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URGENCE PROCHE ORIENT

Exigez avec nous la protection sans condition des populations civiles

Liban

Génération recalée

Certains ont connu la guerre, d’autres uniquement l’exil. Sur un million de réfugiés syriens au Liban, 600 000 sont des enfants en âge d’être scolarisés. À peine la moitié d’entre eux a trouvé une place sur un banc d’école, faisant planer le spectre d’une génération sacrifiée.  

 À quelques encablures du site antique qui l’a rendue célèbre, Baalbek est assoupie en cette après-midi de ramadan. Au nord de la plaine de la Bekaa, dominée par la chaîne enneigée de l’Anti-Liban, la ville compte 104 000 habitants. Réfugiés syriens, Salma et son mari habitent depuis six ans avec leurs quatre enfants dans un quartier périphérique de la cité. Murs en ciment, tapis synthétique, banquettes élimées transformées en couchage le soir : la famille se serre dans une seule pièce accolée à une minuscule cuisine que le père, journalier dans le bâtiment, a construit de bric et de broc. « En Syrie, nous vivions dans une ferme, près de Homs. Tous les enfants sauf le dernier, allaient à l’école du village. Nous pouvions discuter s’ils avaient des soucis en classe car certains professeurs étaient de la famille », se souvient avec nostalgie Salma. Aussitôt installés à Baalbek, Ahmed (17 ans), Ghiath (15 ans), Mazen (12 ans) et Aicha (8 ans) sont inscrits à l’école publique libanaise, où l’enseignement est, en principe, obligatoire entre 4 et 14 ans. Référencés par le Haut-Commissariat aux réfugiés, ils possèdent des cartes d’identité et leurs parents remplissent sans problèmes les formulaires d’inscription. Ce n’est pas le cas pour bien d’autres petits réfugiés dont les papiers sont partis en fumée. Pourtant très vite, les difficultés s’accumulent. « Je ne comprenais rien en sciences », témoigne Ahmed, adolescent aux yeux dorés comme ceux de sa mère. Au Liban, mathématiques, biologie, physique et chimie sont enseignées en français ou en anglais, contrairement au cursus syrien où les matières scientifiques sont inculquées en arabe. Pour les réfugiés, l’apprentissage de cette nouvelle langue représente d’emblée un obstacle de taille à leur intégration dans le système scolaire du pays d’accueil.

  Illustration d’Ibraheem Ramadan

Un enseignement à deux vitesses

Les yeux de Salma ont tourné à l’orage. Comme d’autres parents, la jeune femme déplore l’indigence de l’enseignement des cours de l’après-midi dévolus aux enfants syriens. Avec ce système de rotation, mis en place en 2014 pour faire face à l’afflux de réfugiés (18 000 en avril 2012, 356 000 en avril 2013), seuls les Syriens, déjà inscrits dans une école publique libanaise, peuvent prétendre aux cours du matin fréquentés également par les petits Libanais. Les autres réfugiés suivent les enseignements l’après-midi, entre compatriotes, et face aux mêmes professeurs qui assurent ainsi près de dix heures d’enseignement d’affilée. Symbole de cet enseignement à deux vitesses mis en place dans 348 écoles libanaises : seuls les élèves du matin portent l’uniforme bleu et blanc de l’établissement. « Je ne me suis fait aucun ami libanais parce qu’on ne suivait pas les mêmes cours », explique Ahmed.

Une institutrice dans l’école fréquentée par les enfants de Salma à Baalbek, reconnaît sans fard la différence de niveau entre la vacation mixte du matin et celle de l’après-midi réservée aux réfugiés. Faute de soutien et de formation pour accueillir ces jeunes, dont beaucoup ont été témoins de la guerre ou de ses conséquences, les enseignants sont dépassés. « Dans une même classe, un prof peut avoir des enfants de 9 ans et de 16 ans, c’est très compliqué à gérer. Il y a beaucoup de violences, explique-t-elle. Avant la crise, je conduisais en moyenne deux élèves par an à l’hôpital après une bagarre, là j’en suis à 20 ! ». L’accueil de réfugiés a d’ailleurs suscité des réactions négatives des parents libanais anticipant une baisse du niveau de l’école. En cinq ans, l’établissement a connu une trentaine de départs pour ce motif. La situation tend à s’apaiser. « On s’habitue à la présence des Syriens, mais les profs n’acceptent pas », conclut, placide, l’institutrice.

Après l’échec de son fils à l’examen d’entrée en secondaire, comme 28 réfugiés sur les 30 du cours de l’après-midi, Salma ne s’est pas découragée : « Le propriétaire libanais de notre logement m’a aidée et j’ai pu sortir les 8 dollars de l’heure que coûtent des cours particuliers ». Et en 2018, Ahmed obtenait son certificat haut la main. L’effort financier sera-t-il possible pour ses frères et sœurs ? Rien n’est moins sûr.

  Illustration d’Ibraheem Ramadan

Le bus scolaire ou le lait

À 30 kilomètres de Baalbek, au nord-ouest de la Bekaa, le petit camp de Baalas compte 50 tentes de réfugiés syriens et 650 enfants. Ici, la lutte contre la gale est un combat perdu et la touffeur rend insupportable l’odeur de décharge. Une nuée de garçons et de filles courent entre les bâches en plastique bariolées de publicité qui protègent les tentes. Non enregistrés comme réfugiés, la plupart ne peuvent s’inscrire à l’école. « De toute façon, dans ce camp isolé, le coût du transport dissuade les parents de scolariser leurs jeunes », soupire Nasreen l’assistante sociale d’Insan, une association locale. Pour payer le ticket de bus, l’Unicef a certes instauré un système d’allocation (20 dollars par mois), mais l’extrême dénuement des familles les conduit à acheter du lait ou du pain avec ce pécule. D’autre part, l’efficacité du dispositif varie d’une région à l’autre, certaines compagnies privées ayant tendance à « oublier » le ramassage scolaire des réfugiés. Pour combler le vide éducatif, deux professeurs syriens ont créé une « école » informelle dans le camp. Un pis-aller car seuls vingt enfants, tous âges confondus, ont suivi ces cours de fortune, pour 100 dollars par an. À ce tarif, Mona n’a pu y inscrire que l’un de ses trois enfants en âge d’être scolarisés. En 2017, fuyant la ville syrienne d’Idlib, cette trentenaire et sa famille ont traversé l’Anti- Liban qui borde la Syrie. « Nous avons perdu notre fils dans la montagne, relate émue la jeune Syrienne. Heureusement l’armée libanaise a fini par le retrouver ».

Comme son mari, et beaucoup de parents de Balaas, Mona a arrêté l’école en Syrie à 9 ans. Quasiment illettrés, ils ne peuvent aider les enfants dans leur scolarité. Quant aux deux professeurs syriens, ils ont enseigné six mois avant de quitter le camp pour récolter des pommes de terre dans le Nord Liban. Les opportunités de travail et les expulsions manu militari imposées par plusieurs municipalités libanaises poussent, en effet, nombre de réfugiés à déménager, rompant le fil ténu d’un apprentissage. Or le caractère discontinu de l’enseignement a de lourdes conséquences sur les facultés d’acquisition. « Même quand ils ont envie d’apprendre, certains enfants, peu ou pas scolarisés, sont comme engourdis, témoigne une psychologue à Insan. Ils ont parfois du mal à tenir un crayon à la main, ils vivent l’état dépressif de leurs parents ». Problèmes de mémorisation, pensées suicidaires, hyperactivité : les symptômes qu’elle observe chez les jeunes sont légion.

Sous la bâche d’une tente, la psychologue reçoit un enfant et lui montre un dessin pour l’aider à identifier ses émotions avant d’apprendre à les gérer.

- Comment vois-tu que le chat est triste ?

- Parce qu’il a des larmes dans les yeux.

- Pourquoi ?

- Parce qu’il a quitté son pays.

Le mariage précoce constitue un autre obstacle à la scolarisation. À Baalas, 10 % des filles entre 14 et 16 ans ont un époux. « C’est une bouche de moins à nourrir pour la famille et le père reçoit environ 400 dollars de maher [dot que le futur mari apporte à sa belle-famille]. Et puis certains parents croient protéger ainsi leur fille », poursuit la psychologue. De leur côté, les adolescentes espèrent échapper à la promiscuité familiale en créant leur propre foyer sans anticiper l’impact de cette union précoce sur leur avenir et leur santé, notamment quand elles se retrouvent enceintes.

Dans le camp, difficile de savoir si l’enfant agrippé au cou d’une toute jeune fille est un frère ou un fils.

  Illustration d’Ibraheem Ramadan

Plutôt aux champs que sur les bancs

Plus au Sud, au cœur de la Bekaa, à 10 km de la frontière syrienne, le camp de Haoush el Harime abrite 250 familles, toutes endettées auprès du shawish (le chef de camp qui collecte les loyers) pour une somme avoisinant 850 dollars. Le travail des réfugiés syriens n’étant toléré que dans la construction et l’agriculture, les adultes délèguent de plus en plus leurs tâches aux enfants par crainte d’être arrêtés, voire expulsés. L’hiver, la plupart des enfants syriens du camp fréquentent l’école publique du hameau voisin, sauf une quinzaine qui suit, dans le camp, « l’école » du cheikh (un religieux). À l’instar de Mohamed, 11 ans, pantalon kaki et sweat-shirt noir sur lequel est inscrit Just do it. « Quatre jours par semaine, j’apprends l’arabe et le Coran », explique-t-il, avant de retrouver ses amis autour du babyfoot installé près de la boutique du camp. Les cours du cheikh ne sont ni coordonnés ni régularisés par le ministère libanais et ne mèneront pas Mohammed à un certificat officiel. Mais, en ce mercredi de printemps, plutôt que d’aller à l’école, tous les 10-14 ans sont partis aux champs, binette à la main. Pour 6 000 livres (3,50 euros), les petites mains arrachent, ramassent, trient des oignons de 4 h à 6 h du matin, parfois jusqu’à 16 h pour 12 000 livres. « Le sujet du travail des enfants est tabou dans nos discussions avec le shawish, reconnaît Batoul assistante sociale pour l’association Amel, ONG libanaise, qui propose des activités éducatives (maths, arabe, anglais), récréatives et du soutien psychosocial dans un bus astucieusement transformé en salle de classe. Notre équipe s’inquiète toujours auprès de la mère ou du père des causes d’une absence mais le travail infantile est parfois pour eux une question de survie familiale. Ils nous répondent au début qu’ils n’ont pas besoin qu’on leur apprenne à être parents, puis la confiance s’instaure… parfois ». Selon l’Unicef, c’est pourtant bien à partir de 13 ans que l’on observe le plus de décrochages scolaires, notamment des garçons.

Plus rapidement que les autorités et que certaines grandes Ong internationales, longtemps focalisées sur l’urgence, la dynamique société civile locale a pris à bras le corps la question de l’éducation des réfugiés. Ces associations poursuivent ainsi leur combat de Sisyphe animé par une obsession : conjurer la menace d’une génération perdue. — A. C.

1 — Les prénoms des réfugiés ont été changés

2 — 22 % des réfugiées syriennes de 15-19 ans au Liban sont déjà mariées (Le Monde 16 août 2018).

  Illustration d’Ibraheem Ramadan

Un système sous tension

Au Liban, sur quelque 600 000 enfants réfugiés1 syriens en âge d’être scolarisés (3-18 ans), environ 215 000 le sont dans l’enseignement public libanais en 2018/19, tandis que 45 % sont exclus de tout système éducatif2. Le ministère de l’Éducation libanais (Mehe) a pourtant opté pour une politique d’ouverture de ses écoles publiques aux enfants syriens, à condition qu’ils aient le niveau requis. À partir de 2014, fort d’un exceptionnel soutien financier de la communauté internationale (350 millions de dollars par an), il a initié un plan pluriannuel pour améliorer l’accès à la scolarité des réfugiés syriens (Initiative reaching all children with education, Race). Une attitude généreuse certes, mais aussi pragmatique puisqu’elle visait à éloigner le spectre des écoles religieuses. Mais cette ambition s’est heurtée dès le départ au caractère obsolète du secteur. Depuis plusieurs décennies, l’école publique est en effet dans un piètre état : dégradation des locaux, recours onéreux à la location des établissements, manque de transparence dans le recrutement et de supervision des enseignants. Avant la crise syrienne, elle n’accueillait que 30 % des élèves libanais, la plupart des parents, même les plus modestes, privilégiant le privé. Ce système déjà mal en point se trouve désormais au bord du burn out (- 2,5 % du PIB libanais sont alloués à l’éducation alors que la moyenne mondiale est à 4,9 %). D’autant que les financements s’amenuisent. « Il nous manque 12,5 millions de dollars pour couvrir le déficit 2018/2019, affirme Sonia Khoury, responsable du programme Race au ministère. En primaire, nous accueillons davantage d’élèves syriens que libanais. Après huit ans de crises, nous ne pouvons plus inscrire de nouveaux réfugiés dans nos écoles publiques ». Déjà, la rentrée 2018 a connu des couacs : certains directeurs d’école zélés ont exigé des papiers non nécessaires, nombre de familles syriennes n’ont pas reçu les informations pour inscrire leurs enfants, la grande campagne de sensibilisation à la scolarisation menée l’année précédente n’a pas été renouvelée... Ces obstacles à l’éducation ainsi que les restrictions à la résidence légale, au travail, à la liberté de mouvement, exercent une pression insidieuse et dangereuse sur les Syriens au Liban. Qualifiée d’« escalade des hostilités » par Amnesty International, ces pressions poussent de nombreuses familles syriennes réfugiées au Liban à rentrer dans leur pays, pourtant toujours en guerre. — A. C.

1 — L’État libanais n’ayant pas ratifié la Convention de Genève de 1951, les populations fuyant la guerre en Syrie ne sont pas considérées comme réfugiées mais comme « déplacées » et les campements ne sont pas reconnus officiellement.

2 — 938 531 réfugiés syriens sont enregistrés auprès du HCR, 31 000 réfugiés palestiniens venus de Syrie sont enregistrés auprès l’Unraw. L’État libanais affirme qu’environ 550 000 réfugiés sur son territoire ne sont pas enregistrés.

Par Aurélie Carton, envoyée spéciale dans la Bekaa pour la Chronique d'Amnesty International

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