Aller au contenu
Agir
Faire un don
ou montant libre :
/mois
Grâce à la réduction d'impôts de 66%, votre don ne vous coûtera que : 5,1 €/mois
URGENCE PROCHE ORIENT

Exigez avec nous la protection sans condition des populations civiles

Ira dans sa maison. La jeune femme vit avec son compagnon dans le village de Ivanhrad. Ancienne "secrétaire économique" à Donetsk, elle s'occupe désormais des vaches et vend des produits laitiers trois fois par semaine sur le marché de Bakhmout. Ivanhrad. Est de l'Ukraine, mai 2018 © Marion Péhée

Plafond de verre pour la génération Maïdan

Les espoirs de renouveau portés par la Révolution de l’automne 2013 s’enlisent.

Au soir du 21 novembre 2013, la foule se masse place de l’Indépendance (Maïdan) à Kiev, la capitale ukrainienne. Elle s’oppose au revirement du président de l’époque, Viktor Ianoukovitch, qui choisit de ne pas signer un accord d’association avec l’Union européenne (UE).

Ce traité de libre-échange, en pourparlers avec les Européens depuis des années, doit notamment supprimer progressivement tous les droits de douane et ainsi accroître les échanges. Mais voilà, le président pro-russe en a décidé autrement, en annonçant que le pays allait finalement rechercher une coopération avec la Russie.

C’est le début de trois mois de manifestations qui rassembleront des centaines de milliers d’Ukrainiens, étudiants, ouvriers, citoyens de toutes classes sociales, de tous milieux et de toutes les régions du pays.

D’abord pour crier leur opposition à cette volte-face et leur volonté de se rapprocher de l’Europe. Puis pour dénoncer la corruption endémique, et très vite, réclamer le départ de Ianoukovitch.

Un vent de liberté souffle sur le pays.

Malgré le traumatisme lié à la mort d’une centaine de manifestants – tombés sous les balles des autorités ukrainiennes dans les derniers jours – la fin de la Révolution de la Dignité, marquée par la fuite de Ianoukovitch le 22 février 2014 vers la Russie, est vécue comme une victoire, un espoir de renouvellement pour le pays.

La chaotique lutte contre la corruption

Le chantier majeur pour les Ukrainiens et le nouveau président Petro Porochenko au sortir de Maïdan est l’éradication de la corruption au plus haut niveau des institutions.

Pour ce faire, le pays se dote d’une législation anticorruption, vote au Parlement l’obligation de déclarer son patrimoine pour les hauts fonctionnaires, crée un Bureau national de lutte contre la corruption (Nabu), ainsi qu’un Bureau du procureur anticorruption (CAP). Du côté de la société civile, des initiatives émergent également au lendemain de la Révolution, reprises ensuite par la classe politique.

Dès 2014, des étudiants imaginent un système informatique pour rendre les marchés publics transparents : la plate-forme ProZorro, qui signifie « transparent » en ukrainien. Un succès. Tant et si bien que le ministère du Développement économique et du Commerce intègre le système.

Ville de Schastya, une des nombreuses maisons touchées par la guerre, mars 2016 © Marion Péhée

Et depuis 2016, une loi sur les marchés publics rend désormais obligatoire l’utilisation de ProZorro non seulement pour l’obtention de marchés, mais aussi pour l’ensemble des transactions entre l’État et les entreprises privées… sauf quelques exceptions, notamment en matière d’armement. Or, en temps de guerre – contre les séparatistes pro-russes dans le Donbass depuis avril 2014 – ce détail a toute son importance.

Le président Porochenko est soupçonné d’avoir privilégié l’un de ses vieux amis pour équiper l’armée. Gênant pour un candidat qui, en 2014, faisait campagne contre les pots-de-vin. En 2013, dans le classement de Transparency International, l’Ukraine figurait au 144e rang sur 177. En 2017, elle se plaçait au 130e rang.

C’est bien sûr insuffisant, décevant, ça ne donne pas encore de résultats, mais vu d’où vient l’Ukraine, c’est une avancée. Toutes les promesses de Maïdan n’ont pas été tenues, mais l’Ukraine a fait davantage en cinq ans que ces vingt dernières années.

Alain Guillemoles, journaliste spécialiste de l'Europe centrale et orientale

Comment expliquer, malgré les outils anticorruption créés après Maïdan, que les évolutions soient si peu notables ? « Rien ou presque n’a changé du point de vue politique, selon Alain Guillemoles, journaliste spécialiste de l’Europe centrale et orientale, auteur de Ukraine : le réveil d’une nation. Ce sont les mêmes élites oligarchiques, avec les mêmes mentalités au pouvoir ».

Nulle génération politique issue de la société civile ni parti politique novateur n’ont émergé de la Révolution.

Lenteur des réformes

Bon nombre d’évolutions imaginées au lendemain de la Révolution n’ont toujours pas vu le jour. Si une réforme a bien été mise en œuvre en matière d’éducation (changement des programmes scolaires, revalorisation de la langue ukrainienne voire interdiction du russe dans certaines régions), celle de la Santé – l’une des plus ambitieuses depuis l’indépendance du pays en 1991 – est à la peine.

L’Ukraine possède l’espérance de vie la plus faible en Europe, 71 ans, soit dix ans de moins que la moyenne européenne.

Le niveau de vie des Ukrainiens reste faible, avec un salaire moyen d’environ 250 euros par mois. Après la crise économique post-Révolution, le pays doit faire face à une situation financière et budgétaire difficile.

La monnaie, la hryvnia, a perdu 4 fois sa valeur depuis 2013. Les raisons de cette hausse des prix sont multiples, à commencer par l’augmentation du gaz. Jusqu’en 2014, l’Ukraine dépendait du gaz de la Russie qui lui proposait des prix privilégiés.

« Il me semble qu’une partie de la population comprend que c’est le prix de l’indépendance. Un sacrifice que les Ukrainiens n’étaient pas prêts à réaliser il y a dix ou quinze ans », explique Alain Guillemoles. Et de poursuivre : « Ces cinq dernières années, il y a eu énormément d’avancées économiques. Avant la Révolution, le commerce de l’Ukraine avec l’Union européenne était quasi nul, car dominé par la Russie. Aujourd’hui, avec le traité d’Association signé en 2014 c’est l’exact inverse ».

Autres objectifs de la Révolution atteints : la suppression du régime de visas Schengen pour les Ukrainiens, qui peuvent désormais séjourner quatre-vingt-dix jours en Europe sans passer par la case ambassade et l’arrivée de compagnies aériennes low-cost ­telles que Ryanair en septembre dernier.

Une société radicalement transformée

La guerre contre la Russie – une guerre hybride qui prend aussi une forme économique – est un argument souvent évoqué par le pouvoir pour justifier la lenteur des réformes et les faibles scores économiques auprès des bailleurs étrangers (FMI, UE) et de la population.

Mais si le conflit freine les avancées, il soude dans le même temps la nation, qui veut obtenir son indépendance vis-à-vis de la Russie et réaffirmer sa propre identité.

Un tank sur le chemin difficilement praticable d'un village en Ukraine © Marion Péhée

Petro Porochenko, qui prépare l’élection présidentielle de mars 2019, balaie ainsi d’un revers de main les critiques sur le manque d’avancées concrètes en martelant ce nécessaire effort de guerre. Quiconque remet en question sa politique est un traître à la nation ou un espion du KGB. Il a notamment utilisé cet argument après le tollé suscité par l’affaire rocambolesque d’Arkadi Babtchenko.

Le pseudo assassinat de ce journaliste avait été mis en scène par les services secrets ukrainiens pour déjouer, selon eux, un projet d’élimination physique de Babtchenko par leurs homologues russes.

Suite à quoi le gouvernement en place a décidé, en avançant l’argument de la protection, de mettre sur écoute les téléphones portables des journalistes ukrainiens. « Il y a peut-être une tentative de verrouillage venant d’en haut, mais des forces sociales issues du Maïdan s’y opposent, explique Anna Colin-Lebedev, sociologue, spécialiste de l’espace postsoviétique. La société s’est transformée radicalement en cinq ans. Il y a des solidarités fortes qui émergent, une critique du politique toujours là. Ce n’est pas une société qui va supporter d’être victime ou soumise à ces acteurs politiques ».

Des activistes, des jeunes journalistes ont été très actifs au moment de la Révolution. Ils ont continué au déclenchement de la guerre, jusqu’à aujourd’hui. En ce sens, le Maïdan a atteint son but.

Anna Colin-Lebedev, sociologue spécialiste de l'espace postsoviétique

Tout comme le Maïdan a débuté par un élan de la société civile, c’est au niveau des citoyens que les avancées sont véritablement notables.

Une partie de la population, la jeunesse en tête, éduquée, engagée, politisée, tâche, avec une énergie inspirante, de changer en profondeur les vieilles habitudes du pays : création d’un centre de réhabilitation pour les vétérans de la guerre du Donbass, quand l’État ne fait rien ou presque pour eux et valorisation des anciens soldats en permettant au pays de participer pour la première fois de son histoire aux Invictus Games – sorte d’équivalent des jeux Olympiques pour vétérans ; lancement de médias citoyens, tels que Hromadske créé par un journaliste ukrainien à l’origine de l’appel au rassemblement place Maïdan le 21 novembre 2013, qui n’hésitent pas à critiquer les dérives du pouvoir ; création du site Internet StopFake de vérification de l’information ; organisation de la première Gay Pride en 2017 ; Marche pour les droits des femmes le 8 mars 2018... Les exemples sont nombreux.

« Il y a une véritable génération Maïdan, constate Anna Colin-Lebedev. Ce sont les leaders politiques de demain. Pour l’instant effectivement, les évolutions politiques ne sont pas à la hauteur des attentes, mais je suis beaucoup plus optimiste sur l’évolution de l’Ukraine dans les dix ans à venir que sur celle de la Russie ».

— Audrey Lebel pour La Chronique d'Amnesty International

Agir

Abonnez-vous à La Chronique

Chaque mois, recevez le magazine d'Amnesty International France offrant une information fiable, des actions concrètes, des outils de réflexion.