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URGENCE PROCHE ORIENT

Exigez avec nous la protection sans condition des populations civiles

Bulldozer au travail sur les rives du lac Boeung Kak à Phnom Penh pour construire un complexe d'hôtels et d'appartements. © Omar Havana / Getty Images
Justice internationale et impunité

Au Cambodge, les voleurs de terre bientôt jugés

L’accaparement foncier pourrait relever du crime contre l’humanité.

Sur un sol composé d’amas de plâtre, de ciment et de bris de briques, dans la poussière, le sable et les détritus, quatre femmes et un homme nous reçoivent avec aplomb et fierté. Chacun a séjourné au moins une fois en prison. Sur le point d’être expulsés de leurs terrains à Phnom Penh, ils se sont opposés aux forces de police, au gouvernement et à la société immobilière Shukaku, dirigée par un sénateur du parti au pouvoir.

C’est en 2008 que l’affaire a commencé. Cette année-là, les promoteurs entament le remplissage du lac Boeung Kak, au cœur de la capitale cambodgienne. Le lac est essentiel à la régulation des eaux dans cette région soumise aux flux et reflux du Mékong et à la vie des 4 252 familles qui se trouvent ainsi affectées par l’opération coup de poing annihilant leurs habitations, leurs propriétés et leurs ressources économiques liées à l’aquaculture. Trois options se présentent à ces habitants : être relogés dans une autre ville, au milieu des rizières, sans école, sans hôpital, à plus de 20 kilomètres ; être indemnisé à hauteur de 8 000 dollars ; rester et résister. Dans ce pays marqué par les abus ininterrompus du pouvoir, plus des trois quarts acceptent l’une des deux premières options. Aujourd’hui, les appartements construits sur leurs anciens terrains se vendent entre 5 000 et 7 000 dollars le mètre carré. Une petite villa s’y acquiert pour plus d’un million. En revanche, environ 1 000 familles ont décidé de résister.

Les dames de Boeung Kak

Ce mouvement, mené par des femmes, est devenu le symbole national de la lutte contre le formidable et brutal accaparement des terres opéré par quelques dizaines de puissantes familles au cours des deux dernières décennies. Pourquoi les femmes ? Parce qu’elles dépendent entièrement de la terre et sont prêtes à mourir pour elle, explique-t-on. D’autre part, si ce sont elles qui mènent un combat non-violent, la répression exercée par les autorités apparaît d’autant plus choquante et accroît l’impact public de leur lutte.

Jetées en prison, les femmes de Boeung Kak ont été isolées les unes, des autres, mêlées aux criminels et aux drogués dans des cellules collectives bondées, surchauffées, dotées d’une seule fenêtre, raconte Bov Sophea, l’une des plus farouches meneuses de la mobilisation. « Ils utilisent le système judiciaire pour vous mettre la pression », explique-t-elle. Près de dix ans après le début de leur mouvement, cinq membres du collectif sont encore poursuivis devant les tribunaux. Leur dirigeante, Tep Vanny, prisonnière d’opinion soutenue par Amnesty International, est toujours derrière les barreaux. Les femmes ont pourtant gagné, au moins en partie.

Plus de 3 000 familles ont été expulsées des bidonvilles des rives du lac Boeung Kak © Omar Havana / Getty Images

Près de 800 familles doivent être relogées sur un terrain d’environ douze hectares, à proximité de là où elles vivaient du temps où il y avait un lac. Une centaine d’autres attendent encore leur droit de propriété. « C’est déjà une grande victoire », assure Bov Sophea. « Il n’y a plus de lac, mais il est toujours dans nos têtes. », renchérit Chan Puthisak.

Les « dames de Boeung Kak », comme on les appelle, sont ainsi devenues un exemple pour les centaines de milliers de Cambodgiens touchés par le vol des terres et les expulsions à travers le pays.

C’est la violation des droits de l’Homme la plus importante aujourd’hui. Quiconque exerce son droit à protester contre l’accaparement des terres est accusé d’appartenir à l’opposition, même s’il soutient le parti au pouvoir.

Vann Sopheaph, chargé des questions foncières au Comité cambodgien pour les droits de l’homme.

Marché de dupes

Le gouvernement a promis des réformes, annoncé un moratoire sur les concessions foncières où se développent notamment les lucratives et voraces plantations de sucre et de caoutchouc. Ces concessions représentent trois millions d’hectares, soit un sixième du territoire national. Mais dans la mesure où ceux qui profitent de cet assaut généralisé sont au cœur du pouvoir, les spoliations ont continué. Dans la région de Siem Reap, près des fameux temples d’Angkor, la tactique des voleurs de terres consiste à s’attribuer de grandes concessions, jusqu’à 150 hectares. Puis, après négociation avec les populations locales spoliées, un compromis est trouvé qui laisse les locaux récupérer moins de la moitié des terres. « En khmer, nous disons que c’est comme un gâteau sans sucre », dit Vann Sopheaph à propos de ces marchés de dupes. Selon l’organisation Global Witness, la destruction de la forêt cambodgienne a été la plus rapide au monde entre 2001 et 2014.

C’est dans ce contexte qu’une nouvelle arme est venue s’ajouter au maigre arsenal des vaillants militants cambodgiens. Le 15 septembre 2016, le bureau de la procureure de la Cour pénale internationale (CPI) publie sa politique générale en matière d’enquête. Un paragraphe attire particulièrement l’attention, qui annonce comme une priorité d’enquêter sur des crimes internationaux liés à « l’exploitation illicite de ressources naturelles, (…) [à] l’appropriation illicite de terres ou [à] la destruction de l’environnement ». Dans le domaine de la justice pénale internationale, c’est une petite révolution. Jamais de tels crimes n’ont été qualifiés de crimes contre l’humanité. Jamais un tribunal pénal international ne s’en est saisi.

Une arme juridique inédite

Les ramifications possibles de telles poursuites sont décrites par Reinhold Gallmetzer, procureur à la CPI. Dans un article en ligne, paru en mars sur le site de l’agence des Nations unies pour l’environnement, il remarque que, selon une étude de la Banque mondiale, « 90 % de l’exploitation du bois dans les principaux pays producteurs tropicaux est illégale et comprend une activité criminelle ». Ces crimes, déplore Reinhold Gallmetzer, ne font guère l’objet de poursuites judiciaires, d’une part parce que leur base juridique est jugée incertaine et d’autre part, les crimes environnementaux en général donnent l’impression de n’affecter que l’environnement. « On ne voit pas les souffrances directes qu’ils infligent aux personnes, souligne le procureur. Pourtant, les instruments juridiques existent pour les combattre ». Si la CPI ne peut pas se saisir directement de crimes climatiques, elle peut porter son attention sur les crimes contre l’humanité commis à travers la destruction de l’environnement, ou ayant celle-ci pour conséquence.

Les crimes climatiques sont souvent inextricablement liés à d’autres crimes graves du droit international »

Reinhold Gallmetzer, procureur à la CPI

Et c’est par ce lien qu’ils « peuvent constituer une menace contre la paix et la sécurité internationales et potentiellement affecter toute l’humanité et les fondations mêmes de la civilisation ».

Derrière le paragraphe inédit de la déclaration de la procureure générale Bensouda, il y a en réalité un document, déposé en octobre 2014 par un avocat britannique, au nom d’un groupe de victimes cambodgiennes. Cette communication soutient que l’accaparement des terres par « l’élite dirigeante du Cambodge », généralisé et systématique, depuis plus d’une décennie, relève du crime contre l’humanité. Selon ce groupe de victimes, des membres haut placés du gouvernement et de l’armée, ainsi que des hommes d’affaires qui leur sont liés, ont en effet mené « une attaque contre la population civile avec le double objectif de s’enrichir et de conserver le pouvoir à tout prix ». Parmi les crimes allégués figurent le meurtre, le transfert forcé de populations, l’emprisonnement illégal et les persécutions. Ils touchent les populations les plus vulnérables et les minorités.

Les plaignants ont alors estimé que, en quatorze ans, environ 770 000 personnes ont été affectées par le vol des terres, soit 6 % de la population cambodgienne (ce chiffre a été porté à 830 000 en 2015). À Phnom Penh, 145 000 personnes ont été forcées de quitter leur lieu d’habitation, soit le plus important déplacement forcé depuis les sinistres années de Pol Pot. Ceux qui s’y sont opposés ont été « assassinés, menacés ou emprisonnés sur la base de fausses charges ». Quarante organisations de la société civile ont appuyé cette plainte, demandant à la procureure générale d’ouvrir une enquête en faveur de victimes « qui n’ont aucune chance d’obtenir justice dans leur pays ».

La CPI en quête de légitimité

Pourquoi l’implication de la CPI sur de tels crimes bouscule-t-elle profondément le sens et la pertinence de la justice pénale internationale ? Parmi les nombreuses critiques accablant la Cour, figure son obéissance aux États. Toutes les situations dans lesquelles elle est intervenue sont le fruit de la demande d’un État ou du Conseil de sécurité de l’ONU. La seule exception qui concerne le Kenya a tourné au fiasco. Dans le cas cambodgien, la procureure agirait à partir d’une demande directe de groupes de victimes ce qui lui donnerait une nouvelle légitimité, détachée des puissances politiques. Les États, dont le Cambodge du Premier ministre Hun Sen, s’en offusqueront. Certains quitteront sans doute l’institution. Mais ces défections, au lieu de refléter les lacunes de la cour, exposeront l’hypocrisie des États.

Ce serait également la première fois que les violations invoquées relèveraient des droits économiques et sociaux, qui ont une résonance forte en dehors de l’Occident. À plusieurs reprises les tribunaux, y compris la CPI, ont promis de rendre responsables ceux qui tirent un profit matériel du crime sans que ces promesses ne se concrétisent. Dans le dossier cambodgien, les acteurs privés seront en première ligne.

Enfin, contrairement à toutes les actions entreprises par les tribunaux internationaux au cours des vingt-cinq dernières années, une intervention sur le cas cambodgien traiterait de crimes commis en temps de paix. Ses promoteurs espèrent que le pouvoir préventif de cette action judiciaire sera plus évident qu’en matière de conflit armé.

Dans le climat sensible où ils travaillent, les militants cambodgiens doivent garder leurs distances avec l’initiative déposée devant la CPI. Mais sous couvert d’anonymat, l’un d’eux assure que « le moment choisi est le bon car la situation est folle. La communauté internationale doit y mettre un frein avant qu’il ne soit trop tard. La CPI est un instrument important pour ralentir les actions du gouvernement ».

— Correspondance à Phnom Penh de Thierry Cruvellier pour la Chronique d'Amnesty International

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