Depuis plus d’un an, les journalistes ont retrouvé la liberté d’écrire, de penser et de s’exprimer en Éthiopie. Un bonheur fragile.
C 'est l'un des derniers nés de la presse éthiopienne, en pleine recomposition. Le premier numéro d'Addis Maleda, « nouvelle aube » en amharique – la langue de l'administration – est sorti des rotatives de Berhanena Selam à l'automne dernier. Il y a encore deux ans, de nombreux titres étaient bannis de cette imprimerie d'État. Aujourd'hui, la cadence des ouvriers, qui travaillent sur des machines d'un autre temps dans un entrepôt situé au cœur d'Addis-Abeba, s'est nettement accélérée. Vingt-deux nouvelles publications ainsi que six chaînes de télévision ont vu le jour en quelques mois. 264 sites et blogs, autrefois interdits, sont de retour tout comme les chaînes OMN et ESAT, jusqu'alors contraintes d'émettre depuis l'étranger. En un an, ce pays de la Corne de l'Afrique a bondi de 40 places dans le classement de Reporters sans Frontières. En mai dernier, c’est en Éthiopie, deuxième pays le plus peuplé du continent africain que se tient la 26e Journée mondiale de la liberté de la presse de l'Unesco. à cette date, aucun journaliste ne croupit derrière les barreaux des geôles éthiopiennes.
Un centre de torture devenu un musée
Comme chaque vendredi, la rédaction d'Addis Maleda est en pleine effervescence pour le bouclage de l'hebdomadaire. À son bureau, Befeqadu Hailu, lunettes sur le nez, relit les articles avec concentration. Jadis détenu avec ses amis blogueurs du collectif Zone 9 qu'il a cofondé en 2012, le trentenaire est maintenant le directeur exécutif adjoint du journal.
« La seule chose que je n'ai jamais voulu compromettre est ma liberté d'expression même si c'était vraiment dur. Cela ne veut pas dire que je n'étais pas inquiet ou effrayé d'aller en prison encore et encore. Mais au final, ça a été payant ».
Befeqadu Hailu
Et il a payé le prix fort pour cette liberté dont il peut enfin profiter. Befeqadu Hailu a passé 569 jours en détention dont 80 à Maekelawi. L'ombre de cette prison, où la torture était pratiquée, plane sur le quartier historique de Piazza. Quand il a appris sa fermeture en janvier 2018, le journaliste était au bord des larmes. « J'ai été battu, mes pieds nus fouettés, se souvenait-il alors. J’ai été insulté, giflé presque chaque jour, on m'a forcé à signer une confession ». Après trois ans de contestation populaire, le Premier ministre de l'époque, Hailemariam Dessalegn annonce la libération de milliers de prisonniers et la transformation de Maekelawi en musée. Un séisme dans la politique éthiopienne. Sa démission, en février de la même année, entérine le changement de cap de la coalition. Abiy Ahmed devient le premier Oromo à la tête de l'exécutif alors que son ethnie, majoritaire en Éthiopie, s'estime tenue à l'écart du pouvoir depuis des décennies. « Nous devons respecter tous les droits humains et démocratiques, notamment les libertés d'expression, de rassemblement et d'organisation », clamait le nouveau Premier ministre lors de son discours d'investiture le 2 avril 2018. Une ligne sur son CV éveille néanmoins la suspicion : la fondation, dix ans plus tôt, de l'agence éthiopienne de sécurité des réseaux d'information (Insa), un service de renseignement chargé, entre autres, de la surveillance numérique des citoyens.
Le retour des journalistes exilés
La Constitution éthiopienne de 1995 a beau interdire « toute forme de censure », la coalition du Front révolutionnaire et démocratique des peuples éthiopiens (EPRDF) au pouvoir à partir de 1991, avait renforcé son système répressif notamment après les élections de 2005. Dix-sept professionnels de l'information se trouvaient incarcérés en 2014.
Désormais, l'Éthiopie, 110e au classement annuel de Reporters sans Frontières (RSF), devance la Tanzanie, le Nigeria, l'Ouganda ou encore le Rwanda. Ce vent de liberté a gagné l'Est et l'immense région Somali, frontalière du pays du même nom.
À l'image de Maekelawi à Addis-Abeba, le centre de détention Jail Ogaden à Jijiga, la capitale régionale, est également fermé. Le président local Mohamed Omar, dit « Abdi Iley », accusé de nombreuses exactions avec sa milice la « Liyu Police », est sous les verrous pour des violences ayant entraîné au moins 58 morts et 266 blessés en août 2018. Et un an plus tard, la procédure judiciaire qui concerne en tout 47 prévenus se poursuit.
Au fil des mois, les libérations promises par le gouvernement se sont concrétisées, les charges qui pesaient contre les prisonniers ont été abandonnées et de nombreux exilés ont commencé à rentrer. Parmi eux, Mesfin Negash qui résidait depuis neuf ans en Suède. Ce journaliste éthiopien avait fui par peur des persécutions. Après son départ, il avait été condamné à huit ans de prison pour soutien présumé au terrorisme. « Quand je suis revenu fin décembre 2018, raconte-t-il, j'étais censé avoir les mots pour décrire ce que j'ai ressenti, je suis un homme de presse, mais en toute honnêteté je ne les avais pas. Le mieux que je puisse dire est que c'était écrasant, confus, beaucoup de choses se mélangeaient : les relations avec ma mère, ma famille, mes voisins, mes amis ; les rues, l'école de mon enfance, tout cela est très personnel, trop profond, trop énorme à expliquer ».
Le 14 février 2018, l'émotion submerge aussi la foule venue accueillir Eskinder Nega à la porte de la prison Kaliti à Addis-Abeba. Porté en triomphe, le quadragénaire a passé près de neuf ans derrière les barreaux. Fondateur d'un des premiers journaux d'opposition en 1991, il a été condamné en 2011 à dix-huit ans de prison. Sa femme, également détenue un temps, a accouché en cellule avant de s'exiler aux États-Unis avec leur fils. « J'ai reçu des lettres de soutien d'Amnesty International par l'intermédiaire de ma famille. Ça m'a aidé à garder le moral et ça a donné du courage à mes proches », écrivait-il aux militants en août 2018. Aujourd'hui directeur de l'hebdomadaire Ethiopis, l'homme à la casquette vissée sur la tête revendique son activisme politique qu'il voit comme une nécessité pour la démocratie.
Les excès d’une presse engagée
Cette liberté retrouvée a son revers de médaille. Certains nouveaux médias s’affranchissent du souci d’objectivité : « Nous assistons à une hausse de la collusion entre le monde de l'activisme et celui du journalisme, avec souvent de dangereuses conséquences », abonde Tsedale Lemma, la rédactrice en chef d'Addis Standard, un mensuel interdit de parution en 2016, qui a continué ses éditions sur la Toile. Cette partialité s'accompagne de la diffusion croissante de fausses informations. Leurs conséquences, parfois dramatiques, alimentent régulièrement les pages des faits divers. Ainsi, en octobre 2018, trois doctorants en médecine d'Addis-Abeba ont été lapidés dans le village de Gonji, en région Amhara. Ils menaient des recherches sur les vers solitaires et une infection oculaire, récupérant des échantillons d'urine et d’excréments dans une école locale. Accusés à tort d'empoisonner les enfants par une rumeur relayée sur les réseaux sociaux, deux d'entre eux ont été tués par la population. Le troisième, défiguré, est resté inconscient pendant six semaines.
Dans ce pays qui compterait près de 20 millions d'internautes sur 110 millions d'habitants, les journalistes ne sont pas épargnés par les menaces « des groupes nationalistes organisés sur les réseaux sociaux », selon les mots d'Eskinder Nega rapportés par Befeqadu Hailu.
« Moi-même j'écris sur mon blog, et j'ai reçu des menaces de mort, affirme ce dernier, ils décident où tu vas et où tu ne vas pas, sur quoi tu fais ton reportage ».
Befeqadu Hailu
Derrière les discours de haine et la diffusion de fausses informations, émanant parfois de la diaspora installée à l'étranger, se dresse le spectre des conflits interethniques. Ils seraient la cause majoritaire des plus de 3 millions de déplacés internes recensés par l'Onu en Éthiopie mi-2019, pays organisé en régime ethno-fédéral depuis la chute du Derg (junte militaire) en 1991. Toutes les régions sont touchées par des flambées de violence, notamment aux frontières intérieures, qui entraînent régulièrement des dizaines de morts et la fuite de centaines de milliers de personnes. « On veut envoyer nos reporters là où est l'actualité mais nous ne voulons pas les mettre en danger », explique Biruh Yehunbelay, rédacteur en chef de The Reporter, l'un des plus anciens journaux en circulation, publié également en anglais. « Il y a eu récemment des soucis dans le nord Shoa, nous avons pourtant des reporters qui viennent de la région mais on ne les envoie pas là-bas parce que tout le monde se veut justicier, il y a des armes, et un drame pourrait se produire ». Depuis l'arrivée d'Abiy Ahmed au pouvoir, les mouvements de lutte armée Ginbot 7, Front national de libération de l'Ogaden (ONLF), Front de libération Oromo (OLF) ont signé la paix avec le gouvernement. Mais plusieurs mois après leur retour triomphal dans le pays, certaines factions de l'OLF n'auraient pas rendu totalement les armes et contrôleraient même une partie du territoire. Fin mars dernier, le Premier ministre a lui-même reconnu que l'augmentation du trafic illégal d'armes atteignait « un niveau alarmant ».
Méfiance des journalistes face aux réformes
Adoptée en 2009, la loi anti-terroriste est invoquée pour maintenir des journalistes à l'ombre. Elle avait permis la condamnation d'Eskinder Nega, de Mesfin Negash et de bien d'autres journalistes avant cela. De moins en moins populaire depuis son entrée en fonction, le chef de l'exécutif, dont les conférences de presse restent rares, s'est pourtant engagé à réformer le pays sur tous les fronts. Lors d'un dîner officiel en mai, il a réaffirmé sa conviction que « des médias libres, indépendants et responsables – épaulés par le travail de journalistes-citoyens – sont un prérequis impératif dans la construction d'un système politique démocratique viable ». La législation concernant les médias, le droit à l'accès à l'information, l'audiovisuel et la cybercriminalité était encore en cours de révision à la fin de l'été, un vote au Parlement étant espéré pour l'automne. Mais Solomon Goshu, qui a dirigé le groupe de travail sur ces questions auprès du ministre de la Justice, estime que « réformer les médias requiert davantage que réformer la loi ». Changer les habitudes et les mentalités prend du temps. Avant même les récentes incarcérations, Befeqadu Hailu citait l'exemple d'un groupe de journalistes arrêtés, intimidés et dont le matériel aurait été confisqué par des officiels en novembre 2018 dans l'ouest du pays. Internet a également été coupé quatre fois en un an. Une question de sécurité nationale, selon le Premier ministre. « Internet n'est ni l'eau ni l'air », comparait-il lors d'une conférence de presse le 1er août dernier assurant que les autorités n'hésiteraient pas à le couper de manière permanente si des risques de violences se représentaient. Un des symboles de la liberté d'expression retrouvée, Temesgen Dessalegn, fondateur de l'hebdomadaire Fitih, imprimé à nouveau après des années d'interdiction, a été menacé par un général de l'armée, au regret de RSF qui appelait fin juillet le gouvernement et les forces de sécurité à « ne pas revenir en arrière ».
Les années de répression restent gravées dans les mémoires de nombreux journalistes. Certains redoutent une nouvelle forme de contrôle de la part des autorités notamment via un texte pénalisant « les discours haineux », annoncée par le gouvernement. Dans un souci d'autorégulation, une organisation professionnelle des médias, destinée à « créer un environnement de travail libre et sûr » pour les journalistes, a été récemment créée. L'enjeu économique est également de taille pour garantir une vraie indépendance des jeunes titres. L'ancien blogueur de Zone 9, Abel Wabella a ainsi lancé Addis Zeybe, qui a cessé de paraître après quelques numéros, faute de moyens. Une distribution plus équilibrée des revenus publicitaires et des aides à la presse favoriseraient un paysage médiatique pluraliste. Un pluralisme d’autant plus essentiel qu’il jouera un rôle déterminant dans la perspective d’élections générales prévues en mai 2020.
De nouvelles arrestations
Le 22 juin, le chef des forces de sécurité de la région Amhara, Asaminew Tsige, est accusé, selon le discours officiel, d'avoir fomenté un « coup d'État raté ». Treize personnes dont le président de la région Amhara, Ambachew Mekonnen, et le chef d'état-major des armées fédérales, Seare Mekonnen, sont assassinées dans deux attaques presque simultanées à Bahir Dar et Addis-Abeba. Asaminew Tsige, qui avait été libéré de prison un an plus tôt, est tué par la police lors de son interpellation le 24 juin. Les semaines suivantes, près de 300 personnes sont arrêtées, dont des journalistes.
« Cette nouvelle vague d'arrestations est un changement extrêmement régressif qui risque de freiner les progrès enregistrés en 2018. Tous les journalistes arrêtés doivent être immédiatement relâchés et toutes les charges retenues contre eux abandonnées sans condition. »
Joan Nyanyuki, le directeur d'Amnesty International pour l'Afrique de l'Est, la Corne et les Grands Lacs
Si 150 personnes ont recouvré la liberté, début août, la plupart sont des membres des services de sécurité régionaux, estime Fisseha Tekle chercheur d’Amnesty International sur ce pays, et bien d’autres restent détenues dans les geôles éthiopiennes (leaders d’opposition, activistes, journalistes). Pour plusieurs militants des droits humains, la nature politique de ces détentions laisse peu de doute. La liberté acquise ces derniers mois reste, en Éthiopie, convalescente.
— Nathalie Tissot à Addis-Abeba pour La Chronique d'Amnesty International
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