Un vaste corpus de lois a repris et durci des législations d’exception. État d’urgence et lois répressives sapent les libertés publiques.
Et, au fait, l’état d’urgence ? Malgré le déploiement des soldats en armes de l’opération Sentinelle dans les gares, sur les boulevards, aux abords des marchés, aux portes des spectacles, les Français ont le sentiment qu’il est devenu « invisible », selon le mot de Laurence Blisson, Secrétaire générale du Syndicat de la magistrature.
Peu évoqué par les principaux candidats, l’état d’urgence va durer jusqu’au 15 juillet prochain, plusieurs semaines après l’élection présidentielle. Qu’en fera celui ou celle qui en sortira vainqueur ? La perspective en fait frémir plus d’un. Pire, au-delà de l’état d’urgence, l’accumulation, pour ne pas dire l’empilement de mesures potentiellement liberticides inquiètent avocats, magistrats et acteurs des droits humains. L’heure n’est pas au tocsin, mais il faut cependant entendre la répétition des sonneries d’alerte.
Depuis des années, les gouvernements successifs ont renforcé les législations répressives au gré d’une actualité souvent dramatique. Le constat est unanime : l’exécutif va trop vite, sa précipitation sécuritaire le conduit à introduire dans le droit commun des dispositions législatives qui tenaient jusqu’alors de législations d’exception, et notamment de l’état d’urgence. C’est donc moins sa persistance que ce nouvel arsenal juridique extrêmement complexe qui est préoccupant.
L’état d’urgence contamine le droit commun, on assiste, avec l’accumulation de différents dispositifs, à une dérive des pouvoirs de l’État et des capacités des pouvoirs de l’État contre les citoyens
Laurence Blisson, Secrétaire générale du Syndicat de la magistrature
Nos libertés fondamentales – les droits d’expression, de réunion, de manifestation – se retrouvent prises dans une toile d’araignée menaçante. « C’est vrai qu’il ne faut pas seulement parler de l’état d’urgence, ajoute Marco Perolini, chercheur à Amnesty, qui étudie nos lois depuis plusieurs années. L’idée générale est soit la sécurité, soit la liberté et c’est très dangereux. Avant même l’état d’urgence pas mal de lois ordinaires ont voulu prévenir le terrorisme et renforcer la sécurité. Mais l’équilibre entre sécurité et liberté est très faible ».
Place Carrée aux Halles à Paris le 10 février 2017 © Jan Schmidt-Whitley
Le trou noir politique d’un arsenal législatif
Nos libertés semblent ainsi prises dans cette toile d’araignée, qui se tisse sous nos yeux non pas avec du fil de soie mais avec du barbelé.
C’est une fuite en avant, cela va trop vite, même si on peut faire remonter ce cycle d’atteintes aux libertés publiques aux lois Pasqua en 1986
Yasser Louati, animateur de l’association Justice et libertés pour tous
À situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles, justifie le gouvernement sortant. Mais, à travers de nombreux textes à la porosité attentatoire aux libertés publiques et au droit de la défense, il a fait de l’exceptionnel, de l’ordinaire.
« À quoi ouvre-t-on la voie ? », s’interroge Laurence Blisson. « Personne ne semble s’inquiéter de où cela pourrait nous mener un jour, ajoute Dominique Pradalié, porte-parole du Syndicat national des journalistes (SNJ). Que se passera-t-il si une prochaine majorité aggrave la situation ? ». « On en est revenu à la théorie du droit pénal élaboré par Gunther Jakobs, avec deux types de citoyens, ceux pour qui s’appliquent le droit commun, et les autres, les « ennemis » à qui on va appliquer un droit dérogatoire », précise Jeanne Sulzer, avocate et ancienne responsable de l’analyse juridique pour Amnesty International France.
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Reste à savoir qui va désigner les « ennemis », c’est d’ailleurs le trou noir politique de cet arsenal législatif. Là encore, on peut tout craindre d’une autre majorité, avec les misérables « campagnes » en sous-texte de la campagne présidentielle, contre les « migrants », les « fonctionnaires », les « juges », les « journalistes ». « On identifie dès aujourd’hui, poursuit Laurence Blisson, les germes d’une dérive autoritaire ». Pour Gérard Slama, maître de conférences à l’université Paris-Nanterre, « l’administration ne se réfère pas à un trouble à l’ordre public, mais craint plutôt un passage à l’acte, de sorte que l’on passe d’un ordre public objectif à un ordre public virtuel ».
La fragilité de concepts juridiques
Exemple de cet « ordre public virtuel », autour du « principe de précaution » qui a provoqué un « changement de logiciel inquiétant dans la classe politique » selon Laurence Blisson : le délit de consultation de sites islamistes.
Ce délit de « suspicion », issu d’une « logique prédictive » du trouble à l’ordre public, suscite chez les juristes un débat technique mais aussi philosophique. C’est un délit « très vague, sa définition n’est pas claire en droit national et même en droit international », explique Marco Perolini.
Dans d’autres pays, précise le chercheur, on emploie le terme de « glorification » et en Belgique un projet de loi vise le délit « d’apologie ». Le Conseil constitutionnel a censuré le vendredi 10 février 2017 le délit de consultation « habituelle » de sites djihadistes. Dès le lundi 13 février, les parlementaires adoptaient un texte à peine modifié, y ajoutant que la consultation devait s’accompagner d’une « manifestation de l’adhésion à l’idéologie », concept lui aussi juridiquement très vague.
Cette précipitation fut âprement dénoncée, à la fois parce qu’elle envoie un message de mépris au Conseil constitutionnel, en rejetant ses préoccupations de fond, et aussi parce qu’elle ajoute une brique à ce mur liberticide qui est en train de se monter en France.
D’autant plus inquiétant que l’état d’urgence confère déjà au ministère de l’Intérieur – et donc aux préfets et à la police – des pouvoirs exceptionnels. Rappelons qu’il permet de perquisitionner sans autorisation judiciaire, d’imposer des mesures de contrôle administratif sans ouverture de procédure pénale et d’interdire des manifestations.
Mais personne ne veut se coltiner son bilan. « Depuis le 21 juillet 2016, et la loi de prolongation de l’état d’urgence, le contrôle parlementaire a été diminué dans les faits », explique Laurence Blisson.
Des journalistes ont été harcelés, au moment de la COP 21 et des manifestations contre la loi travail. La liberté d’expression est plus que fragilisée, elle est souvent mise en cause.
Dominique Pradalié, porte-parole du Syndicat national des journalistes (SNJ)
Dans son rapport annuel, au chapitre sur la France, Amnesty International déplore que, pour certains cas, « les mesures de l’état d’urgence ont été prises sur des bases discriminatoires, les motifs invoqués étant fondés sur la pratique religieuse réelle ou supposée de la personne ».
Christine Lazerges, présidente de la CNCDH, estime également que « l’état d’urgence a créé du rejet et in fine du racisme, des discriminations. Insidieusement, il multiplie les peurs, produit des discriminations à l’emploi plus encore qu’il y en avait à l’égard de certains patronymes. Il entraîne de la dislocation du lien social » 3. Au lieu de produire de la sécurité, l’état d’urgence a engendré de la discrimination.
Rassemblement pour Théo Luhaka, victime de violences policières à Aulnay-sous-bois © Jan Schmidt-Whitley
Pour une stratégie de la désescalade
De plus et sans cesse, le gouvernement cherche à envoyer des messages aux forces de l’ordre. La question des violences policières – malheureusement loin d’être nouvelle en France – revient sur le tapis ces dernières semaines, avec la très violente interpellation de Théo Luhaka à Aulnay-sous-Bois, le 2 février, et la mise en examen d’un brigadier pour « viol », et de trois autres policiers pour « violences volontaires aggravées ».
Le jeune homme a, en outre, été traité de « bamboula ». Hasard fâcheux du calendrier, illustration de cette soumission à l’immédiateté qui inquiète tant les juristes, c’est le moment ou le Parlement débat de la loi sur la sécurité publique, qui va notamment faciliter l’usage des armes à feu par les policiers.
Incapable d’impulser un débat serein, hermétique aux manifestations contre les violences policières, le Parlement a adopté à la hâte un texte visant « à apaiser le malaise des forces de l’ordre, commente Christine Lazerges, présidente de la CNCDH. Il va surtout renforcer la défiance de la population à leur encontre, attiser les tensions et contribuer à fragiliser encore un peu plus la cohésion nationale ». Député sortant ex-PS, Pouria Amirshahi s’alarme lui aussi de la dérive de ce type de loi. Il rappelle que le Code de déontologie de la police, adopté en 1986, alors que Pierre Joxe était ministre de l’Intérieur, indiquait dans son article 1 que la police se devait de « défendre les libertés individuelles ».
En 2014, le nouveau code voulu par Nicolas Sarkozy puis mis en place par Manuel Valls fait disparaître cette mention. Le député plaide pour une stratégie de la « désescalade », plutôt que d’empiler des lois répressives, dénonce « une gouvernance de l’émotion et de la peur ». Il aurait préféré un débat nourri d’une évaluation des pratiques de terrain, du racisme ordinaire, des trous dans la formation des policiers, des difficultés sociales qu’ils rencontrent, plutôt qu’une énième loi aux accents liberticides. Il est cependant le seul, au sens propre. Le mercredi 8 février, lors du vote à la main levée du projet de loi à l’Assemblée, « Il y avait moins de vingt députés dans l’Hémicycle et un seul vote contre, le mien… »
Outre sa propension à accumuler les lois qui affaiblissent le pouvoir judiciaire, l’exécutif s’est en outre avéré peu ouvert au débat sur les libertés publiques. « Le coup de grâce, c’est la loi de programmation militaire, en novembre 2014, avant les attentats de Charlie et de l’Hyper Casher, explique Jeanne Sulzer. On a balayé le débat démocratique. La majorité a établi comme règle cette horrible procédure accélérée, qui revient à un 49.3 judiciaire. Et au moment de la loi sur la surveillance, Manuel Valls, alors Premier ministre, a remercié les députés de ne pas avoir cédé à la pression de la société civile ».
Selon Dominique Pradalié, le « pompon » est atteint avec la loi sur le renseignement du 22 juillet 2015. Pour Pierre-Olivier Sur, alors bâtonnier de Paris, cette loi repose sur un « mensonge d'État. Présentée comme un texte essentiel pour lutter contre le terrorisme, elle va s'appliquer bien au-delà, à beaucoup d'autres domaines, et menace gravement les libertés publiques ».
Tous les propos des citoyens français peuvent être écoutés, lus, enregistrés, échangés, conservés sans limite géographique ni calendaire, et sans recours devant le juge.
La porte-parole du SNJ
Notre démocratie repose sur trois piliers, l’exécutif, le législatif et le judiciaire, le troisième contrôlant les deux premiers.
Si on écarte l’un des piliers, c’est l’ensemble qui tombe. Même inquiétude pour Jacques Toubon, le Défenseur des droits : « rompant l’équilibre entre les exigences de la sécurité et les garanties des libertés, le droit français vient ainsi d’affaiblir durablement l’État de droit qui a fait la force de notre République ». Laurence Blisson considère qu’il s’agit là d’un « gros enjeu », car on assiste à « une augmentation des pouvoirs de l’exécutif et une marginalisation des pouvoirs judiciaires ». Pour elle, les juges judiciaires, tout comme les juges administratifs, même si les procédures sont parfois peu transparentes, doivent rester les garants des libertés fondamentales. Les juges sont par fonction aujourd’hui aux avant-postes du respect du droit et de la procédure pénale, posant par leur pratique la question des contre-pouvoirs aux pressions liberticides.
Si les avocats sont plutôt des lanceurs d’alerte, c’est le juge qui finalement décide. Mais le vrai contre-pouvoir, ce sont les médias, les journalistes. Le politique sait à quel point le journalisme fait tomber des couronnes.
Maitre Alimi
Vrai, sauf que le tempo hyper rapide des médias, rythmé par les réseaux sociaux et les chaînes d’information en continu, et l’affaiblissement des rédactions, font que peu de journaux ont les moyens de suivre les nuances des débats parlementaires et de se livrer à des analyses détaillées des lois produites. « On se rappelle à cette occasion que le pluralisme des médias est essentiel », dit Dominique Pradalié. « Malheureusement, ajoute Jeanne Sulzer, l’exécutif s’en fout complètement ».
Pour cette avocate « le juge reste encore un vrai pouvoir. Il n’aime pas trop se faire manipuler. Le juge administratif et le juge judiciaire n’ont pas les mêmes rôles, mais vont dans le sens d’un contre-pouvoir. À Calais par exemple, c’est le juge administratif saisi en référé qui a fait avancer les choses sur les conditions inhumaines et dégradantes de l’accueil des réfugiés. Et puis heureusement qu’il y a quelques avocats engagés. En France, tu peux gueuler comme un putois à l’Assemblée, cela ne sert à rien mais avec un bon avocat tu peux faire bouger les lignes ».
La juge Laurence Blisson estime cependant que le travail des avocats se complique, car « la multiplication des procédures dérogatoires grignote petit à petit la possibilité d’une défense véritable ».
Pour Camille Blanc, présidente d’Amnesty International France, il faut « remettre à sa place le contrôle judiciaire qui garantit les libertés de chacun » et donc redonner sa place au juge dans l’ensemble de la procédure pénale. Il s’agit donc d’un retour à l’équilibre classique des pouvoirs dans notre République, malmené ces dernières années.
Alors, finalement, le contre-pouvoir, c’est peut-être vous, nous, moi, la société civile.
Les citoyens sont le plus grand contre-pouvoir. Les mouvements sociaux, les mouvements citoyens peuvent influencer les décideurs pour modifier certaines lois, certaines politiques.
Marco Perolini, chercheur à Amnesty International
Au niveau institutionnel, Marco Perolini est favorable au renforcement du pouvoir du Défenseur des droits, notamment sur des sujets comme les violences policières et les discriminations. « Dans certains pays, il a un pouvoir quasi-judiciaire, peut mener des enquêtes sur des mauvais traitements, des usages excessifs de la force ».
Yasser Louati, qui travaille sur les violences policières et les discriminations au quotidien, enfonce le clou : « La repolitisation de la société civile est urgente même si on en est loin.
Beaucoup s’engagent pour un gain personnel plutôt que collectif. On est face à un coup d’État sécuritaire dans un climat social délétère et avec une Ve République moribonde. On assiste à une pénalisation de la solidarité, de l’aide aux migrants, aux lanceurs d’alerte. Il faut se reposer la question de la désobéissance civile, de l’action radicale non violente, quand les lois sont votées contre l’intérêt général ». Contre le 49.3 judiciaire dont a usé et abusé le gouvernement sortant, il rêve d’un 49.3 citoyen.
— Jean Stern pour La Chronique d'Amnesty International France
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