Exigez avec nous la protection sans condition des populations civiles
Manifestation de protestation suite à la mort du blogueur Niloy Chakrabart à Dacca le 8 août 2015. © MUNIR UZ ZAMAN/AFP/Getty Images
Bangladesh
Chaque année, nous publions notre Rapport annuel sur la situation des droits humains dans le monde. Un an d’enquête, 155 pays analysés. Voici ce qu’il faut savoir sur les droits humains au Bangladesh en 2023.
Le gouvernement a intensifié la répression des droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique à l’approche des élections générales prévues en janvier 2024. Les autorités se sont appuyées sur diverses dispositions légales, notamment sur la Loi sur la sécurité numérique, pour s’en prendre à des journalistes et à des défenseur·e·s des droits humains, qui ont été victimes de détention arbitraire et d’actes de torture. Le nombre de disparitions forcées a augmenté dans des proportions préoccupantes et l’obligation de rendre des comptes après la mort de personnes en détention n’a pas été respectée. La sécurité au travail restait un rêve lointain pour un grand nombre de travailleuses et de travailleurs. De nombreux réfugié·e·s se sont retrouvés sans abri à la suite d’un incendie qui a ravagé un camp et après le passage d’un cyclone. Beaucoup étaient en outre en proie à l’insécurité alimentaire. Les Nations unies ont réduit les rations distribuées aux réfugié·e·s en raison d’un très important manque de financement. Le Bangladesh restait extrêmement vulnérable aux conséquences du changement climatique.
CONTEXTE
La Ligue Awami a fêté en 2023 le quinzième anniversaire de son arrivée au pouvoir.
LIBERTÉ D’EXPRESSION
La Loi sur la sécurité numérique, connue pour ses dispositions draconiennes, a été abrogée en septembre et remplacée par la Loi sur la cybersécurité, quasiment identique, après une consultation purement symbolique. Les autorités s’en étaient servies comme d’une arme pour menacer et réduire au silence des milliers de journalistes et de personnes critiques à l’égard du régime, n’hésitant pas à restreindre leur liberté et leur droit à la vie privée, ainsi que leur liberté d’expression. La nouvelle loi conservait bon nombre des dispositions répressives de la Loi sur la sécurité numérique, reprenant notamment telle quelle, à deux exceptions près, la liste des actes sanctionnés. Les peines maximales encourues ont certes été diminuées, mais l’État gardait de larges pouvoirs en matière d’arrestation et d’enquête.
JOURNALISTES
Les journalistes étaient de plus en plus souvent agressés et poursuivis en justice, sur fond de crise croissante en matière de liberté de la presse et, plus généralement, dans un contexte de tolérance zéro de toute opinion dissidente.
En avril, la Première ministre Sheikh Hasina a qualifié devant le Parlement le journal Prothom Alo – le quotidien le plus lu du pays – d’« ennemi de la Ligue Awami, de la démocratie et du peuple du Bangladesh ». Quelques heures plus tard, un groupe d’individus a pénétré dans les bureaux du journal, à Dacca, la capitale du pays. Ils ont proféré des menaces et vandalisé le logo du quotidien. Ces événements faisaient suite à la publication dans l’édition du 26 mars, jour de la fête de l’indépendance, d’un article signé du journaliste Shamsuzzaman Shams, et consacré à la crise relative au coût de la vie au Bangladesh.
Shamsuzzaman Shams a été arrêté de façon arbitraire le 29 mars et placé en détention au titre de la Loi sur la sécurité numérique, pour avoir publié « des informations diffamatoires, fausses et forgées de toutes pièces ». Sa demande de remise en liberté sous caution a été refusée dans un premier temps et il a été incarcéré. Finalement libéré sous caution le 3 avril, il encourait une peine pouvant aller jusqu’à sept ans d’emprisonnement.
Le journaliste Golam Rabbani a été battu à mort en juin par un groupe d’hommes armés de machettes et de barres de fer. Quelques heures plus tôt, un tribunal local avait rejeté une plainte portée contre lui au titre de la Loi sur la sécurité numérique par le président du conseil municipal de Sadhurpara de l’époque, membre du parti au pouvoir. La famille du journaliste a affirmé que celui-ci avait été tué en représailles après la publication d’une série de reportages qu’il avait réalisés sur cet homme politique, et qui étaient à l’origine de la plainte de ce dernier.
DROITS DES FEMMES ET DES FILLES
La Loi sur la sécurité numérique a servi à sanctionner des personnes liées à des membres de la diaspora critiques à l’égard du gouvernement. Khadijatul Kubra, étudiante en deuxième année de cursus universitaire, a été remise en liberté sous caution en novembre, après avoir passé plus de 14 mois en détention provisoire arbitraire au titre de la Loi sur la sécurité numérique. Elle avait été arrêtée en raison de déclarations critiques à l’égard du gouvernement faites par un intervenant dans le cadre d’un webinaire qu’elle avait animé alors qu’elle n’avait que 17 ans. La Cour suprême avait rejeté à plusieurs reprises la demande de libération sous caution de la jeune femme, estimant qu’elle devait assumer la responsabilité des opinions exprimées lors de son émission.
Anisha Siddika, 58 ans, a été arrêtée en août par la police et placée arbitrairement en détention pour « sabotage » contre l’État, au titre de la Loi sur les pouvoirs spéciaux, particulièrement répressive. Trois jours plus tôt, son fils, qui vivait aux États-Unis, avait publié sur Facebook un commentaire critique à l’égard du parti au pouvoir. Pendant sa garde à vue, Anisha Siddika a été sommée de retirer le voile qui lui couvrait le visage. La police l’a photographiée de force et a publié son portrait sur sa page Facebook. Anisha Siddika a en outre affirmé qu’elle avait été privée de nourriture et qu’elle n’avait pas pu prier pendant les 12 heures de sa garde à vue.
DÉFENSEUR·E·S DES DROITS HUMAINS
En septembre, un tribunal des affaires numériques a condamné Adilur Rahman Khan et A. S. M. Nasiruddin Elan, dirigeants de l’organisation de défense des droits humains Odhikar, à deux ans d’emprisonnement au titre de l’article 57 de la très répressive Loi sur les technologies de l’information et de la communication de 2006. Odhikar avait publié les conclusions d’une enquête sur des exécutions extrajudiciaires perpétrées par l’État à la suite d’une manifestation en 2013. Les deux hommes avaient fait l’objet pendant 10 ans de multiples actes de persécution, d’intimidation et de harcèlement de la part des pouvoirs publics. Leur droit à bénéficier d’un procès équitable n’a pas été respecté. La répression acharnée exercée par l’État contre Odhikar et ses dirigeants a eu un effet dissuasif sur les acteurs et actrices de la société civile, en particulier sur celles et ceux qui recueillaient des informations sur des atteintes aux droits humains.
LIBERTÉ DE RÉUNION PACIFIQUE
Les autorités ont eu recours tout au long de l’année à une force illégale et à de très nombreuses arrestations pour réprimer les manifestations de l’opposition. La police a ainsi utilisé de manière illégale des balles en caoutchouc et du gaz lacrymogène pour disperser des manifestant·e·s, pour la plupart pacifiques, qui participaient à un sit-in le 29 juillet à Dacca. Des responsables de l’application des lois ont frappé des manifestant·e·s non armés et répandu du gaz lacrymogène aux abords d’un hôpital, tandis que des agents en civil faisaient usage d’une force illégale contre les protestataires. Plus de 500 dirigeant·e·s et militant·e·s de l’opposition avaient été arrêtés juste avant cette manifestation, le 28 juillet. La police est montée à bord d’autocars qui arrivaient à Dacca et a inspecté les téléphones portables des passagers et passagères afin d’empêcher celles et ceux qui le souhaitaient de participer aux rassemblements de l’opposition.
Lors d’une manifestation organisée un peu plus tôt, le 18 juillet, la police avait fait usage de balles réelles contre les participant·e·s, tuant au moins une personne. La police a intenté des actions en justice contre 1 036 militant·e·s de l’opposition nommément cités et plus de 12 000 autres dont les noms n’ont pas été révélés, dans 14 districts. Alors que les manifestations s’intensifiaient, au moins 1 727 militant·e·s de l’opposition, dont le secrétaire général du principal parti d’opposition, ont été arrêtés à Dacca entre le 21 et le 28 octobre.
En août, Mominul Islam Jishan et cinq autres dirigeants de l’organisation estudiantine du principal parti d’opposition qui se trouvaient à son domicile ont été emmenés par des hommes en civil qui se sont présentés comme appartenant à la police judiciaire. Il a fallu attendre plus de 24 heures, alors qu’on était sans nouvelles d’eux, pour que la police annonce à la presse que les six hommes étaient détenus au titre de la Loi sur les pouvoirs spéciaux et de la Loi sur les armes, particulièrement répressives.
DISPARITIONS FORCÉES ET EXÉCUTIONS EXTRAJUDICIAIRES
L’organisation Odhikar a recensé 24 exécutions extrajudiciaires et 52 disparitions forcées en 2023, contre respectivement 31 et 21 actes de ce genre en 2022.
Ikramul Haque, enseignant dans une madrasa, sa femme, Anika Faria, et leur petit garçon âgé de six mois, ont comparu en mai devant un tribunal de Dacca dans le cadre d’une affaire de lutte contre le terrorisme, un mois après leur arrestation par la police. Leur famille a déclaré aux médias qu’elle était restée sans nouvelles d’eux pendant toute cette période. Rejetant toute accusation de disparition forcée, la police a reproché au couple de recruter des membres pour le groupe extrémiste interdit Ansar al Islam.
TORTURE ET AUTRES MAUVAIS TRAITEMENTS
Le Bangladesh n’a pas soumis le rapport qu’il devait remettre en août au Comité contre la torture [ONU].
Les décès en détention rapportés par la presse continuaient de se succéder à un rythme alarmant. Selon Odhikar, au moins 94 personnes seraient mortes en détention au cours des neuf premiers mois de l’année. Les autorités n’ont pas fait en sorte que des enquêtes indépendantes, impartiales et efficaces soient menées dans les meilleurs délais sur ces décès.
Sultana Jasmine, une fonctionnaire arrêtée au titre de la Loi sur la sécurité numérique, est morte en détention au mois de mars des suites d’une hémorragie cérébrale. Constatant des incohérences dans le rapport officiel d’autopsie, la Cour suprême a ordonné la mise en place d’une commission d’enquête chargée de déterminer les causes de son décès. L’affaire était toujours en cours à la fin de l’année.
Arrêté pour infraction à la législation sur les stupéfiants, bien qu’aucune substance illicite n’ait été trouvée en sa possession, Ekramul Hossain est mort en garde à vue en juin. Selon la famille de cet agriculteur, les agents de police l’auraient torturé en détention parce qu’elle n’avait pas été en mesure de verser le pot-de-vin qu’ils lui réclamaient. La police a réfuté cette accusation, affirmant que la victime avait « trébuché » et était « tombée » en essayant de s’enfuir.
Un tribunal du district de Natore, dans le nord-ouest du pays, a ordonné en juillet au commissaire de police local d’engager des poursuites contre cinq de ses subordonnés accusés d’avoir torturé trois hommes pour leur extorquer des aveux dans le cadre d’une enquête pour vol. Le commissaire a rejeté les accusations portées contre ses hommes, affirmant que les trois suspects s’étaient « blessés en tombant » alors qu’ils essayaient d’échapper à la police. L’injonction d’enquête a été suspendue peu après par une juridiction supérieure. Deux des fonctionnaires accusés d’actes de torture ont été élus « meilleurs policiers du mois » et récompensés par la police du district de Natore 10 jours plus tard.
DROITS DES TRAVAILLEUSES ET TRAVAILLEURS
Avril 2023 a marqué le dixième anniversaire de l’effondrement du Rana Plaza, qui avait fait plus 1 100 morts et des milliers de blessés parmi les employé·e·s du textile qui y travaillaient. Malgré les réformes adoptées depuis, la sécurité au travail restait un rêve lointain pour un grand nombre de travailleuses et de travailleurs. D’après les estimations de Safety and Rights Society, au moins 875 personnes ont trouvé la mort dans 712 accidents du travail en 2023, un chiffre en hausse par rapport aux 712 décès enregistrés en 2022.
En juin, le président de la Fédération des travailleurs de l’industrie et de l’habillement du Bangladesh a été battu à mort par un groupe d’hommes armés, devant une usine où il était venu soutenir des ouvrières et ouvriers dans le cadre d’un litige concernant des salaires non payés.
Des responsables de l’application des lois ont tué au moins trois personnes en octobre et en novembre, lors de manifestations en faveur d’une hausse du salaire minimum national dans le secteur du prêt-à-porter. Les manifestant·e·s demandaient que leur rémunération mensuelle passe de 8 000 à au moins 23 000 takas bangladais (soit de 74 à 212 dollars des États-Unis). Le gouvernement a cependant annoncé en novembre que le salaire minimum serait fixé à seulement 12 500 takas bangladais (114 dollars des États-Unis).
Toujours en novembre, le gouvernement a modifié le droit du travail, faisant passer de 112 à 120 jours le congé de maternité et réduisant le nombre de signatures de travailleuses et travailleurs nécessaire pour créer un syndicat. Plusieurs associations de défense des droits des travailleuses et travailleurs ont exigé le retrait du projet de loi sur les services essentiels soumis au Parlement. S’il était adopté, ce texte interdirait toute action syndicale de la part des travailleuses et travailleurs (manifestations, etc.) dans les secteurs considérés comme « essentiels » par les autorités.
Le pouvoir en place a instrumentalisé le droit du travail pour intenter un procès au lauréat du prix Nobel Mohammad Yunus, âgé de 83 ans, et à trois de ses collaborateurs de la société Grameen Telecom, sous prétexte qu’ils n’auraient pas respecté la Loi sur le travail de 2006. Le procès en cours, mené avec une rapidité inhabituelle, n’était que l’une des quelque 150 procédures engagées contre Mohammad Yunus depuis l’arrivée au pouvoir de la Ligue Awami, en 2008. La Première ministre Sheikh Hasina s’en est prise publiquement et à de nombreuses reprises au prix Nobel de la paix.
DROITS DES PERSONNES RÉFUGIÉES OU MIGRANTES
Le Bangladesh accueillait toujours plus d’un million de réfugié·e·s rohingyas dans des camps, dans des conditions de vie déplorables, pour la sixième année consécutive.
Un terrible incendie a détruit en mars quelque 2 000 abris.
Environ 12 000 réfugié·e·s rohingyas se sont retrouvés à la rue. En mai, le cyclone Mocha, aggravé par le changement climatique, a détruit des infrastructures et des logements dans les camps. Les Nations unies ont annoncé en juin que, faute de financement, le Programme alimentaire mondial devait encore réduire les rations mensuelles destinées aux réfugié·e·s, dont la valeur unitaire est passée de 12 à 8 dollars des États-Unis. Quelques jours plus tard, plusieurs dizaines de milliers de réfugié·e·s rohingyas ont lancé un mouvement de protestation, exigeant d’être rapatriés au Myanmar en raison de leur situation au Bangladesh.
Le rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme au Myanmar a instamment prié le Bangladesh de suspendre son programme pilote de rapatriement, au vu des risques que couraient toujours les réfugié·e·s de retour dans leur pays d’origine.
Un procureur de la CPI s’est rendu en juillet dans les camps pour y recueillir les témoignages de réfugié·e·s, dans le cadre des investigations menées sur les actes de génocide présumément commis par les forces armées du Myanmar. Mohammad Ebadullah, un gardien de camp subalterne qui réunissait des réfugié·e·s désireux de témoigner, a été tué à l’arme blanche juste avant l’arrivée du procureur. Six autres réfugié·e·s ont été tués le lendemain de sa visite. Le procureur de la CPI a déclaré à la presse que ces homicides n’avaient rien à voir avec l’enquête de la Cour, mais qu’ils mettaient en évidence la dégradation des conditions de sécurité dans les camps.
Pour finir sur une note positive, l’UNICEF a annoncé en juillet que 300 000 enfants réfugiés rohingyas étaient scolarisés pour l’année 2023/24, un nombre record.