Le 22 novembre, un décret exécutif a été publié par les autorités turques, ordonnant la fermeture permanente de 375 associations. La grande purge de la société civile se poursuit, pour réduire au silence toute voix critique.
Cette mesure, prise dans le cadre de l’Etat d’urgence, touche plusieurs associations d'avocats travaillant sur la torture, des organisations de défense des droits des femmes offrant des abris pour des femmes victimes de violence domestique, des organisations d’aide humanitaire apportant de l’aide aux réfugiés et aux déplacés internes, ainsi que la principale organisation de défense des droits de l’enfant en Turquie
Les ONG, nouvelles cibles du pouvoir turc
Le 11 novembre, le ministère de l’Intérieur avait annoncé la suspension des activités de 370 ONG dans 39 provinces en vertu de l’article 11 de la Loi relative à l’état d’urgence, en prétextant le maintien de « la sécurité et l’ordre publics ». Depuis l’annonce, les gouvernorats de province ont condamné des dizaines de locaux d’ONG sans préavis. Ces suspensions arbitraires violent les droits aux libertés d’expression et d’association et ne sauraient se justifier, même au titre de l’état d’urgence.
Le 11 novembre, le ministère de l’Intérieur a annoncé que, sur les 370 ONG concernées, 153 avaient des liens présumés avec l’« organisation terroriste de Fethullah Gülen » (FETO), 190 avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et l’Union des communautés du Kurdistan, tous les deux interdits, 19 avec le Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple (DHKP-C), groupe armé gauchiste, et huit avec le groupe armé qui se fait appeler État islamique. Les autorités n’ont pas justifié leur décision de manière individuelle. En outre, aucun recours juridique n’est possible.
Lire aussi : une loi controversée sur le viol en Turquie
Parmi les ONG dont les activités ont été suspendues figurent l’Association des avocats progressistes (ÇHD) et l’Association des avocats pour la liberté (ÖHD), dont les membres ont représenté des victimes de torture et d’autres formes de mauvais traitements, ainsi que l’Association de femmes Van (VAKAD), qui prête des services aux femmes fuyant la violence familiale, et l’association Les enfants au programme (Gündem Çocuk). Autre organisation prise pour cible, l’association Sarmaşık, qui fournit une aide alimentaire et dispense des cours à 32 000 personnes à Diyarbakır (sud-est de la Turquie), y compris des personnes déplacées de force par l’État. Selon les informations recueillies par Amnesty International, les activités de plus de 70 ONG ont déjà été suspendues. La liste complète des 370 ONG concernées n’a pas été rendue publique.
Les populations vulnérables, premières victimes de cette purge
Un représentant de l’association Sarmaşık à Diyarbakır à Amnesty International : « Notre association fournit de la nourriture à 32 000 personnes chaque mois. Ces familles sont tellement démunies qu’elles risquent de ne pas passer la nuit, alors elles peuvent encore moins se passer de nos services pendant les trois prochains mois. Nous avons signalé aux autorités qu’il était risqué de laisser nos réserves à l’entrepôt et que les personnes que nous aidons jour après jour sont extrêmement fragiles, mais elles ont quand même condamné nos locaux. Nous exploiterons toute voie de recours juridique nous permettant de contester cette décision cruelle. »
La situation dans laquelle nous nous trouvons est extrêmement troublante pour les personnes qui rêvent d’une société fondée sur les droits humains.
Un représentant de Gündem Çocuk, une association de défense des droits des enfants
Il rajoute que : « Le 11 novembre, le gouvernorat d’Ankara a suspendu nos activités pour trois mois en vertu de l’article 11 de la Loi relative à l’état d’urgence. Nous sommes convaincus que notre travail vise à créer un monde meilleur pour nos enfants. La semaine prochaine, nous prendrons toutes les mesures juridiques qui s’imposent et exerceront pleinement notre droit de contester la décision. Nous faisons appel à la solidarité nationale et internationale afin de mettre en lumière l’incidence de cette décision sur les personnes que nous sommes voués à aider. »
La décision du ministère de l’Intérieur intervient dans un contexte de répression massive visant toutes les formes de désaccord, y compris des fermetures de médias à grande échelle, et l’emprisonnement de journalistes, de membres de l’opposition, de défenseurs des droits humains et de militants, à la suite de la tentative de coup d’État le 15 juillet et de l’instauration de l’état d’urgence, le 21 juillet.
La grande purge, en quelques chiffres
A ce jour, on compte en Turquie:
121 journalistes emprisonnés
167 médias fermés
2500 journalistes au chômage
7000 juges démis de leurs fonctions
49 000 enseignants suspendus de leurs fonctions
24 maires kurdes
Des dizaines de milliers de personnes arrêtées arbitrairement
Les motivations invoquées sont systématiquement les mêmes : l’appartenance ou les liens présumés avec des organisations qualifiées de terroristes par les autorités turques : la mouvance güleniste, accusée d’être derrière la tentative de coup d’Etat, ou le groupe armé kurde PKK. En réalité, toutes les voix d’opposition sont touchées, créant un climat de peur généralisée.
Un nouvelle violation du droit international
La Turquie est tenue de garantir le droit à la liberté d’expression, qui englobe le droit de chercher, de recevoir et de diffuser des informations et des idées, en vertu de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et de l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH), et de faire respecter le droit à la liberté d’association aux termes de l’article 22 du PIDCP et de l’article 11 de la CEDH. Les seules restrictions qu’il est permis d’appliquer à l’exercice de ces droits sont celles qui sont manifestement nécessaires à la protection de la sécurité nationale et de l’ordre public, de la santé publique, des bonnes mœurs et des droits d’autrui, et proportionnées à l’objectif déclaré ; en outre, elles doivent interdirent l’apologie de la guerre et de la haine, qui constituent des incitations à porter atteinte à des personnes.
Bien qu’il soit possible de déroger aux droits aux libertés d’expression et d’association dans des circonstances exceptionnelles et de manière temporaire, le Comité des droits de l’homme a statué que toutes les mesures dérogatoires prises au titre de l’état d’urgence devaient s’inscrire strictement dans les limites imposées par la situation. L’obligation faite par le droit international de limiter les dérogations à ce qu’exige la situation est le reflet du principe de proportionnalité, qui s’applique en cas de dérogation ou de restriction. En outre, les mesures spécifiques prises conformément à la dérogation doivent aussi être manifestement nécessaires compte tenu de la situation.
Recevez "L'Hebdo" chaque semaine
Chaque vendredi, recevez l'essentiel de l'actualité des droits humains dans votre boîte mail