Trois questions à Sabine Gagnier, notre chargée de plaidoyer « entreprises et droits humains » à propos de l’adoption de la loi sur le devoir de vigilance
Comment Amnesty a contribué à faire exister cette loi ?
Nous avons d’abord voulu faire comprendre ce qu’est la responsabilité sociale des entreprises (RSE) et ce qu’elle implique. En septembre 2014, nous lancions « Faites pas l’autruche », notre campagne de sensibilisation basée sur un site dédiée et une vidéo pédagogique mettant en scène des autruches pour symboliser l’attitude des décideurs quant aux responsabilités des multinationales. Nous avons aussi fabriqué de fausses autruches déposées devant l’Assemblée nationale puis devant Bercy pour dénoncer cette attitude.
L’autre objectif de la campagne était d’alerter sur le besoin d’adopter un texte de loi fixant la responsabilité juridique des multinationales envers leurs filiales ou sous-traitants, même si ils se trouvent à des milliers de kilomètres. Il nous a fallu trouver des relais à même de porter notre initiative. Nous avons entamé un long plaidoyer auprès de parlementaires et de ministres avec de multiples conférences, rendez-vous, petits déjeuners à l’Assemblée, au Sénat, à Matignon et même à l’Elysée. Pour soutenir ce travail, nous avons demandé à nos membres d’écrire à leurs élus pour réclamer l’ examen puis l’ adoption de la loi.
Concrètement qu’est-ce que la loi va changer ?
« Une multinationale doit maintenant se doter un plan de vigilance qui précise la façon dont cette entreprise -la société mère ou la donneuse d’ordre- gère les risques liés aux droits humains dans sa chaîne d’approvisionnement. Par exemple, je suis une multinationale qui travaille dans l’industrie textile et je sais que 13 000 de mes ouvrières travaillent dans un bâtiment susceptible de s’effondrer. Dorénavant, je dois prendre des mesures pour éviter que ce bâtiment ne s’écroule vraiment. Si une entreprise a identifié des risques dans son plan mais n’a pas mis tout en œuvre pour éviter que le bâtiment ne s’écroule, ou n’a rien fait auprès de ses sous-traitants pour essayer de délocaliser ses ouvrières, en cas de dommage, les victimes peuvent désormais se tourner vers la société responsable donneuse d’ordre, et non plus seulement porter plainte devant les sous-traitants.
Avant cette loi, il était très compliqué de créer un lien juridique entre une société mère, ses filiales et ses sous-traitants. Adopter un plan – et pouvoir poursuivre une entreprise dans le cas où elle ne le fait pas - est un moyen de commencer à responsabiliser une multinationale. Le juge pourra désormais statuer à partir d’éléments connus de tous. Dans le cas du Rana Plaza, les ouvrières avaient signalé que le bâtiment était plein de fissures et que cela devenait dangereux d’y travailler. La société mère ne pouvait prétendre ignorer les risques.
Cette loi permet aussi d’aborder les violations graves des droits humains et des cas de pollution massive. Le cas de Trafigura est typique. La société de négoce en produits pétroliers affirme que c’est son sous-traitant qui est fautif et qui a fait n’importe quoi en déchargeant les déchets au milieu des habitations, alors qu’elle-même lui avait remis sa cargaison dans les règles. Or des documents et notamment des factures prouvent que la société sous-traitante devait simplement décharger les déchets et non pas les traiter. Pourtant, Trafigura n’ignorait pas que ces déchets étaient extrêmement toxiques, car ils avaient été refusés en l’état dans le port d’Amsterdam parce que plus toxiques qu’annoncés. Donc, l’entreprise savait parfaitement qu’elle ne pouvait pas se débarrasser de ces déchets de manière aussi simple.
Bien qu’historique, ce vote ne signifie pas pour autant que votre combat soit terminé…
Une première difficulté est que ces dispositions ne s’appliquent pour l’instant qu’aux 150 plus grosses entreprises françaises, comme Total ou Carrefour. Les milieux d’affaires critiquent la loi car elle ne s’applique pas aux autres multinationales notamment chinoises ou indiennes, qui ne s’embarrasseraient pas à respecter les droits humains. Pour nous, il faut que de telles dispositions commencent à être imposées quelque part pour ensuite s’étendre.
Mais le combat n’est pas fini. Dès le lendemain de l’adoption du texte, les sénateurs et députés du parti Les Républicains contestant la constitutionnalité de la loi ont saisi le Conseil constitutionnel. Des parlementaires vont argumenter qu’elle n’est pas assez précise, pas assez claire et arguer de la liberté d’entreprendre pour dire que la loi représente un obstacle, un frein à la compétitivité des entreprises françaises qui seraient en concurrence avec des entreprises chinoises, indiennes ou autres.
Un tel argument fait sous-entendre que les multinationales françaises préféreraient violer les droits humains et rester dans l’illégalité. C’est un argument que nous avons d’ailleurs régulièrement fait valoir auprès des responsables politiques pour critiquer l’opposition du patronat et du monde économique. Si les politiques l’entendent, les entreprises continuent de faire la sourde oreille, car elles estiment qu’elles ne peuvent pas faire plus que ce qu’elles ne font déjà.
Avec l’échéance présidentielle, nous sommes aujourd’hui dans une course contre la montre. Le conseil constitutionnel a un mois pour statuer. Il peut tout aussi bien casser complètement la loi ou la rogner partiellement en supprimant certaines dispositions Avec ses sept passages devant l’Assemblée et le Sénat en quatre ans, la loi avait déjà connu de nombreux obstacles, mais celui-ci est de taille . Il ne sera en plus pas possible de faire appel, mais nous ferons tout pour contrer la saisine en présentant des arguments pour soutenir la loi.
Nous allons aussi porter cette initiative au niveau international et d’abord auprès de l’Union Européenne. Le 28 mars prochain nous serons à Bruxelles pour expliquer les dispositions françaises et voir ce qui pourrait être fait au niveau européen. Plusieurs Etat membres ont déjà adopté des dispositions pour lutter contre certains types de violations de droits humains. En Grande-Bretagne, il y a par exemple le Modern Slavery Act (Loi contre l’esclavage moderne). Les Pays-Bas ont aussi adopté une législation contre le travail des enfants, mais aucune loi n’a un champ d’application aussi large en matière de violation des droits humains que la loi sur le devoir de vigilance. Aucune autre loi ne contient non plus l’obligation pour les entreprises de créer des plans de vigilance. C’est pour cela que cette loi est unique en Europe et que son adoption en France restera un moment historique dans la lutte contre l’impunité des multinationales. »
Propos recueillis par Catherine Monnet.