En quelques heures, la vie de nombreux hommes, femmes et enfants a été dévastée à Tuz Khurmatu en Irak. Des milliers d'habitants ont perdu leur logement, leur magasin et tout ce qu'ils possédaient. Ils sont aujourd'hui disséminés dans des camps, villages et villes alentour, inquiets de savoir s'ils pourront rentrer un jour.
La ville de Tuz Khurmatu se trouvait sous le contrôle conjoint des forces du Gouvernement régional du Kurdistan, des Unités de mobilisation populaire et de la police locale. Sa population de plus de 100 000 habitants, multiethnique, se compose de Kurdes, de Turkmènes et d'Arabes. La ville est le théâtre d'affrontements sporadiques et de violences intercommunautaires depuis 2003.
Démolitions à Tuz Khurmatu, 18 octobre 2017 © AI
Le 16 octobre 2017, de violents affrontements ont éclaté entre les forces gouvernementales irakiennes, soutenues par les Unités de mobilisation populaire, et les peshmergas kurdes, dans cette ville. La plupart des civils interrogés ont expliqué avoir fui la ville entre 2 et 6 heures du matin en raison des combats. La Mission d'assistance des Nations unies pour l'Irak (MANUI) nous a informé que près de 35 000 civils avaient fui Tuz Khurmatu.
Entre le 18 et le 23 octobre, nos chercheurs se sont entretenus avec 42 habitants déplacés de Tuz Khurmatu, ont analysé des images satellite de la ville et analysé et authentifié des photos et des vidéos que leur ont fournies des habitants, montrant des maisons et d'autres biens civils endommagés par les incendies et les pillages.
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D’après des habitants restés dans la ville, et d'autres qui ont fui et ont tenté de revenir, les forces gouvernementales irakiennes ainsi que des membres des Unités de mobilisation populaire, des combattants turkmènes et des civils turkmènes, ont incendié, pillé et démoli de nombreuses habitations de civils, dans le cadre semble-t-il d'une attaque ciblée visant les quartiers à majorité kurde de la ville. Au moins 11 civils ont été tués lors d'attaques menées sans discrimination. Des dizaines de milliers de personnes déplacées ont peur de rentrer chez elles.
Incendies, pillages et démolitions d'habitations
Certains témoins ont déclaré avoir reçu des messages ou des appels téléphoniques de menaces de leurs voisins turkmènes. Ceux qui étaient brièvement retournés dans la ville ont pu constater l’ampleur des dégâts à al Jumhuriya et Hai Jamila, deux quartiers majoritairement kurdes.
« Hameed », un homme de 68 ans, a déclaré que le 19 octobre il se rendait de Zinana, le village vers lequel il avait fui le 16 octobre, à Tuz Khurmatu pour vérifier l’état de sa maison, située près de la mosquée de Sitar, dans le quartier d'al Jumhuriya. Il a raconté ce qu'il a vu :
« Lorsque je suis arrivé chez moi, j'ai vu que la porte était cassée, et la télévision et le frigo étaient brûlés... Je suis entré, et j'ai compris que ma maison brûlait encore(...). Ma maison était très belle, elle comptait deux étages, je l'aimais beaucoup.
Il continue : « Je m’efforçais d'éteindre le feu mais finalement mon neveu m’a dit : « Mon oncle, il faut partir, nous ne sommes pas en sécurité ici. »
Les habitants ont également évoqué les affrontements et les attaques à titre de vengeance entre les Kurdes et les Turkmènes chiites à Tuz Khurmatu. Illustrant les tensions entre les deux communautés, « Sherine », une habitante du quartier d'al Jumhuriya, a raconté que le 15 octobre, sa voisine turkmène l'a vue acheter des assiettes et des casseroles au marché. Elle lui a dit : « Continue d'acheter. Je veux que les Kurdes achètent des produits, parce qu'au final ils les abandonneront et je les récupèrerai. »
Attaques menées sans discrimination
Les civils interrogés par nos chercheurs n'ont pas été en mesure de déterminer si les attaques qu'ils ont subies étaient imputables aux forces gouvernementales kurdes ou irakiennes ; cependant, dans plusieurs des cas recensés, la foule d'habitants kurdes fuyant la ville a essuyé des tirs aveugles.
Voici le témoignage de « Sherine » :
« Un [obus de mortier] est tombé tout près de notre porte. Il était environ 2 heures du matin et il faisait très sombre. Les enfants se sont mis à hurler et moi aussi. Je n'ai rien emporté. Je porte toujours la même robe que cette nuit-là. C'est dégoûtant, mais que puis-je faire ? Je ne sais pas comment j'ai réussi à faire monter les enfants dans la voiture. Tout le monde était dans la rue. Les gens couraient ou étaient dans leurs voitures. Il y avait de la poussière partout. Les mortiers tombaient sans cesse. Lorsque nous avons entendu dire que les peshmergas s'enfuyaient, on a vraiment pris peur. Nous avons conduit sans nous arrêter, jusqu’à Qala Dawoodi [un village situé à environ 12 km de Tuz Khurmatu]. Nous avons dormi dehors jusqu'à l'aube. »
« Sherine » nous a confié qu'il n'y a pas d'installations militaires près de chez elle.
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Nulle part où aller
Sur les 42 civils que nous avons interrogés qui ont fui la ville et se sont réfugiés dans des villages, des camps et des villes alentour, aucun ne se sentait suffisamment en sécurité pour rentrer à Tuz Khurmatu. Quatre habitants de Tuz Khurmatu, qui y étaient retournés brièvement pour voir l’état de leur maison ou de leur magasin, étaient repartis au bout de quelques heures, expliquant qu'ils craignaient pour leur sécurité. Les habitants de Tuz Khurmatu qui ont fui la ville ont affirmé qu'aucun de leurs voisins kurdes n’est retourné dans la ville de manière permanente après le 16 octobre, ou n’a l'intention de le faire.
« Je veux que vous sachiez que nous les Kurdes, nous ne pouvons pas rentrer à Tuz Khurmatu... À tout moment ils peuvent venir en voiture et m'embarquer, pour n'importe quel motif... Si je dois obtenir une carte d'identité nationale ou des documents officiels, il me faudra aller aux services des Renseignements. Si j'y vais, je risque de ne jamais revenir... Ils pourraient me tuer ou me retenir en otage... Nous avons peur. Et nous sommes certains que c'est ce qui va se passer. »
« Abbas »
Pour enrayer les cycles répétés de violence le gouvernement irakien doit adresser un signal fort – pas seulement avec des mots, mais aussi avec des actes concrets – et faire savoir que les auteurs de ces agissements seront tenus de rendre des comptes, les victimes seront indemnisées et les autorités prendront toutes les mesures nécessaires pour protéger les civils déplacés.
La communauté internationale et le gouvernement irakien doivent allouer et acheminer de toute urgence une aide humanitaire aux dizaines de milliers de personnes qui ont fui Tuz Khurmatu. En outre, les autorités doivent rétablir rapidement la sécurité et l'état de droit et mettre en place des conditions propices au retour sûr, volontaire et durable de tous les habitants déplacés.