Plus de six mois après la publication de notre enquête, la situation des personnes migrantes et réfugiées reste désastreuse et inhumaine à la frontière franco-britannique. Ceux qui leur viennent en aide continuent d’être harcelés, en toute impunité.
En juin dernier, nous dénoncions dans notre rapport le sort réservé aux migrants et les manœuvres de harcèlement de la police contre les défenseurs des droits humains qui aident les personnes migrantes et réfugiées en leur apportant une aide humanitaire et en signalant les violences : harcèlement, intimidation, campagnes de dénigrement, amendes, arrestations, poursuites parfois, et même des agressions physiques. Ces 6 derniers mois, la situation a encore empiré.
Précarisation croissante des personnes migrantes et réfugiées
Fin novembre 2019, environ 500 à 600 personnes à Grande-Synthe, près de Dunkerque, et à peu près autant à Calais – dont des familles avec de jeunes enfants – continuaient de vivre dans des camps informels, dormant dans des tentes légères sous un froid glacial, sans accès suffisant à l'eau et aux équipements sanitaires. Depuis le démantèlement en 2016 de « la Jungle », vaste camp informel installé à Calais, les autorités démantèlent régulièrement les campements pour éviter qu'ils ne deviennent semi-permanents. Outre le démontage régulier des camps et la confiscation des tentes, elles ne fournissent pas d’hébergement d’urgence adéquat in situ ni de services essentiels à proximité des campements. Les compagnies de CRS envoyées sur le terrain, étant formées à faire face aux émeutes et à gérer des foules plutôt que des personnes ayant besoin de protection, cela donne souvent lieu à des pratiques abusives contre les personnes migrantes ou réfugiées et les défenseurs. La police des frontières est souvent présente durant ces opérations afin de contrôler les papiers des migrants, et elle procède fréquemment à des arrestations. Dans la plupart des cas, les personnes arrêtées sont libérées quelques jours plus tard, parfois sans aucun document faisant état de leur arrestation, et souvent après avoir reçu une « obligation de quitter le territoire français », sans pour autant être rapatriées ou reconduites à la frontière.
En 2019, le rythme de ces opérations d'expulsion s'est accéléré. Selon le projet Human Rights Observers (HRO), groupe de la société civile qui recense les violences et les expulsions dans la région, le nombre d'expulsions forcées a doublé à Calais, passant de 452 sur toute l'année 2018 à 805 durant les 10 premiers mois de 2019. Toutes les 48 heures donc, en moyenne. Mais ce harcèlement permanent et le manque d'abris et de services ne les dissuadent pas de rester dans la région car ils veulent à tout prix se rendre au Royaume-Uni.
L'une des conséquences de cette politique a été l'augmentation, en 2019, du nombre de tentatives de traversée de la Manche sur des embarcations dangereuses, telles que des canots pneumatiques surchargés. Des morts en plus, qui auraient pu être évitées, comme celle de God's Will, un jeune Nigérian victime d'une intoxication au monoxyde de carbone en novembre 2019, alors qu'il essayait de se réchauffer dans sa tente.
Durant les expulsions, les CRS empêchent les bénévoles de s'approcher des lieux et d'observer la situation ou d'aider les migrants. De nombreuses personnes migrantes ou réfugiées racontent avoir reçu des insultes, des coups ou des jets de gaz lacrymogène de la part des forces de l'ordre.
Le ministère de l'Intérieur nous a adressé, en juillet 2019, un courrier dans lequel il rejette la plupart de nos préoccupations, affirmant que l'État offre déjà des services et un système d'accueil appropriés et que le nombre de plaintes enregistrées est très faible.
Tina, 3 ans, réfugiée Kurde dans un camp à Grande-Synthe
La police harcèle les aidants
Dans ce contexte, nous recevons toujours des informations faisant état de cas de harcèlement, d'intimidation, de contrôles d'identité abusifs, d'amendes et d'attaques contre des défenseurs des droits humains qui soutiennent les personnes migrantes et réfugiées à Calais et à Grande-Synthe.
En octobre 2019, une bénévole âgée de 20 ans, membre de l’équipe des « Human Rights Observers », a été agressée par des policiers. Lors de son arrivée à Grande-Synthe avec deux collègues, elle a subi un contrôle d'identité mené par des CRS, qui lui ont pris son passeport et ont fouillé son véhicule sans document légal justifiant cette fouille. Alors que la bénévole filmait l’interpellation violente de son collègue, un CRS l'a attrapée dans le dos et l'a entraînée à l'écart du groupe. Il l'a ensuite relâchée et poussée, puis a commencé à agiter une bombe lacrymogène. Un deuxième CRS s'est approché d'elle, l'a saisie par le cou et a fouillé ses poches. La bénévole s'est rendue au commissariat local pour signaler cette agression. Elle a dû insister longuement avant que les policiers, qui tentaient de la dissuader de porter plainte, acceptent sa déposition. Un mois plus tard, en novembre 2019, elle a reçu une lettre du parquet l'informant que les faits et les informations décrits dans sa plainte n'étaient pas constitutifs d'une infraction.
1. Des membres du projet Human Rights Observers (HRO) nous ont expliqué que à Amnesty International que, durant l'année 2019, ils avaient régulièrement pris des photos et publié des informations et des photos sur Twitter à propos des pratiques abusives de la police qu'ils constataient durant les expulsions, par exemple la destruction de tentes, de nourriture et d'effets personnels. En réaction, enhardis par la condamnation pour diffamation de Loan Torondel, un jeune Français poursuivi pour un tweet ironique qu'il avait publié en janvier 2018, des agents de la préfecture du Pas-de-Calais ont envoyé plusieurs courriers à HRO pour pour l'avertir que les informations publiées sur son compte Twitter pouvaient être diffamatoires. parce qu'elles neIls ont demandé à HRO de « reflétaient pas la réalité », lui demandant de supprimer les tweets en question qui ne « reflétaient pas la réalité ». En août 2019, l'équipe de HRO a écrit au préfet à propos du cas d'un CRS qui avait uriné en public durant une expulsion. Interpellé sur son comportement par une personne travaillant bénévolement pour HRO, il avait rétorqué : « Tu peux continuer à regarder si l'uniforme t'excite » », entre autres remarques inappropriées. Le préfet a répondu que le commandement régional des CRS avait enquêté sur cette affaire, concluant qu'aucune faute n'avait été commise et que les informations fournies par HRO étaient fausses.
En octobre 2019, la maire de Calais a pris un nouvel arrêté municipal interdisant la distribution de nourriture dans certaines parties du centre-ville jusqu'à la fin des festivités de Noël, au motif qu'elle posait des problèmes d'ordre public et de santé publique. La municipalité avait pris, en mars 2017, des arrêtés similaires, qui avaient été contestés en justice par des organisations locales et annulés par un tribunal administratif, puis par une juridiction supérieure en appel. À cause de ce nouvel arrêté, plusieurs bénévoles qui distribuaient de la nourriture dans la zone concernée ont reçu des assignations et des amendes. Ils ont le sentiment que l'on cherche une fois de plus à faire obstacle à leur travail indispensable, qui consiste avant tout à combler les lacunes des services de l'État à destination des migrants et des réfugiés dans le besoin.
Les pratiques abusives contre les personnes migrantes et rÉfugiÉes et les défenseurs des droits humains doivent cesser
Dans notre enquête, nous avons constaté que la situation humanitaire à la frontière franco-britannique était le résultat de politiques migratoires et d'asile injustes. Nous appelons les autorités des deux pays, ainsi que celles de l'Union européenne, à réformer le règlement de Dublin.
En attendant qu'une telle réforme soit mise en œuvre, les autorités françaises doivent veiller à ce que leur système d’accueil et d’asile réponde aux besoins, et adopter une approche qui permette d’éviter des souffrances inutiles aux personnes qui sont bloquées à la frontière franco-britannique, en veillant à ce que les droits de ces personnes soient respectés quel que soit leur statut. Elles doivent faire clairement savoir que le recours excessif à la force de la part des forces de sécurité ne saurait être toléré, en ouvrant des enquêtes et en lançant des poursuites pour toute information faisant état d’un comportement répréhensible de la part de policiers.
Parallèlement, les autorités doivent reconnaître la légitimité des défenseurs des droits humains de protéger des attaques et d’aider les personnes migrantes et réfugiées et les protéger des attaques dont ils sont l’objet. doit être reconnue. Les autorités doivent condamner toute tentative de délégitimer leur travail et enquêter de façon approfondie et impartiale sur toutes les agressions qu'elles signalent.
En juin 2019, nous avions appelé spécifiquement les autorités françaises à ouvrir dans les plus brefs délais une enquête indépendante et exhaustive sur les pratiques policières abusives dont feraient couramment l'objet les personnes migrantes et réfugiées et les défenseurs des droits humains, ainsi qu'à engager des procédures disciplinaires et/ou des poursuites pénales contre les responsables de ces agissements. À ce jour, rien n'a été fait en ce sens et il apparaît de manière évidente que le manque de contrôle et l'impunité enhardissent les policiers déployés à la frontière en leur donnant carte blanche, tandis que les autorités françaises continuent de fermer les yeux sur la situation.
Nous réitérons donc notre appel urgent lancé le 4 décembre 2019, avec d'autres organisations de la société civile, aux députés français pour leur demander de créer une commission d’enquête parlementaire sur la situation aux frontières françaises et de proposer des mesures pour que les droits des personnes migrantes et réfugiées et des défenseur·e·s des droits humains soient respectés dans tout le pays.