Après la publication de l’avant-projet de loi «confortant les principes républicains» que le gouvernement français discutera le 9 décembre, nous constatons avec inquiétude que certaines des dispositions de ce texte menacent la liberté d'association et peuvent avoir un effet dissuasif sur les défenseurs des droits humains et les organisations de la société civile. En particulier, l'avant-projet de loi élargit les motifs que le gouvernement peut invoquer pour dissoudre une association.
La dissolution d'une organisation est une mesure extrême qui ne peut être justifiée que dans des circonstances très limitées. Par exemple, en vertu du droit européen relatif aux droits humains, la dissolution se justifie s'il existe un lien étroit et direct entre une organisation et un acte criminel ou si l'organisation mène des activités qui constituent une atteinte imminente aux droits d'autrui ou qui rejettent fondamentalement les institutions démocratiques et l'état de droit.
L'avant-projet de loi autorise les autorités à dissoudre une organisation pour de nouveaux motifs vagues tels que les agissements portant atteinte à la dignité humaine ou l'exercice de pressions psychologiques ou physiques sur autrui.
Le droit français actuel relatif à la dissolution des organisations pose déjà problème, car il autorise le gouvernement à dissoudre une organisation pour des motifs vagues et sans contrôle judiciaire préalable. En droit français, le Conseil des ministres peut dissoudre une organisation par décret, par exemple si celle-ci promeut des rassemblements armés, incite à la violence, à la haine ou à la discrimination ou se livre à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme. La législation française n'impose pas que la décision du gouvernement de dissoudre une organisation fasse l'objet d'un contrôle judiciaire préalable. Une fois prononcé, tout décret de dissolution peut être contesté devant un tribunal administratif.
Le ministre français de l'Intérieur Gérald Darmanin à l'Assemblée Nationale le 20 novembre 2020, Paris, France, ©Bertrand Guay / AFP
À la suite des terribles attentats de Conflans-Sainte-Honorine et de Nice, en France, les autorités françaises ont entrepris de dissoudre plusieurs organisations. Gérald Darmanin, ministre français de l'Intérieur, a annoncé aux médias son intention de dissoudre le Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF), une organisation non gouvernementale (ONG) qui combat la discrimination à l'égard des musulmans. Il a qualifié cette association d'«ennemie de la République» et d'«officine islamiste».
La dissolution du CCIF serait un coup porté au droit à la liberté d'association et aurait un effet dissuasif sur tous les défenseurs des droits humains engagés dans la lutte contre le racisme et la discrimination. À ce jour, les autorités françaises n'ont fourni aucune preuve susceptible de justifier la dissolution de cette association. Rien ne montre que le CCIF représente un danger manifeste et imminent pour la sécurité nationale ou l'ordre public, qui pourrait justifier sa dissolution.
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Après les attentats de Vienne, en Autriche, le chancelier autrichien, Sebastian Kurz, a annoncé que la loi sur les associations (Vereinsgesetz) allait être renforcée, que de nouveaux motifs de fermeture de lieux de culte seraient introduits et qu'une nouvelle infraction d'« islam politique » punirait les personnes « qui se sont pas elles-mêmes terroristes mais qui font le terreau du terrorisme ». Ces annonces suscitent, entre autres, un certain nombre d'inquiétudes en ce qui concerne les droits à la liberté d'association et de religion, ainsi qu'en termes de liberté et de sécurité.
La ministre autrichienne des affaires européennes Karoline Edtstadler, le président du Conseil européen Charles Michel et le chancelier autrichien Sebastian Kurz viennent rendre hommage aux victimes de l'attaque terroriste à Vienne, le 9 novembre 2020, ©Roland SCHLAGER / APA / AFP
Les annonces des autorités autrichiennes et françaises interviennent dans un contexte de renforcement des efforts de lutte contre le terrorisme par les États membres de l'Union européenne (UE) à la suite des récents attentats survenus en Autriche et en France. Le 13 novembre 2020, les ministres de l'Intérieur des pays de l'UE ont signé une déclaration dans laquelle ils affirment, entre autres, que « les organisations qui n'agissent pas dans le respect de la législation en vigueur et qui soutiennent des contenus contraires aux libertés et aux droits fondamentaux ne doivent pas recevoir de financements publics, ni à l'échelon national, ni au niveau européen. Il convient par ailleurs de limiter l'exercice d'une influence étrangère indésirable sur les organisations civiles et religieuses nationales par le biais de financement non transparents». Bien soit difficile de savoir pour l'instant dans quelle mesure cette déclaration va être suivie de mesures concrètes, ces affirmations suscitent des inquiétudes quant à l'utilisation de l'argument de la sécurité nationale ou de l'ordre public pour supprimer ou restreindre des financements de façon indue ou disproportionnée. Nous avons déjà souligné combien les dispositions pénales de certains pays concernant par exemple « l'apologie du terrorisme » ou la « glorification du terrorisme » étaient vagues et pouvaient donc être utilisées comme motif pour réduire l'opposition au silence et fermer des associations.
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DISSOLUTION DES ORGANISATIONS : L'UNE DES RESTRICTIONS LES PLUS SÉVÈRES À LA LIBERTÉ D'ASSOCIATION
En vertu du droit international relatif aux droits humains et des normes en la matière, les États peuvent restreindre les droits à la liberté d'association et à la liberté de religion et de conviction, mais à condition que les restrictions en question soient prévues par la loi et indispensables pour protéger la sécurité nationale, la sûreté publique, l'ordre public, la santé publique ou les droits d'autrui. Toute restriction doit également être nécessaire et proportionnelle à l'objectif poursuivi. La dissolution d'une association est l'une des restrictions les plus sévères du droit à la liberté d'association. Le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit de réunion pacifique et la liberté d’association a souligné que la dissolution d'une association ne devait être possible qu’en cas de danger manifeste et imminent résultant d’une violation flagrante de la législation nationale, conformément au droit international relatif aux droits humains. Il a également indiqué que, dans une pratique optimale, toute dissolution devrait être prononcée par tribunal. Le rapporteur spécial a par ailleurs souligné que la dissolution d’une association devait être une mesure de dernier ressort et ne constituait une restriction justifiée à la liberté d’association que dans des cas extrêmes, par exemple lorsqu'une organisation promeut la haine raciale et se livre au harcèlement et à l'intimidation de minorités (voir par exemple l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme dans l'affaire Vona c. Hongrie). Le Comité des droits de l'homme des Nations unies a pour sa part conclu à des violations du droit à la liberté d'association dans des affaires où les autorités avaient fourni des raisons insuffisantes pour justifier une dissolution.
Les lignes directrices sur la liberté d'association élaborées conjointement par le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme (BIDDH) de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et par la Commission de Venise soulignent qu'une organisation peut être dissoute uniquement à la suite d'une décision rendue par une juridiction indépendante et impartiale. Le droit international du travail, qui s'applique plus spécifiquement au droit à la liberté d'association des travailleurs et travailleuses et des employeurs et employeuses, interdit clairement la dissolution administrative des organisations de travailleurs et d'employeurs.
Le président français Emmanuel Macron et le chancelier autrichien Sebastian Kurz assistent à un sommet vidéo européen pour trouver des réponses européennes au terrorisme, le 10 novembre 2020, Palais de l'Élysée, ©Michel Euler / POOL / AFP
LA DISSOLUTION D'ORGANISATIONS DANS L'UNION EUROPÉENNE
La Cour européenne des droits de l'homme a rappelé à plusieurs reprises que la dissolution d'une organisation était une mesure extrêmement sévère qui ne pouvait être prise que dans les cas les plus graves. Elle a souligné que toute mesure de dissolution non fondée sur des raisons admissibles et convaincantes pouvait « avoir un effet dissuasif sur l’association requérante, sur ses membres ainsi que, dans un cadre plus général, sur les organisations œuvrant pour la promotion des droits de l’homme ». Pour déterminer si la dissolution d'un parti ou d'une organisation de la société civile est proportionnelle et nécessaires dans une société démocratique, la Cour s'appuie sur un seuil de gravité des faits élevé. Par exemple, elle a conclu que la dissolution d'une organisation hongroise qui avait organisé des rassemblements anti-Roms et des activités paramilitaires d'intimidation et de harcèlement des Roms était proportionnelle et nécessaire car les activités en questions constituaient un préjudice menaçant de manière suffisamment imminente les droits d’autrui, qui risquait de saper les valeurs fondamentales sur lesquelles se fonde une société démocratique, parmi lesquelles la possibilité pour toute personne de vivre à l'abri de la ségrégation raciale. Le droit à la liberté d'association est aussi protégé par la Charte des droits fondamentaux de l'UE (article 12), qui est juridiquement contraignante pour toutes les institutions et tous les organes de l'Union européenne, ainsi que pour les autorités nationales quand elles appliquent le droit européen. En juin 2020, la Cour de justice de l'Union européenne a conclu que les règles relatives au financement des organisations par des personnes vivant à l'étranger limitaient le droit à la liberté d'association en Hongrie.
La Cour européenne des droits de l'homme a également jugé que la dissolution d'organisations défendant l'instauration de la charia et le rejet des principes démocratiques n'était pas incompatible avec l'article 11 de la CEDH (sur le droit à la liberté de réunion et d'association). Dans une affaire de ce type, elle a statué que la Cour fédérale administrative allemande avait mené une analyse détaillée des raisons justifiant la dissolution de l'organisation requérante, parmi lesquelles son rejet de la démocratie et de l'état de droit dont témoignaient le comportement et les déclarations de ses membres et de son président.
La Cour européenne des droits de l'homme a jugé que la dissolution d'un parti politique était justifiée dans les cas où les autorités nationales avaient établi un lien entre ce parti et ce que la justice considérait comme une organisation terroriste. Plus précisément, elle a conclu que les tribunaux espagnols avaient établi que Harri Batasuna et Batasuna étaient « des instruments de la stratégie terroriste de l'ETA » pour des raisons allant bien au-delà de leur simple « absence de condamnation […] des attentats commis par l’ETA ».