La plupart des naufragés de l'Aquarius viennent d'Afrique via la terrible Libye. Un reportage photographique de Yann Merlin pour le magazine La Chronique d'Amnesty International.
Traités comme des marchandises
Originaires du Cameroun, du Sénégal, d’Érythrée, de Côte d’Ivoire, de Guinée, du Mali… la plupart des rescapés recueillis par le navire de sauvetage Aquarius qui sillonne la Méditerranée sont passés par la Libye. Rassemblés un soir sur une plage, ces hommes et ces femmes se retrouvent entassés dans une embarcation bricolée alors que les plus faibles sont laissés sur place. Photographe indépendant, j’ai embarqué sur l’Aquarius le 18 mai. Affrété par l’association SOS Méditerranée pour venir à la rescousse des migrants, ce navire doté d’une capacité d’accueil de 200 à 400 places et d’une salle d’hospitalisation, parcourt les eaux internationales au large des côtes libyennes.
J’ai perdu mon mari en Libye. Avec ma fille, nous nous sommes évadées. J’ai attrapé mon cœur et je suis montée dans le bateau. Après, on était perdu dans l’eau, c’était la nuit.
Au cours de mes deux rotations de trois semaines en haute mer, SOS Méditerranée a secouru plus de 2000 personnes. À bord, j’ai écouté les récits de ces survivants. Des témoignages éprouvants qui dessinent les contours d’un système criminel, où l’Homme noir est traité comme une marchandise. Dans cette Libye livrée au chaos, des groupes armés attaquent, dépouillent puis revendent à d’autres bandes des convois de travailleurs africains. Si ce racket existait dans le pays au temps de Kadhafi comme le rappellent ceux qui y vivaient alors, la situation s’est terriblement dégradée depuis début 2015. Et la technologie renforce l’efficacité de ces pirates d’un nouveau genre avec l’utilisation du portable et des transferts d’argent via des agences spécialisées dans les États voisins. «La Libye, c’est pas un pays, c’est un autre monde», confiait M., un rescapé de 21 ans.
On te monte dans une voiture, là-bas on ne te parle pas. Tout est caché, tu ne sais pas où tu es. Nous avions tous peur mais même si tu ne veux pas y aller tu montes quand même
Des centaines d'entre eux m’ont raconté leur séquestration dans des centres de détention libyens officiels ou officieux: prisons mais aussi villas, containers, ou simples trous creusés dans la terre enfermant jusqu’à 250 personnes. L’eau rationnée est salée, la nourriture limitée, la chaleur étouffante en été. Et puis il y a les viols par des gardiens sans scrupules, les conversions forcées, les meurtres et les corps jetés à la mer ou abandonnés au désert.
Il y avait 4000 personnes dans la prison de Sabratha en Libye. Quand la marine attrape des bateaux, c’est là qu’ils nous conduisent. Les gens y deviennent fous.
Parfois on fait miroiter à ces migrants un rapatriement qui n’interviendra jamais: ils seront juste transférés de geôle en geôle dont ils ne pourront sortir qu’en versant un bakchich à des matons corrompus. Certains se souviennent de visites de l’agence de l’Onu pour les réfugiés (UNHCR) à la prison de Sabratha. Mais, comme dans une pièce de théâtre, tout est mis en scène en amont du passage des délégués pour effacer les traces d’exactions.
Dès que j’ai mis les pieds en Libye en 2013, j’ai été de prison en prison, de viol en viol. Le gars il te regarde, il te dit : “je te trouve très beau, tu seras ma femme ici…” Ils nous vendent à d’autres groupes et ainsi de suite
Un jour j’ai trouvé mon employeur en pleine action avec ma sœur. Peu après, elle a été enlevée. Elle m'a dit : “nous sommes 7000 femmes, ils nous donnent un croissant et un litre d’eau par semaine. Quand ils voient que tu sers à rien ils te tuent ou t’envoient au Niger”.
Pourtant, pour connaître ce qui se passe dans ces lieux de non-droit que sont les prisons libyennes, est-il vraiment nécessaire de les visiter. Il suffirait peut-être d’écouter ces dizaines de milliers d’Africains qui croupissent dans nos centres de rétention en Europe.
Extraits des témoignages recueillis en mai-juin 2016 par Yann Merlin à bord de l’Aquarius auprès des réfugiés ayant fui la Libye