port d’armes autorisé, note de son côté Dame Babou, journaliste sénégalais, fondateur à Harlem de la radio African Time. La police a tué 900 civils en 2015, qui n’étaient pas tous Noirs et désarmés. N’oublions pas que 42 policiers ont été tués aux États-Unis dans l’exercice de leurs fonctions en 2015 ».
Un contrôle hors contrôle
Amadou Diallo a succombé avant les attentats du 11 septembre 2001, mais déjà à l’époque, le maire républicain Rudy Giulani (1994-2001), avait entrepris, avec sa politique de « tolérance zéro », de « nettoyer » New York et d’en sécuriser tous les quartiers – Bronx inclus. Après le 11-Septembre, la machine policière s’est emballée, note Vince Warren, directeur du Centre pour les droits constitutionnels (CCR, voir p. 22). « Des ressources fédérales massives ont servi à la police de New York pour faire des arrestations au faciès. Pas moins de 80 % des personnes arrêtées étaient noires ou latinos, et seulement 10 % d’entre elles avaient commis des délits… On parle de 5 millions de gens arrêtés en cinq ans, dans une ville de 8 millions d’habitants. Ces chiffres montrent que la situation était totalement hors de contrôle ». Les maires successifs de New York, le républicain Michael Bloomberg de 2002 à 2013 et le démocrate Bill de Blasio depuis 2014, ont relâché la pression, sans venir à bout de la criminalité dans le Bronx, trois fois plus élevée que la moyenne nationale, avec 20 800 affaires recensées par la police en 2015 (dont 91 meurtres, 351 viols, 5 400 agressions violentes). Un taux de criminalité en baisse de 74 % et 23 % par rapport à ceux de 1990 et 2001, insistent les rapports de police. Malgré ces progrès, des murs invisibles séparent toujours les communautés noires et blanches du nord de New York.
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Justice à deux vitesses
Timothy, Afro-Américain de 32 ans, aspirant-comédien et chômeur, issu d’une cité du Bronx, alpague les passants sur la 7th Avenue à Midtown, près de Times Square. « Je vois que vous aimez bien les gens noirs », leur lance-t-il, la main tendue, avant de proposer son dernier CD de hip-hop contre 10 dollars – le prix de deux cafés. Il vient d’une barre d’immeubles où tout espoir n’est pas mort – « même si la police est là pour nous tuer », lâche-t-il. À ses yeux, la justice traite différemment les Noirs et les Blancs dans son pays. « Si un Blanc se fait arrêter avec 5 grammes de cocaïne, il va en désintoxication, poursuit Timothy. Qu’un Noir se fasse arrêter avec la même chose, il en prend pour deux ou trois ans ferme. Des années de prison dont il sortira amoché et pire, ayant fréquenté des voleurs et des assassins ». De son côté, Saliou Sarr, refuse de subir :
J’ai des copains blancs, mais je ne suis pas représentatif. Je vis le racisme tous les jours. Les femmes blanches serrent leur sac à main contre elles quand elles passent près de moi. Elles tirent aussi leurs enfants. Un Noir, c’est quelqu’un de mauvais et de dangereux. C’est l’idée qui domine aux États-Unis. On est en 2016 et on n’attendra pas. Si cette idée ne s’en va pas, c’est nous qui devrons partir !
Saliou Sarr
Le projet de ce jeune Américain de la seconde génération d’immigrés sénégalais consiste à amasser assez d’argent pour aller vivre « à Dakar, là où c’est chez moi », dit-il, bien qu’il n’ait jamais mis les pieds au Sénégal. Pour lui, les États-Unis restent le pays où se côtoient deux mondes qui s’ignorent : « Le monde blanc downtown », pointe-t-il dans la direction de Manhattan, « et le monde noir uptown », le doigt vers le nord, en direction de Harlem et du Bronx.