L’interdiction de l’avortement divise la société irlandaise. Le gouvernement annonce un référendum en 2018.
Dans les combles d’un pub de Dublin, Michie Hayams, fondatrice de la chorale Voices for Choice, répète le concert qu’elle doit donner lors d’un prochain festival de musique.
Sa voix, cristalline, s’élève dans la pure tradition des complaintes irlandaises. Son visage rond et jovial, son rouge à lèvres vif, contrastent avec la gravité de ses textes.
Accompagnée d’un guitariste, d’une pianiste et de quinze chanteuses, Michie raconte le chagrin, la peur et la colère de ces milliers d’Irlandaises « victimes d’une législation cruelle ».
L’Irlande est le seul pays européen à avoir introduit, dans sa Constitution, le droit à la vie de l’enfant à naître (unborn), au même titre que celui de la mère. Approuvé par référendum en 1983, ce huitième amendement interdit tout simplement l’avortement sur le territoire irlandais. Une femme enceinte ne peut avorter en Irlande, après un viol, un inceste, en cas de malformation du fœtus même s’il est avéré que celui-ci n’a aucune chance de survie.
« Prendre le bateau »
Chaque année, environ 4 000 femmes quittent leur pays pour avorter à leurs frais à l’étranger. Le plus souvent, elles prennent le ferry pour l’Angleterre. On dit ici qu’elles « prennent le bateau ». « Chaque jour, elles sont ainsi une dizaine à embarquer et à traverser la mer d’Irlande, dans le plus grand secret », chante Michie. Sous les combles, l’émotion est palpable, des larmes coulent sur le visage de l’une des choristes.
Mais les regards sont déterminés et une incroyable énergie émane du groupe : « Nous demandons la suppression du huitième amendement et la libéralisation sans condition de l’avortement dans notre pays ».
Le voyage, les soins et le séjour coûtent environ 1 500 euros. Celles qui n’ont pas les moyens de les payer ou les immigrées qui doivent demander un visa pour sortir du territoire prennent le risque d’avorter seules, parfois au péril de leur vie.
Dans le plus grand secret, elles contactent des associations basées à l’étranger comme Women on Web ou Women on Waves et se procurent des médicaments abortifs commandés sur Internet.
On en compterait plus de 1 000 par an : des criminelles au regard de la législation en vigueur, passibles de quatorze ans de prison.
« Un électrochoc pour notre génération »
Marche pour le droit à l'avortement en Irlande © Amnesty International Ireland
La chorale Voices for Choice, membre de l’association Abortion Right Campaign, veut mobiliser le grand public et libérer la parole des femmes.
Elle a été créée après la mort de Savita Halappanavar, une dentiste irlandaise d’origine indienne, victime d’une fausse couche en 2012. La jeune femme s’était vue refuser un avortement dans un hôpital de Galway au motif que le cœur de son bébé battait encore. Le corps médical n’avait pu intervenir qu’à la mort effective du fœtus – trop tard – Savita Halappanavar décédant peu après d’une infection généralisée.
« Un électrochoc pour notre génération », explique Neil, 32 ans, le guitariste du groupe. Sur les réseaux sociaux, sa mort avait suscité la colère de la jeunesse contre le gouvernement et la législation en vigueur.
Elle signait aussi le début du combat pour la modification de la Constitution irlandaise et le lancement des premières marches « for choice ».
Depuis 2012, celles-ci ont lieu chaque année, le troisième week-end de septembre, avec pour objectif le retrait du huitième amendement et le droit à l’avortement « free, safe and legal ». Mais, pour Michie Hayams, cette question de l’avortement reste encore taboue en Irlande en raison du poids de l’Église.
Le mariage homosexuel légalisé en 2015
J’ai eu huit enfants et j’ai connu trois avortements en Angleterre, pour des raisons socio-économiques et des malformations fœtales graves. Selon la loi de l’Eglise catholique en vigueur en Irlande, ma vie valait moins que celle d’un enfant mort dans mon ventre »
Margareta d’Arcy, une artiste de 80 ans venue soutenir la nouvelle association, Nasty Women, engagée dans la promotion du droit des femmes.
Entourée de jeunes militantes admiratives, elle ne mâche pas ses mots : « Pour l’Église, la vie d’un être qui n’est pas né, qui est parfois même déjà stoppée ou condamnée naturellement, vaut plus que celle d’une mère qui doit s’occuper de ses enfants et les nourrir. C’est absurde, trivial et cela relève tout simplement de la propagande ».
Pour de nombreux Irlandais, si l’Église a perdu de son influence dans la société suite à une série de scandales pédophiles, elle reste encore très puissante dans les cercles du pouvoir notamment sur ce sujet et même si l’Irlande a légalisé en 2015 le mariage homosexuel par référendum. Assise dans le petit jardin de sa maison de ville, une tasse de thé à la main, Ailbhe Smyth, militante de la « Cause » depuis les années 1970, explique dans un français parfait cette spécificité irlandaise.
Directrice de la Coalition pour le retrait du huitième amendement, Coalition to Repeal, qui regroupe une centaine d’associations, elle rappelle que le nationalisme irlandais s’est longtemps identifié au catholicisme pour résister aux Anglais protestants et anglicans. L’Église catholique s’est, en outre, toujours occupée des plus pauvres notamment en matière d’éducation et de santé.
« Elle demeure encore très puissante, explique-t-elle, car elle est toujours propriétaire des terres sur lesquelles ont été bâtis hôpitaux et écoles. Chacune de ces structures compte au moins un représentant de l’Église dans son conseil d’administration ». Les mentalités y restent, de fait, empreintes d’une forte éthique catholique. « Il y a encore relativement peu d’éducation sexuelle à l’école, surtout si les professeurs sont âgés. Les jeunes filles connaissent mal leur corps et la contraception ».
Un corps médical sous contrainte
Les pratiques médicales s’avèrent également conditionnées par les mentalités.
Le directeur juridique de l’hôpital dans lequel je travaille est membre de l’Opus Dei. Cela a forcément une influence considérable sur les décisions prises dans l’établissement
Un médecin irlandais soucieux de garder l’anonymat.
Les maternités sont encore majoritairement installées à l’écart des autres services. « C’est un petit milieu, un environnement étroit, les obstétriciens tout puissants échangent peu avec d’autres collègues travaillant dans d’autres disciplines ».
Passibles, à l’instar de leurs patientes, de quatorze ans de prison en cas d’avortement, les médecins irlandais évoluent dans un environnement contraignant. Ils peuvent informer leurs patientes sur les solutions qui existent en dehors de l’Irlande mais c’est aux femmes de faire les démarches : « Jamais vous ne mentionnez le mot avortement, jamais vous ne l’écrivez. Je dis juste aux femmes : si vous le souhaitez, je peux vous donner les coordonnées de l’un de mes collègues en Angleterre pour que vous ayez un second avis ».
Fausse avancée
Si le mouvement pro-avortement, Repeal the 8th, prend de l’ampleur en Irlande, les Pro Life Campaign, anti avortement, sont aussi très puissants.
D’après les chiffres fournis par Ailbhe Smyth, qui analyse depuis quarante ans l’évolution de son pays sur le sujet, « 20 % de la population reste viscéralement hostile à l’avortement, 25 % exige le choix sans conditions, le reste veut que cela bouge mais ne sait pas encore comment ni jusqu’à quel point ».
Dublin est régulièrement le théâtre de manifestations et d’affrontements entre les deux lignes.
Les anti avortement font des campagnes très violentes, ils font peur aux gens. Ils médiatisent des cas d’avortements extrêmes – au-delà de trente semaines – mais n’expliquent pas leur contexte. Ils font croire qu’il s’agit de grossesses non désirées alors qu’il s’agit en fait de cas génétiques graves.
Un obstétricien irlandais basé à Londres
L’homme a fait les frais de ces tensions. L’un de ses articles, consacré à l’avortement chez les adolescentes, lui a valu un déferlement de réactions, parfois haineuses, sur son blog. Pour John Mulligan, écrivain et journaliste, les politiques n’ont aucune cohérence sur le sujet. « Ce sont les mêmes qui s’opposent à la fois à l’avortement et à la signature de la convention de l’Onu sur le droit des personnes handicapées ».
Pour lui, un État qui impose une politique pro-life devrait mener une politique volontariste en matière de handicap mais aussi soutenir financièrement les familles pauvres qui ne peuvent assumer ces naissances.
Pourtant les lignes bougent, imperceptiblement. En juillet 2013, afin de calmer la contestation après le décès de Savita Halappanavar, le gouvernement avait décidé de légaliser l’IVG pour les femmes dont la vie pouvait être mise en danger pour des raisons médicales ou psychologiques. La tension était alors forte.
Le Premier ministre, Enda Kenny, avait reçu des « fœtus en plastique » et des lettres écrites avec du sang.
Mais pour Amnesty International Irlande, cette loi de 2013, au lieu de clarifier le cadre légal existant, n’a fait qu’apporter des contraintes supplémentaires à la procédure. À quel moment, en effet, définir un risque de mort ? Cette fausse avancée n’a fait, au final, qu’entériner un statu quo insupportable pour de nombreux Irlandais.
Une condamnation historique
Gerry et Gaye Edwards sont les premiers à parler de l'avortement publiquement. Le foetus porté par Gaye présentait une malformation grave du cerveau © Kasia Strek
La même année, Gerry Edwards, agent d’assurances de 45 ans et membre actif de l’association « Avorter pour raisons médicales », avait tenté de faire introduire dans la loi les cas de malformations fœtales. En vain !
« Pour l’Attorney General d’Irlande, la vie commence dès l’implantation de l’embryon », confie-t-il. Son association, qui soutient et informe les familles, veut aujourd’hui jouer sur la fibre nationaliste des hommes au pouvoir en expliquant qu’il apparaît « tout à fait absurde d’envoyer les femmes se faire avorter en Angleterre, dans ce pays dont on a exigé l’indépendance ».
Ce père de famille de quatre enfants regrette de n’avoir pas plus tôt raconté son histoire comme il le fait désormais depuis quelques mois. Il se confie avec émotion dans un joli parc de Dublin.
Mon témoignage d’homme et de père aurait certainement eu de l’impact et aurait peut-être, à l’époque, fait bouger les lignes mais j’ai eu peur.
Gerry Edwards, agent d’assurances de 45 ans et membre actif de l’association
Pour lui, seule une parole libérée fera disparaître les craintes des familles et la stigmatisation sociale. « Les gens pensent que le mot avortement signifie grossesse non désirée. C’est beaucoup plus complexe et subtil. Notre premier enfant, nous l’avions espéré et voulu…», murmure-t-il d’une voix brisée.
En 2001, Gerry et sa femme apprenaient, à la vingtième semaine de grossesse, qu’il manquait à leur bébé une partie de son cerveau et que celui-ci n’avait, dès lors, aucune chance de survivre. Mais en Irlande, la grossesse doit être menée à son terme. « Nous avons décidé d’avorter parce que c’était pour nous une souffrance psychique insupportable que de savoir notre enfant irrémédiablement condamné. Cela a été une tragédie personnelle à laquelle s’est ajoutée la nécessité de garder le secret, de quitter notre pays en cachette, de franchir une frontière ».
Gerry et sa femme sont partis pour l’Irlande du Nord à l’aube d’un jour de février 2001 : « Je n’oublierai jamais ce voyage glacial, l’interrogatoire des gardes-frontières, la peur que j’ai ressentie, les chiens autour de la voiture. J’avais l’impression d’être un réfugié sanitaire, de vivre un cauchemar ». Quelques jours après leur retour, ils recevaient, par la poste, les cendres du fœtus glissées dans une enveloppe en papier kraft. « Notre État nous traite de manière inhumaine, tout cela est d’une violence inouïe, souffle-t-il les yeux embués de larmes, les conséquences psychologiques sont souvent terribles pour les familles ».
En février 2016, le Comité contre la Torture de l’ONU a condamné l’Irlande pour non-respect du droit des femmes. En juin de la même année, le Comité des droits de l’homme de l’organisation internationale lui demandait de modifier sa loi sur l’avortement, jugeant qu’elle soumettait les femmes à « un traitement cruel, inhumain et dégradant ».
En parallèle – une première ! –, il condamnait l’État irlandais à verser 30 000 euros de dédommagement à Amanda Mellet, qui – apprenant en 2011 que son fœtus était atteint d’une trisomie 18, fatale –, avait été obligée de partir avorter en Angleterre.
En février 2016, le Comité contre la Torture de l’Onu a condamné l’Irlande pour non-respect du droit des femmes.
Elle avait, quelques semaines plus tard, déposé une plainte auprès du Comité des droits de l’homme de l’Onu. En juillet 2016, sous la pression, le gouvernement irlandais présentait au Parlement un projet de loi visant à assouplir la législation sur l’avortement. En vain. L’été dernier, il a décidé, contre toute attente, d’organiser un référendum sur le sujet au printemps 2018. Sa date n’a pas encore été arrêtée mais les forces en présence se mobilisent.
Le gouvernement a mis en place une assemblée de 99 citoyens représentatifs de la société irlandaise pour travailler sur la question. Seize propositions, actuellement en cours d’élaboration, sont appelées à être soumises au gouvernement.
Andrea Horan, militante pro-avortement et patronne d’un bar à ongles glamour dans un petit quartier branché de Dublin © Kasia Strek
Parallèlement, anti et pro avortement affûtent leurs arguments. « Je sensibilise les femmes dans mon salon de beauté », explique Andrea Horan, militante pro-avortement et patronne d’un bar à ongles glamour dans un petit quartier branché de Dublin : « Je laisse des prospectus sur la table de la salle d’attente, des pins, des t-shirts et des sweat-shirts Repeal8 ». Mais, pour cet obstétricien de Dublin qui tient à conserver l’anonymat, le plus important sera l’objet même de ce référendum : « L’enjeu sera-t-il de retirer l’amendement 8 ou de ne légiférer que sur les cas particuliers ? Si l’on s’en tient aux seuls aspects médicaux, il se peut que le "oui" passe. Mais cela mettra une grosse pression sur les médecins. Pour deux fœtus confrontés à un même problème grave, il n’y a pas forcément d’issue unique ».
Pour lui, il serait plus courageux de la part du gouvernement d’ouvrir l’avortement sans conditions plutôt que de se reposer sur la seule conscience des médecins.
Chaque citoyen serait alors responsable de sa décision. « Je pense que la société est moins conservatrice et plus mature que les politiques », lance-t-il un brin optimiste. Encore faut-il qu’un peu de pédagogie soit développée sur le sujet, que la population soit réellement informée – pas seulement dans les grandes villes – et surtout que le gouvernement de coalition qui a proposé ce référendum tienne jusqu’au printemps prochain. Le sujet est, quoi qu’il en soit, désormais posé, le processus en marche. Mais la bataille va être rude cette année en Irlande.