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Irak. Cinq ans après le mouvement Tishreen, l’impunité règne en maître
Les gouvernements successifs de l’Irak n’ont pas apporté justice, vérité et réparation pour la répression meurtrière du mouvement Tishreen (octobre) de 2019, au cours de laquelle des centaines de personnes ont été tuées ou soumises à une disparition forcée et des milliers d’autres ont été blessées, a déclaré Amnesty International lundi 30 novembre, à l’approche du cinquième anniversaire de ces manifestations nationales qui ont vu des milliers d’Irakiens et d’Irakiennes descendre dans la rue pour réclamer des réformes économiques et la fin de la corruption.
Un nouveau rapport intitulé “We hold them responsible for the blood of our youth” révèle la litanie de promesses non tenues faites par les autorités irakiennes aux victimes de la répression des manifestations d’octobre 2019. Ce document décrit un schéma inquiétant de négligence et d’impunité, accompagné de piètres tentatives pour rendre véritablement justice au regard de l’ampleur des graves violations des droits humains et crimes de droit international commis pendant et après les manifestations qui ont eu lieu dans tout le pays en octobre 2019, notamment sous la forme d’un recours excessif et illégal à la force meurtrière par la police antiémeutes, les unités antiterroristes et les membres des Unités de mobilisation populaire.
« Le cinquième anniversaire du mouvement Tishreen vient rappeler cruellement l’impunité qui persiste et le manque de volonté politique des autorités irakiennes pour apporter justice, vérité et réparation aux victimes et à leurs familles pour les crimes de droit international et les graves violations des droits humains commis par les forces de sécurité et les milices affiliées pendant et après les manifestations, a déclaré Aya Majzoub, directrice régionale adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International.
« Les autorités irakiennes doivent prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir des enquêtes indépendantes, impartiales et transparentes visant notamment les personnes susceptibles d’avoir planifié ou ordonné les crimes commis depuis 2019 contre des manifestant·e·s, des militant·e·s et leurs proches, et pour assurer la protection des témoins et des familles qui font campagne pour que justice soit rendue. Elles doivent également créer une base de données nationale afin de fournir des informations fiables sur l’identité des personnes disparues, comme l’a recommandé le Comité des disparitions forcées de l’ONU, et veiller à ce que la proposition de loi relative aux disparitions forcées actuellement soumise au Parlement soit conforme au droit international et aux normes connexes. Les membres de la communauté internationale doivent en outre demander l’ouverture d’enquêtes pénales sur les crimes commis par les autorités irakiennes, en vertu du principe de compétence universelle. »
Quelque 2 700 enquêtes pénales ont été ouvertes, mais seulement 10 mandats d’arrêt ont été émis contre des responsables présumés et seules sept condamnations ont été prononcées, d’après les conclusions de l’analyse par Amnesty International des informations de la justice irakienne que le Conseil judiciaire suprême a partagées avec l’organisation en août 2024. Six dossiers de premier plan liés aux violations commises lors du mouvement Tishreen qu’Amnesty International a examinés illustrent les graves failles du système judiciaire, les ingérences politiques dans le travail de la justice, le manque de détermination à amener les membres influents des forces de sécurité et des milices affiliées à rendre des comptes, et le manque total de transparence qui caractérise les procédures judiciaires. Ces cas montrent également les risques élevés encourus par les témoins et les familles de victimes qui tentent d’obtenir justice.
Le cinquième anniversaire du mouvement Tishreen vient rappeler cruellement l’impunité qui persiste et le manque de volonté politique des autorités irakiennes pour apporter justice, vérité et réparation aux victimes et à leurs familles pour les crimes de droit international et les graves violations des droits humains commis par les forces de sécurité et les milices affiliées pendant et après les manifestations
Aya Majzoub, Amnesty International
La violente répression des manifestations, dont Amnesty International n’a cessé de rendre compte, a été accompagnée d’une campagne d’intimidation, d’enlèvements et d’homicides visant des personnalités de premier plan du mouvement de protestation et les personnes réclamant justice pour les violations commises.
Au lieu de faire de véritables efforts pour impliquer la société civile dans les réformes, veiller au respect de l’obligation de rendre des comptes et empêcher de futures violations, le gouvernement a adopté de nouvelles mesures qui réduisent encore l’espace civique. Le 9 mai 2023, des députés ont à nouveau présenté au Parlement une proposition de loi pour réglementer l’exercice de la liberté d’expression et de réunion pacifique, qui restreindrait fortement ces droits fondamentaux et accorderait des pouvoirs illimités aux autorités pour interdire toute manifestation si elle était adoptée. Au moment de la rédaction du présent communiqué, une proposition de loi relative aux ONG était en cours d’examen au Parlement. Des figures de la société civile qui ont consulté des versions du texte auxquelles elles ont accédé en 2024 ont exprimé leur inquiétude face à des dispositions qui permettraient la dissolution d’ONG sans décision de justice. Des acteurs de la société civile ont indiqué à Amnesty International que ces restrictions étaient motivées par la « peur d’un autre mouvement Tishreen » et visaient à instaurer des mesures pour empêcher de nouveaux soulèvements et étouffer la dissidence, sans répondre aux préoccupations légitimes qui ont poussé la population à manifester en 2019.
Amnesty International a interrogé 56 personnes pour établir ce rapport, parmi lesquelles des victimes, des témoins, des proches de personnes tuées, des défenseur·e·s des droits humains, des avocat·e·s et des acteurs de la société civile. L’organisation a également adressé des demandes d’informations aux autorités irakiennes et étudié des documents de procédure, des comptes rendus médicaux, des articles de presse et des publications de réseaux sociaux concernant certains faits.
Non-respect de l’obligation de rendre des comptes et climat de peur
Au cours des cinq dernières années, les autorités irakiennes ont mis en place de nombreuses commissions pour enquêter sur les homicides et tentatives d’homicides, les disparitions forcées et les blessures subis par des manifestant·e·s et des militant·e·s. Cependant, leurs conclusions, leur composition, leur budget et leur champ de travail demeurent entourés de secret. Quelques mois après être devenu Premier ministre en octobre 2022, Mohammed Shia al Sudani a ordonné à la commission d’enquête créée par son prédécesseur Mustafa al Kadhimi d’accélérer ses travaux et a promis que les résultats de ses investigations seraient présentés lors d’une conférence publique. À ce jour, cette annonce ne s’est pas concrétisée.
Au moins neuf personnes interrogées par Amnesty International ont cité spontanément une expression devenue courante pour décrire ces commissions : « Si vous voulez tuer une cause, formez une commission. »
Une femme ayant pris part aux manifestations à Bagdad a déclaré : « Nous tenons [les autorités] pour responsables du sang versé dans les rues par nos jeunes que nous avons perdus. Mais le gouvernement n’en a rien à faire. »
De nombreuses familles de victimes ont été forcées à se taire ou à déménager après avoir fait l’objet d’intimidations et de représailles pour s’être exprimées publiquement, tandis que les autorités ne les ont pas protégées. Dans l’un des cas, les proches des personnes tuées ou soumises à une disparition forcée ont eux-mêmes été tués pour avoir demandé publiquement justice et nommé les responsables présumés.
Dans un autre cas, Sajjad al Iraqi, militant de premier plan de la société civile et figure influente du mouvement Tishreen, a été enlevé en septembre 2020 par un groupe d’hommes armés alors qu’il se déplaçait dans la province de Dhi Qar. Les membres de sa famille ont demandé aux autorités où il se trouvait, mais ils n’ont pas reçu de réponse détaillée. Ils ont fait l’objet de nombreuses menaces après avoir intenté une action en justice contre les responsables présumés.
L’un de ses proches a déclaré à Amnesty International : « Le cas de Sajjad est le plus dangereux car les personnes accusées sont connues et leurs noms sont connus […]. Ils veulent que nous abandonnions l’affaire. »
Une juridiction d’appel a émis des mandats d’arrêt à l’encontre de deux hommes pour son enlèvement, et ceux-ci ont par la suite été condamnés à mort en leur absence, mais pour l’heure, aucune d’eux n’a été appréhendé et on ignore toujours le sort de Sajjad al Iraqi et le lieu où il se trouve.
Un processus ardu pour obtenir des indemnités à la suite de blessures
Au moins 504 familles ont été indemnisées pour la perte de leurs proches tués au cours du mouvement Tishreen selon un courrier envoyé par les services du Premier ministre à Amnesty International le 2 avril 2023, après que le gouvernement a reconnu ces personnes comme des « martyrs », ce qui leur donne droit à un versement unique d’une Fondation pour les Martyrs.
En revanche, les personnes blessées ou mutilées lors des manifestations continuent de rencontrer des obstacles majeurs pour accéder à ce type d’indemnisation.
Certains manifestant·e·s qui ont été blessés, et qui ont gardé une infirmité dans certains cas, sont découragés de réclamer des indemnités car les bâtiments gouvernementaux dans lesquels ils ont dû se rendre ne sont pas accessibles, et le processus est long et ardu car il faut solliciter cinq organismes différents.
Un autre obstacle administratif majeur est l’obligation pour les manifestant·e·s blessés de présenter un compte rendu d’hospitalisation provenant du lieu où ils ont été blessés s’ils veulent demander une indemnisation. Certains ont indiqué qu’ils avaient renoncé à se faire soigner au moment des faits car ils craignaient d’être arrêtés par les forces de sécurité. Amnesty International a en effet relevé des cas d’arrestations et de tentatives d’arrestations de manifestant·e·s blessés dans des hôpitaux et des ambulances en 2019, ce qui a incité beaucoup de personnes à fuir avec leurs blessures plutôt que de chercher une aide médicale.
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