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URGENCE PROCHE ORIENT

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Mise en scène par Richard Brunel, la pièce "Certaines n'avaient jamais vu la mer" raconte le destin d'exilées japonaises aux États-Unis © Jean-Louis Fernandez
Personnes réfugiées et migrantes

Au Festival d'Avignon, un roman en scène

Rêves brisés de migrantes, héros de l’ère numérique : en Avignon les tensions du monde s’invitent sur scène.

Directeur de La Comédie de Valence, Richard Brunel a adapté et mis en scène Certaines n’avaient jamais vu la mer, le roman choral de l’écrivaine américano-japonaise Julie Otsuka. Cette pièce fait écho aux tensions migratoires actuelles en Amérique du Nord et en Europe. Richard Brunel s’en explique.

Aurélie Carton : Comment avez-vous découvert le roman de l’écrivaine américano-japonaise Julie Otsuka ?

Richard Brunel  : La directrice d’un festival de lecture à Biarritz m’a proposé de créer une mise en espace de ce livre en 2016. J’ai été absolument saisi, bouleversé par ce roman. Je découvrais un pan méconnu de l’histoire américaine : ce mouvement d’émigration de Japonaises entre 1908 et 1921, leur traversée en bateau vers les États-Unis, la découverte des maris qui ne sont pas ceux dont elles avaient rêvé, le rapport aux Américains, le travail, l’asservissement, l’intégration…

Puis, après l’attaque de Pearl Harbor en 1941, l’internement des membres de la communauté nippone dans des camps. J’y ai vu un mouvement passionnant à raconter, sans parler de la langue poétique et musicale de Julie Otsuka.

Avez-vous rencontré l’auteure ?

Oui, je l’ai rencontrée à New York. Julie Otsuka m’a donné rendez-vous dans une pâtisserie hongroise de Harlem, un salon de thé minuscule sans wifi, sans carte bleue, sans musique, avec des tables très serrées. C’est là qu’elle a écrit son roman, au milieu des gens et des voix.

Elle n’avait jamais accepté de céder les droits mais mon projet d’adaptation lui a plu, et elle viendra voir le spectacle en Avignon cet été. Julie Otsuka est une femme à la fois forte et délicate, née en 1962 en Californie.

Sa mère a connu les camps de déportation des Japonais pendant la Seconde Guerre mondiale, un sujet longtemps tabou auquel elle a consacré son premier roman Quand l’empereur était un dieu.

Aujourd’hui, Certaines n’avaient jamais vu la mer figure sur les listes de livres qu’il faut avoir lu pour rentrer à l’université, comme si les Américains assumaient cette période.

Pourquoi, en 2018, s’intéresser à ces femmes migrantes du début du XXe siècle ? Cette épopée fait-elle écho à la question actuelle des migrants ?

Oui, évidemment. Je ne voyais pas comment « attraper » cette question. Certes, les motivations des migrants d’hier et d’aujourd’hui sont différentes.

À l’époque, les Japonaises sont arrivées aux États-Unis pour créer des familles avec des compatriotes ayant émigré quinze ou vingt ans plus tôt. Les migrants d’aujourd’hui fuient la guerre ou des situations économiques épouvantables. Mais cela reste des histoires d’exil, d’arrachement, de saut dans l’inconnu.

Je voulais aussi parler d’une communauté sommée, pendant la Seconde Guerre mondiale, dans une période de crise, de prouver sa loyauté aux États-Unis.

On a connu un climat de suspicion similaire au moment des attentats sur notre territoire. Des amis d’origine maghrébine, nés sur le sol français, ont témoigné de cette méfiance. Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment regarder ce qui se passe en France par le filtre d’une situation qui s’est déroulée loin de chez nous, il y a longtemps.

Comment avez-vous travaillé pour adapter à la scène ce roman de huit brefs chapitres?

J’avais une idée de l’adaptation, mais j’ai multiplié les improvisations avec les acteurs afin de l’éprouver. Sans que cela soit prévu, chacun a évoqué de façon très touchante son histoire : « Moi je suis née à Okinawa, je suis arrivée en France il y a huit ans, j’ai voulu faire de la danse », « Moi je suis né en banlieue, de parents vietnamiens ». Comme dans le roman, ce brassage de multiples trajectoires d’exil forme un chœur.

Dans un second temps, j’ai coupé ce qui résistait à l’oralité tout conservant le rythme de l’écriture et les étapes de la trajectoire des Japonaises : le bateau, la première nuit avec les maris, la violence dans les champs, les bonnes dans les villes, les femmes qui deviennent des objets pour les patrons...

Pourquoi avez-vous pensé à la cantatrice Natalie Dessay pour incarner les voix américaines, qui, à la fin du roman, font face à l’absence des Japonais détenus dans des camps ?

La Comédie de Valence avait accueilli Natalie Dessay lorsqu’elle jouait Und, un monologue de Howard Barker, en 2016.

Elle m’avait confié son désir de faire du théâtre avec une troupe. Pour les sept premiers chapitres, la dramaturgie s’oriente vers le groupe des Japonaises et de leurs maris. Je montre sur scène les invisibles de l’histoire mais non les Américains que l’on ne fait que deviner.

Dans la dernière partie, pour traduire la disparition des Japonais dans les camps, j’ai eu l’idée de mettre en scène une seule femme, en contrepoint au chœur. Une seule Américaine, incarnée par Natalie Dessay, raconte les points de vues divergents de ses compatriotes : certains regrettent, d’autres culpabilisent, d’autres encore sont indifférents ou n’ont rien vu.

Ancien chanteur et metteur en scène lyrique, comment définiriez-vous la musicalité du style de Julie Otsuka ?

Le texte alterne mouvements lents et rapides, petites et longues phrases. J’ai voulu conserver le côté choral sans faire un oratorio.

Il s’agit de faire entendre chaque voix à l’intérieur du groupe. L’insertion de passages en vidéo permet au spectateur d’entendre aussi le grain de voix très proche, l’intime,  le singulier.

Vous aimez citer Peter Brook, qui dit à propos du metteur en scène : « C’est celui qui avance dans le noir en faisant semblant d’y voir ». Comment dirigez-vous ?

Il faut en effet avoir la confiance des acteurs quand vous leur dites : « C’est par là », mais en même temps balayer toute certitude avant de commencer un projet. Comme disait Renoir, on s’assoit sur le scénario, on travaille et il arrive ce qui arrive : le vivant. Je n’aurais pas fait le même spectacle avec douze autres comédiens et une autre équipe de créateurs.

Directeur d’une Scène nationale, vous avez mis en place avec vos équipes des « controverses » dans les collèges et lycées. Comment cela se passe-t-il ?

On part du principe qu’il n’y a pas de représentations fléchées pour les scolaires. Je me souviens, au cours de mon adolescence, de spectacles à 15 heures le mardi, dans une salle de 700 mômes qui hurlaient : c’était l’enfer pour les acteurs.

Au départ, les enseignants souhaitaient des cours de théâtre où l’on apprenne à respirer. Or, il me semble essentiel de débattre, devant les jeunes et avec eux, de questions qui agitent la société, de susciter des controverses… Après seulement, on respire !

Chaque année, nous choisissons un thème : le harcèlement à l’école, le genre, le djihad, la théorie du complot… La Comédie de Valence passe commande à un auteur contemporain et un metteur en scène d’une pièce autour du sujet de société choisi.

Cette pièce est répétée par des acteurs de la région qui interviennent dans les ateliers de pratique artistique auprès des collégiens et des lycéens. Le texte évolue d’ailleurs lors de ces résidences d’une semaine en collège et en lycée. En Drôme-Ardèche, le projet touche plus de 3 000 jeunes. Et les professeurs nous suivent. Le thème des Controverses pour l’an prochain est déjà choisi : la domination masculine.

— Aurélie Carton pour La Chronique d'Amnesty International France

En savoir plus : Amnesty en Avignon