Près de 15 000 mineurs non accompagnés sont arrivés dans notre pays en 2017. L’État se défausse.
Le « flux » des entrants en 2017 représente 14 908 jeunes, précise en s’excusant du terme la chef de la mission MNA (mineurs non accompagnés) au ministère de la Justice, qui a la charge au niveau national de les compter.
Le « flux », précise Sylvie Vella, a augmenté de 85 % l’an passé. Quant au « stock », c’est-à-dire la somme des MNA protégés par décision judiciaire jusqu’à leur majorité, il est mathématiquement plus important : de 10 000 en 2015, le « stock » a doublé, passant à près de 25 000 en 2017.
Nous ferons le choix de les appeler ici « enfants migrants » et de commencer par leur donner un visage. Celui d’Alain (son prénom a été modifié), qui pousse la porte d’une permanence juridique un soir pluvieux de janvier en bas d’une tour avenue de Flandre, à l’est de Paris.
La permanence se tient dans une Maison des jeunes. Une centaine de garçons, venue en grande majorité d’Afrique de l’Ouest, attend son tour.
Grands corps d’adolescents fatigués, ils discutent, somnolent la tête entre les genoux, au calme, écouteurs vissés sur les oreilles, groupés derrière la porte vitrée de la salle d’ordinateurs où sept bénévoles se relaient jusqu’au milieu de la nuit.
Alain est le plus petit en taille, il sort du groupe, s’avance, long manteau kaki à capuche, sac Monoprix à la main contenant un duvet, sac à dos noir sur le dos.
Alain vient du Cameroun. Il n’est que 22 heures et son corps tremble, au bord de la nuit, au bout du rouleau. Ses phrases commencent par « Monsieur », son français est précis, il sent le parfum.
Son esprit vif s’est contracté dans l’attente et les vexations depuis son arrivée en France, il y a cinq mois, par Briançon, en provenance d’Italie.
Arthur, le jeune bénévole de l’Adjie, examine les papiers qu’Alain extrait d’une pochette plastique : copie de son baccalauréat obtenu à l’âge de 15 ans, copie d’extrait d’acte de naissance, copie de carte d’étudiant avec photo, recours au juge des enfants rédigé à l’antenne des mineurs du barreau de Paris.
Rien à dire, ton dossier est presque parfait, l’encourage le bénévole, il faut « juste attendre un mois, un mois et demi, de voir le juge ». Presque… car ce serait mieux d’avoir les originaux. « Tu as quelqu’un, au Cameroun, pour poster les originaux ? ».
La présomption de minorité ignorée par les agents d'accueil
Pour Alain c’en est trop. « Monsieur, j’ai juste ma mère au Cameroun, elle n’a que des dettes, elle n’a pas le niveau de vie vous comprenez, vous pensez bien que si elle avait l’argent pour poster elle l’aurait déjà fait… Je suis là pour de l’aide, à la Croix-Rouge ils m’ont chassé. ». Plié en deux, Alain.
Je dors dans la rue, vous voyez ma tête cabossée, c’est ce qu’ils m’ont fait en Libye, j’ai vu des femmes se noyer avec leur bébé, là je sais plus quoi penser, je n’ai même plus la force d’y croire
Alain, jeune migrant libyen
Arthur lui parle jusqu’à ce qu’il se relève. « Non ce n’est pas toi qui ne fait pas ce qu’il faut, on sait tous que les gens de la Croix-Rouge renvoient à la rue des enfants, des gens comme toi, tous les jours ».
Arthur redit à Alain que son dossier est bien, qu’il va passer devant le juge et qu’après il pourra être logé, reprendre les études, qu’il a fait le plus dur, que l’attente est longue mais qu’il est presque au bout du chemin.
À Paris, pour bénéficier de la protection de l’Aide sociale à l’enfance, les enfants migrants doivent en effet se présenter au DEMIE 75, le « dispositif d’évaluation de mineurs isolés étrangers » géré par la Croix-Rouge française, près du métro Couronnes.
Un dispositif créé pour apporter, par un rapport d’évaluation de l’âge et du danger, une aide à la décision pour les juges des enfants.
Avec un objectif, affiché en 2015 par l’adjointe au maire de Paris Dominique Versini, mettre à l'abri.
Mettre à l’abri dès le premier jour des jeunes migrants en attente d’évaluation de leur minorité.
Dominique Versini, adjointe au maire de Paris
On en est loin.
Les hébergements sont saturés et les témoignages unanimes : les agents d’accueil ne font pas jouer la présomption de minorité, voulue par la loi, mais renvoient au contraire trois quarts des jeunes qui se présentent. 50 % des éconduits du DEMIE, qui viennent ensuite à l’Adjie, sont reconnus mineurs par le juge.
Le jeune Alain marche et dort depuis des semaines dans une ville qu’il ne connaît pas. C’est Paris sa destination mais ses yeux sont trop cernés, il n’y voit plus rien de bien.
Arthur, le bénévole, lui propose d’aller voir un psychologue et une association qui pourra peut-être l’héberger cette nuit. Alain connaît les adresses. Il sourit, se lève, salue. Laisse sa place.
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Trois mineurs mangent dans le dortoir géré par une association © Marion Péhée
Anxiété, dépression, stress post-traumatique
Le Centre d’accueil de Médecins du Monde, boulevard de Picpus, au sud-est de Paris, a reçu 243 jeunes comme Alain en 2017. Près de la moitié y ont consulté un psychologue pour un état anxieux, une dépression sévère, un syndrome de stress post-traumatique.
Sophie Laurant, coordinatrice du programme, alerte : « La violence des parcours migratoires et l’extrême précarité en France explique cet état de santé alarmant. Les conditions physiques et psychiques dans lesquelles arrivent ces mineurs font qu’ils sont en incapacité d’être évalués dans les DEMIE ou testés pour accéder au système scolaire ».
Mais courant 2017, la situation s’est encore aggravée.
Sophie Laurant, coordinatrice du programme MNA de Médecins du Monde
Du fait de l’augmentation du nombre de migrants d’une part, et du caractère de plus en plus décomplexé des « refus au faciès » aux guichets du fameux DEMIE.
« Maintenant les jeunes doivent sonner avant d’entrer et l’on peut les refuser à la porte. Ceux qui peuvent entrer sont soumis à vingt minutes de questionnaire serré. Si vous êtes jugé manifestement majeur, dehors. Sinon, vous passez l’entretien formel et là seulement, vous recevez une notification écrite de refus ou une convocation devant le juge. Dans ce cas, on vous met à l’abri. Mais à Paris environ trois quarts des jeunes qui se présentent sont rejetés. On ne sait combien étaient mineurs, mais ce que l’on sait avec certitude, c’est qu’il n’y a pas 100 % des mineurs protégés et que les jeunes ne sont pas en état de subir ça ».
Le Dr Daniel Brehier est médecin psychiatre, retraité des hôpitaux publics. Bénévole à Médecins du Monde, il écoute depuis plus de deux ans les enfants migrants. « Les jeunes qui viennent en France ne sont pas mandatés par leurs familles, comme on le dit souvent. Quasiment à chaque fois ce sont des enfants rejetés suite à un décès du père, un remariage de la mère, une situation où ils sont exclus, souvent battus ».
Ils partent brutalement, sans savoir où ils vont, s’arrêtent en route, travaillent, font de la prison, subissent des violences, côtoient la mort. « En France, ils sont à la rue », poursuit le Dr Brehier.
« Mais c’est le pays des droits de l’homme !, entend-on sans arrêt dans leur bouche. Ils sont désorientés, pris dans leurs pensées, fatigués, n’arrivent pas à faire le tri dans un mélange de traumatismes, de peur de la situation actuelle et de l’avenir. Le rejet de l’arrivée fait écho au rejet qui a motivé leur départ. Le premier symptôme qu’ils signalent, c’est le mal de tête ».
L’ État sommé de protéger les enfants
Juridiquement, on est pourtant loin du casse-tête.
Il n’y a aucune possibilité de ne pas prendre en charge un mineur non accompagné. Selon la Convention internationale relative aux droits de l’enfant de 1989 ratifiée par la France, tout enfant privé de son milieu familial a droit à une protection et à une aide de l’État, sans considération de nationalité ou d’origine.
En France, la loi du 5 mars 2007 érige les départements en chefs de file de la protection de l’enfance. La responsabilité leur a été confiée par la loi de décentralisation de 1986. Et là, c’est effectivement un casse-tête.
Il y a d’énormes disparités sur le territoire.
On sait pertinemment que les jeunes ne sont pas pris en charge de la même façon selon les départements, que dans certains ils sont mis à l’abri et que dans d’autres ils ne le sont pas.
Sylvie Vella, chef de la mission MNA
C’est un scandale de la République. Des enfants, au hasard du département où ils échouent, se trouvent à la rue ou protégés, et des administrations chargées de faire appliquer la loi ne le font pas.
Des années durant des départements se plaignent, d’autres pas.
Deux mineurs maliens regardent le foot par la fenêtre d'un café © Marion Péhée
L’État fait le dos rond. Mais, en 2013, l’affaire prend une dimension nationale quand, avec la mise en place d’une « clé de répartition », le problème de quelques départements devient le problème de tous, porté par l’Assemblée des départements de France.
Cette dernière, le 19 octobre 2017, a fini par sommer l’État, dans un communiqué, « d’assumer ses compétences régaliennes, notamment le démantèlement des filières clandestines » ou sinon, à défaut, d’assurer « le financement de l’évaluation de la minorité jusqu’à la mise à l’abri des jeunes migrants non accompagnés ». « L’afflux de MNA asphyxie les infrastructures d’accueil des départements [et] la prise en charge de ces jeunes atteint aujourd’hui le milliard d’euros. L’État doit en assumer le coût ».
Le rapport de force politique a basculé.
Le lendemain, le Premier ministre Édouard Philippe s’engage, devant ladite Assemblée réunie en congrès à Marseille, à assumer « l’évaluation et l’hébergement d’urgence des personnes se déclarant mineurs ».
Un groupe de travail est constitué, dont on attend les conclusions. Si beaucoup s’accordent pour estimer que l’appui financier de l’État est nécessaire, juristes et associations d’aide aux migrants s’inquiètent d’une nouvelle rupture d’égalité devant la loi.
Au Gisti, le juriste Jean-François Martini y voit « une concordance d’intérêt entre un État qui identifie les mineurs comme un flux migratoire à juguler et des départements au centre du dispositif de protection de l’enfance qui lui demandent soit de les empêcher d’entrer, ce qui est une revendication historique de nombre d’entre eux, soit qu’à défaut il en assume le coût ».
La dimension étranger risque fort de prendre le pas sur la dimension enfant. On a un message très clair, qui est de rappeler que ces enfants sont avant tout des enfants en danger avant d’être des mineurs non accompagnés
François Duchamp, Unicef France
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