Côtés italien et français, nos militants veillent au respect des droits des étrangers qui traversent la montagne enneigée pour rejoindre la France. Photos Bertrand Gaudillère/Collectif Item
Quand la famille Aboubakar descend du bus à Claviere (Italie) le 11 décembre dernier, le thermomètre marque moins 7°C. En mettant le pied à terre, la mère et ses cinq enfants adultes, plus habitués aux chaleurs de leur Soudan natal, découvrent la neige.
Ils la touchent, la soupèsent, se prennent en photo dans le décor de carte postale de la petite station de montagne. Instant d’insouciance, puis les visages redeviennent graves. Ils ne sont pas venus pour s'amuser, mais pour passer la frontière qui se trouve à deux kilomètres, via le col de Montgenèvre (1850 m d’altitude).
Signer la pétition : protégeons les défenseurs des droits des migrants
L'équipée s'annonce rude. Il faut déjouer la surveillance policière, partir en contrebas, marcher dans cette montagne dont ils ne savent rien, au risque de se perdre jusqu’à épuisement.
La maman, Fatima, 48 ans, confie qu’elle est malade de la thyroïde et des reins. Elle est entourée de ses enfants : Kaltuma, 23 ans, qui rêve de se lancer dans la gastronomie, mais aussi Amina, 27 ans, Mohamed Saleh, 18 ans, bavard et décidé, Anass, 21 ans, et Bahr, 26 ans, calme et responsable. Les membres de cette famille parlent un français impeccable, appris pendant leurs treize ans comme réfugiés au Tchad.
« Le papa a été assassiné en 2003, on a fui le Soudan en courant », explique Fatima. En avril 2018, après avoir été recueillis par l’Aquarius, le navire de SOS Méditerranée, ils arrivent en Italie. Là, ils racontent avoir été « exploités » dans une coopérative qui les accueillait près de Turin. La famille rêve alors de rejoindre un des fils de Fatima qui vit déjà en France.
14 h 45, le froid et l'humidité transpercent les épidermes. Le soleil se fait bas, mais ils n’ont pas le choix, ils partent à pied. Ils savent qu’à moins de deux kilomètres, la PAF (police de l'air et des frontières) est aux aguets. « C’est la police qui rend la montagne dangereuse », rappelle Michel Rousseau, de l’association Tous Migrants qui vient en aide aux réfugiés dans cette région.
Marcel sans frontières est un squat autogéré, ouvert fin 2017, à la sortie de Briançon. Il accueille des réfugiés dans une ancienne maison abandonnée.
Tensions franco-italiennes
Une police sur les dents depuis qu’un incident a tendu les relations diplomatiques entre la France et l’Italie. En octobre dernier, des policiers français refoulaient trois migrants en les déposant directement à l’entrée de la commune italienne de Claviere.
« L'énième abus des autorités françaises, qui ont aussi profité de la bonne foi de notre police, aura des conséquences », écrivait rageur le ministre de l’Intérieur d’extrême droite, Matteo Salvini, sur les réseaux sociaux « des voitures de patrouille ont été envoyées à Claviere pour contrôler et garder la frontière » annonçait-il. Une politique anti-migrants qui se durcit quand, en novembre, il fait passer un décret-loi abolissant les permis de séjour dits humanitaires, sauf situation particulière.
Quant à la France, voilà des mois que les aidants y dénoncent des situations illégales ou violentes.
Lors d’une première mission d’observation d’Amnesty, les 12 et 13 octobre 2018, 26 personnes ont été refoulées par la PAF de Montgenèvre, sans examen individuel de leur situation, ni possibilité de demander l’asile, et huit mineurs n'ont pas été considérés comme tels.
Sans parler des contrôles discriminatoires, des propos menaçants ou insultants proférés par des membres des forces de l’ordre, des courses-poursuites dangereuses dans la montagne.
Régulièrement, des militants d’Amnesty veillent au traitement réservé aux migrants dans le cadre d’une nouvelle mission d’observation. Ce jour-là, deux binômes sont positionnés depuis l’aube de chaque côté de la frontière.
Le premier, au col Montgenèvre, juste au niveau du poste de police de l’air et des frontières. Sa présence est d’ailleurs remarquée, un policier vient même le taquiner : « Quoi, Amnesty, encore ? Vous voulez prendre ma place ? Comme ça, moi j'irai faire du ski ! »
Lire l'interview : « Des chasses à l'homme dans la montagne »
Dans la voiture, Denis et Brigitte Roche sourient. Installés depuis peu dans la région, membres d’Amnesty depuis 1978, ils avaient participé à la mission d’observation en octobre. Il dirigeait un labo d'analyses biologiques, elle était secrétaire, ils sont désormais à la retraite.
Annie et Serge Carayol, l’autre binôme d'Amnesty, a pris position à l'entrée de Claviere, où désormais, trois fourgons de la police italienne patrouillent sans arrêt. Sur un mur, deux graffitis militants.
Un rouge : « No Borders » (« plus de frontières »). Un noir : « Ni Salvini ni Macron. » Tant qu'ils habitaient en Loire-Atlantique, jusqu'en 2014, les deux observateurs se sentaient « très loin de la question des migrants ». Depuis leur arrivée dans les Hautes-Alpes, ces enseignants à la retraite sont secoués par les paroles des exilés.
Ils sont fracassés, dans une situation d'errance, sans projet. Si on ne fait pas ça, on n'est pas des êtres humains ».
Serge Carayol
Aujourd’hui leur rôle est très clair, « être des veilleurs » pour garder un œil sur la police. « Je ne leur en veux pas, ils font leur travail, dit Annie, mais il faut observer si ça se passe correctement ».
Immigration solidarité Briançon, le refuge solidaire, accueille plusieurs dizaines de migrants chaque jour. Ils cherchent un peu de chaleur avant de reprendre leur route. Ce soir-là, le 23 mars 2018, ils étaient une quarantaine mais les jours d’affluence, ils ont été jusqu’à plus de 100.
Harcèlement des maraudeurs
Lors de cette mission, ils n’ont pas observé de manquement manifeste.
Le déploiement policier, notamment côté italien, paraissait tout de même un peu disproportionné. Pour Denis Roche, de l’association Tous Migrants, les forces de l'ordre sont « conscientes de l'inutilité de leur boulot », puisque les refoulés finissent par passer après plusieurs tentatives. Mais ce dispositif répressif les conduit à faire un détour.
Ils cheminent par des cols plus dangereux qu'à Montgenèvre, ce qui suscite toutes les inquiétudes, quand ils se lancent en baskets par moins 10°C avec un ou deux mètres de neige.
Il faut prévenir les risques d'amputation, d'égarement, d'épuisement, voire de mort »
Stéphanie Besson, de Tous Migrants.
En 2018, le flux des exilés a doublé par rapport à 2017, et certains aidants constatent chez ces migrants un changement de mentalité. « Il y a un an, ils arrivaient plein d'espoir. Désormais, il y a beaucoup plus de fatigue psychologique. Ils ne se font pas d'illusion et s'en remettent encore plus à Dieu et à la chance. Mais ils ont la même détermination à continuer la route », relève Anne Chavanne, de Tous Migrants.
Une détermination que l’on retrouve chez la famille Aboubakar. Ils ont réussi à rejoindre le Refuge de Briançon, la structure animée par des bénévoles pour accueillir les exilés. Épuisée mais radieuse, Fatima la mère réchauffe ses pieds dans une bassine d’eau. Elle a mal partout mais un sourire de battante.
«Le froid, c'était extrême », soupire sa fille Kaltuma. Ils ont crapahuté quatre heures dans la neige, à s'enfoncer jusqu'au genou. « On marchait deux trois pas, puis on s'arrêtait, à cause de la Maman qui ne pouvait pas suivre », raconte Bahr. « On n'avait pas la technique », soupire Mohamed. « On a appliqué le sixième sens pour se guider », résume Anass. À la station de ski de Montgenèvre, le dernier bus pour Briançon les a conduits au but – ils ont payé leurs billets.
Pendant ce temps, la pression sur les maraudeurs ne faiblit pas. Sept aidants ont été condamnés le 13 décembre par le tribunal correctionnel de Gap pour « aide à l'entrée d'étrangers en situation irrégulière ».
Le soir même, trois maraudeurs étaient arrêtés en portant secours à des exilés. Trois autres ont été condamnés le 10 janvier à des peines d’amende et de sursis. Les maraudeurs sont harcelés, alors que la situation peut dégénérer à tout moment : le 24 janvier, l’hélicoptère des gendarmes de montagne a secouru quatre migrants en difficulté sur les pistes à Montgenèvre, là où les Aboubakar sont passés sans encombre.
Par chance. Car tout le monde a encore en tête l’histoire de Mamadou, jeune Malien amputé des deux pieds début 2016 après avoir gelé dans le col de l’Échelle, tout proche. Et celle de Blessing, jeune Nigériane retrouvée morte noyée dans la Durance en mai 2018, peut-être en tentant d’échapper aux forces de l’ordre.
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