À l'approche d'un référendum crucial sur une nouvelle constitution et des prochaines élections législatives, la révolution tunisienne semble bien loin. Si notre journaliste se souvient des méthodes de Ben Ali pour museler la presse, celles du nouveau chef du gouvernement n’ont rien à lui envier. Un reportage à retrouver dans notre magazine d'enquêtes et de reportages "La Chronique".
On ne frappe pas n’importe comment ni n’importe où. Tous les cogneurs patentés vous le diront. Leurs victimes également. À propos de ses agresseurs, Mathieu Galtier dit : « Ils savaient doser leurs coups ». Sa phrase, formulée tranquillement à la terrasse d’un café, résonne dans ma tête. J’aurais pu la prononcer. Nous partageons lui et moi un même métier, un même employeur à quelques années de distance et, depuis peu, une même expérience. Celle d’une violence, non pas aveugle ou sauvage, mais domestiquée, codifiée. Une violence apprise, perfectionnée avec le temps. Une violence d’État. C’est à cause de sa mésaventure que je me trouve à Tunis.
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Janvier 2022, Tunis.
Trois semaines plus tôt, le correspondant de Libération a été passé à tabac par quatre policiers tunisiens, aspergé de gaz lacrymogène et dépouillé de son sac, de son téléphone et de son carnet de notes.
Le 14 janvier, Mathieu Galtier couvre un rassemblement pacifique mais interdit sous le prétexte de la crise sanitaire. À l’occasion du onzième anniversaire de la révolution tunisienne, des militants de gauche ainsi que des islamistes d’Ennahda protestent contre le président Kaïs Saïed aux cris de « À bas le putschiste ! ». « C’était une toute petite manif, raconte-t-il. Il ne devait pas y avoir plus de 1 500 personnes, des gens plutôt âgés et beaucoup de femmes ». Le cortège se dirige vers le ministère de l’Intérieur transformé en camp retranché. Les forces de l’ordre les laissent atteindre la place de l’Horloge et referment la nasse derrière eux.
Les canons à eau – une première en Tunisie – repoussent la foule vers l’avenue Mohamed V. Les matraques s’abattent. On court dans tous les sens. Mathieu Galtier filme l’arrestation brutale d’un homme. Un policier en tenue anti-émeute l’aperçoit et tente de lui arracher son téléphone portable. D’autres agents casqués le soulèvent et l’entraînent à l’écart. « Je me suis accroché à un poteau, j’ai hurlé “ journaliste ” en français et en arabe. Ils m’ont déposé entre deux fourgons et ont commencé à me balancer des coups de pied et de poing. Je me suis mis en position fœtale ». Il souffre d’ecchymoses aux bras et d’éraflures sur le front causées par sa chute. Un médecin lui prescrira quinze jours d’arrêt de travail. Une fois au commissariat, on lui restitue ses papiers et son téléphone, mais pas la carte mémoire qui contient les images de son reportage ni son calepin. L’officier le congédie d’un « C’est bon ». Il ne s’agit pas d’un cas isolé. Au cours de la manifestation, seize autres reporters et photographes ont été tabassés, arrêtés, détenus ou empêchés de travailler. J’ai subi le même sort, quinze ans auparavant, sous la dictature de Zine el-Abidine Ben Ali. Les similitudes entre les deux événements interrogent : l’unique démocratie du monde arabe a-t-elle renoué avec des pratiques que l’on croyait révolues ?
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Novembre 2005, Tunis.
Quand Ben Ali voulait punir un défenseur des droits humains ou un journaliste, a fortiori s’il était français, il n’agissait pas au grand jour. Il préférait recourir à des méthodes plus discrètes, comme une bastonnade dans une rue sombre, maquillée en acte crapuleux.
C’est la première fois que je reviens sur les lieux de mon agression. Le square de l’ancienne place Jeanne d’Arc paraît plus décharné. Les guérites qui signalent ici et là des ambassades sont vides. Le 11 novembre 2005 au soir, je me souviens d’avoir croisé, ici même, de nombreux agents en uniforme. La ville, quadrillée par l’armée et la police, s’apprête alors à accueillir une grand-messe des Nations unies : le sommet mondial sur la société de l’information. Une gageure dans un pays où la liberté de parole n’existe pas. Libération m’envoie enquêter sur la répression subie par les médias et les internautes. Il doit être près de 22 heures lorsque je regagne mon hôtel à pied.
Dans une chorégraphie parfaite, deux hommes surgissent d’un coin de rue, tandis que deux autres me tombent dessus par derrière. Les premiers devaient m’attendre au carrefour, les seconds me suivaient. J’ai à peine le temps de les entrevoir. L’allure athlétique, les cheveux courts, une veste en mauvais cuir, le plus grand m’aveugle avec un atomiseur. Les paupières se ferment, la peau brûle. Je tombe sur l’asphalte en criant à l’aide. Ils bourrent de coups mon corps inerte. Eux aussi sont des professionnels. Ils procèdent sans hâte, comme au ralenti, épargnent ce qui se voit et frappent en cadence, avec l’efficacité d’une machine. Je me recroqueville et n’oppose aucune résistance. Est-ce à cause de la violence des coups ? Je ne ressens rien lorsque l’un d’eux m’enfonce son poignard dans le bas du dos.
Après un moment qui paraît très long, mais ne doit pas excéder deux ou trois minutes, le plus grand, vraisemblablement leur chef, lance : « C’est assez ! ». En français, comme s’il s’adressait à moi. Sans doute me signifie-t-il qu’il agit avec mesure, en respectant un rapport de proportionnalité entre le crime et le châtiment. Une peine, pour être effective, doit être comprise par le coupable. Avant de disparaître dans la nuit, il prend mon sac d’un geste indolent, comme on répare un oubli. Par la suite, les autorités tunisiennes invoqueront un « vol qualifié avec usage de violences ».
Je me relève. Mes jambes se meuvent sous moi, comme d’elles-mêmes. Je me vois alors marcher vers l’hôtel, distant d’une cinquantaine de mètres, dans un état somnambulique. J’ai l’impression d’être anesthésié. Sourds à mes appels quelques minutes plus tôt, les policiers en civil qui surveillent l’entrée de l’établissement ne réagissent toujours pas. Malgré ma chemise déchirée et le sang qui afflue, ils me laissent passer sans dire un mot. J’ai deux côtes cassées et des contusions diverses. La lame m’a transpercé à un demi-centimètre de la colonne vertébrale. Le médecin envoyé par un ami tunisien referme ma plaie avec quatre points de suture.
Le lendemain matin, je me rends au commissariat du quartier. Là, en revanche, on est prompt en besogne. Avant même que j’aie pu dire mon nom, les policiers me demandent de reconnaître deux « suspects », dont un gamin au visage balafré. Je décline poliment. Ils paraissent contrariés et refusent alors d’enregistrer ma plainte.
Qui étaient mes agresseurs ? Des policiers ? Des gros bras du parti au pouvoir ? Selon un haut gradé du ministère de l’Intérieur, interrogé en 2015 par le site d’information Nawaat, ils exécutaient un ordre donné par Ben Ali en personne. Le président tunisien aurait demandé à son directeur de la sûreté de l’État, Hamed Zid, de me « punir ». La raison ? Un article, publié le matin même, dans lequel je décrivais la violence exercée par les forces de sécurité contre des dirigeants de partis pourtant reconnus et contre le président de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme.
En matière de sécurité, Ben Ali ne négligeait aucun détail. Le metteur en scène Lotfi Achour l’a découvert en suivant les procès intentés à ses tortionnaires. Dans son documentaire, Angle Mort, primé en janvier 2022 au festival de Biarritz, il s’intéresse à la façon dont les policiers masquaient leurs crimes : « Quand une personne mourait sous la torture, ils préparaient trois scénarios qu’ils soumettaient au président. C’est lui qui décidait s’il fallait faire passer ça pour un suicide, un accident ou une crise cardiaque ». Son choix était parfois accompagné d’un conseil : « La prochaine fois, les enfants n’ayez pas la main si leste ».
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