Avocat à l'origine de l'adoption du traité international contre la torture et conseiller juridique d'Amnesty International, Nigel Rodley a consacré sa vie à la défenses des droits humains. Il nous a quittés le 25 janvier 2017.
La grande réussite de Nigel Rodley (qui vient de nous quitter), qui lui a valu d'entrer au panthéon de l'Histoire, a été le rôle qu'il a joué en tant qu'architecte du processus qui a mené à l'adoption d'un traité international clé dans la lutte contre la torture et les autres sanctions cruelles, inhumaines ou dégradantes. Il était également un homme modeste et bienveillant, animé d'une grande passion pour la défense des droits humains de tous les individus, et qui par son engagement, son humanité et sa sincérité s'attirait le profond respect et l'affection sans réserve de ses collègues.
En sa qualité de conseiller juridique d'Amnesty International, Nigel a mis au point le plan stratégique qui sous-tend la campagne pour l'abolition de la torture menée par Amnesty, dont il a posé la première pierre en le soumettant au Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et la justice pénale qui s'est déroulé à Genève en 1975, et auquel plus de cent États ont participé. Ce Congrès a formulé une Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants qui a été adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies en décembre 1975. Neuf ans plus tard, lors de la Journée des droits de l'homme de 1984, l'Assemblée générale des Nations unies adoptait la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, qui donnait force de loi à la Déclaration. Ce texte est entré en vigueur en juin 1987. Aujourd'hui, plus de 160 États ont ratifié la Convention.
Elle a instauré le Comité des Nations unies contre la torture, un organe constitué d’experts indépendants chargé de surveiller la mise en œuvre de la Convention par les États parties. Le Comité est également chargé d'enquêter sur les plaintes déposées par des individus dénonçant des violations des droits qui leur sont conférés par la Convention.
Presque 20 ans plus tard, en juin 2006, le Protocole facultatif à la Convention entrait en vigueur, instaurant le Sous-Comité pour la prévention de la torture mandaté pour effectuer des visites régulières sur les lieux de détention.
Un grand nombre d'autres défenseurs des droits humains ont joué un rôle dans cette campagne de longue haleine pour l'abolition de la torture et des autres mauvais traitements, mais c'était Nigel Rodley qui a le premier envisagé des possibilités alors inimaginables, et qui a développé le plan stratégique qui a conduit à ce pas historique pour l'humanité.
Sa vision, son engagement et son expertise ne se limitaient pas au domaine de la torture ; bien au contraire, ils s'étendaient à tous les domaines auxquels s'intéressait Amnesty International dans les années 70 et 80, alors qu'elle acquérait peu à peu son autorité en tant qu'organisation de défense des droits humains respectée de par le monde. C'est notamment au cours de cette période qu'Amnesty a commencé à œuvrer pour l'abolition totale de la peine de mort et pour la reconnaissance de celle-ci comme une question relevant du domaine des droits humains, un positionnement pionnier et à l'époque controversé.
Après avoir quitté son poste de directeur du département juridique d'Amnesty, Nigel s’est vu confier un mandat d’expert indépendant des Nations unies. De 1993 à 2001, il a été le deuxième rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, et en 2001, il intégrait le Comité des droits de l'homme, organe chargé de surveiller la mise en œuvre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques par les États parties, dont il a été membre jusqu'en 2016 et président entre 2013 et 2014. En tant que rapporteur spécial et plus tard en tant que membre du Comité des droits de l’homme, il a continué de développer et d’utiliser le droit international comme moyen de protéger les individus des violations de leurs droits et d’obliger les gouvernements à rendre des comptes. Il était l'également l'un des fondateurs du Centre des droits de l'homme de l'Université d'Essex, où il a enseigné à des étudiants qui par la suite, inspirés par son travail, sont devenus des défenseurs des droits humains dont beaucoup travaillent aujourd'hui avec Amnesty. Mais il n'était pas seulement un remarquable expert en droit international célèbre dans son domaine. Ce qui le poussait dans son travail était un élan d'humanité et une préoccupation pour le bien-être des gens en tant qu'individus, et sa détermination à agir pour empêcher les violations de leurs droits.
Sir Nigel Rodley © Amnesty International
En parallèle de sa participation à des forums internationaux pour établir des normes internationales, il saisissait les occasions d'enquêter sur les droits humains sur le terrain.
En 1985, il a pris part à une mission d'Amnesty au Guatemala, où le gouvernement militaire qui était alors au pouvoir était accusé de disparitions massives et d'exécutions extrajudiciaires d’individus soupçonnés d'être des opposants politiques, et notamment de massacres de villages entiers de natifs.
Après avoir refusé l'entrée sur le territoire à Amnesty pendant des années, le gouvernement a contre tout attente autorisé une visite, allant jusqu'à proposer aux délégués d'Amnesty de rencontrer de hauts responsables et même d'être accompagnés par une escorte militaire. Un jour, les délégués firent une halte dans une base militaire ou ils reçurent des informations sur des cellules de détention clandestines utilisées pour interroger les « opposants » soupçonnés, et sur un cimetière clandestin où l'on enterrait ceux qui mourraient sous la torture ou qui étaient sommairement exécutés. En suivant ces renseignements, Nigel finit par trouver un fossé dans le sol qui était recouvert d'une trappe en bois. Il était vide, mais les cordes trouvées et les tortillas et le riz encore chauds laissés dans la cellule indiquaient que quelqu'un y avait été détenu peu de temps auparavant. Dans le même temps, un des délégués avait trouvé le passage souterrain dissimulé qui menait hors de la base vers un champs parsemé de monticules de terre fraîchement retournée : le cimetière clandestin.
Les délégués d'Amnesty ont également recueilli des informations auprès des survivants d'un village dans lequel on avait signalé des massacres, et ce malgré les machettes brandies par la patrouille civile locale pour intimer les délégués à ne pas pénétrer dans le village. La délégation a également invité d'autres survivants ainsi que des témoins à venir dans l'hôtel où elle séjournait pour raconter leur histoire ; d'après ce qu'on leur a dit, c'était la première fois que des natifs entraient dans l'hôtel. C'est lors d'un de ces entretiens que la photographie qui accompagne cet article a été prise. Les survivants ont bien vu la préoccupation, la bienveillance et la compassion de Nigel à leur égard, et cela a largement contribué à nouer une relation qui a permis à Amnesty de rassembler des témoignages précieux des violations qu'ils ont subies et dont ils ont été les témoins. Ces informations ont été intégrées à des rapports et autres documents d'Amnesty pour générer du matériel d'action internationale pour remédier aux atrocités commises au Guatemala en violation des droits humains.
En 1994, en sa qualité de rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, Nigel s'est rendu en Russie alors que le pays sortait encore de la période soviétique et était en proie à une grande instabilité sociale et économique. Le rapport qu'il a soumis aux Nations Unis décrivait des cellules de détention provisoire surpeuplées, mal éclairées et à l'odeur nauséabonde qu'il qualifiait d'incubateurs de maladies où les détenus, dont beaucoup présentaient des blessures infectées et des maladies de la peau, transpiraient à cause de la chaleur, et où le degré d'humidité était tel que rien ne pouvait sécher. Le manque d'espace empêchait toute posture assise et les détenus avaient les pieds et jambes enflés à force de rester debout. Pour tout repas, on leur servait une sorte de nourriture graisseuse à la consistance de soupe qu'ils mangeaient et excrétaient dans la même cellule. « Il faudrait au Rapporteur spécial les dons poétiques d’un Dante ou les dons artistiques d’un Bosch pour décrire comme il convient les conditions infernales qu’il a trouvées dans ces dortoirs, » écrivait-il. « Les sens de l’odorat, du toucher, du goût et de la vue y font l’objet d’une agression. Les conditions qui y règnent sont cruelles, inhumaines et dégradantes; elles sont assimilables à la torture. » Son rapport soulignait le fait qu'en vertu de la Déclaration contre la torture de 1975, aucune circonstance exceptionnelle ne peut être invoquée pour justifier la torture et autres peines ou mauvais traitements. Il a également relevé que de nombreux responsables souhaitaient améliorer les conditions effroyables de ces lieux et que les employés étaient démoralisés, mais a rappelé que pour mettre fin à cette situation, il était nécessaire qu'entre en jeu une volonté politique pour veiller à ce que la Russie remplisse ses obligations juridiques nationales et internationales.
Contrairement à d'autres qui sont partis et se sont dispersés ailleurs pour prendre part au mouvement plus général de la défense des droits humains, Nigel n'a jamais cessé d'entretenir un lien avec Amnesty. Certains de ses anciens collègues d'Amnesty travaillent encore pour l'organisation, et de nombreux jeunes membres et employés ont étudié au Centre des droits de l'homme de l'Université d'Essex. Le monde le connaissait sous le nom de professeur Sir Nigel Rodley. Pour Amnesty, il restera toujours simplement Nigel. Ceux parmi nous qui ont pu travailler avec lui et apprendre auprès de lui se souviennent de lui avec respect, émotion et affection et ressentent une vraie perte aujourd'hui. Mais son humanité, sa sagesse et son engagement sont une source d'inspiration, de même que l'édifice des institutions et des idées liées à la défense des droits humains que cet homme humble et visionnaire a construit avec tant de ferveur.