Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et spécialiste de la Colombie, Daniel Pécaut éclaire les enjeux de la transition à la paix.
Pourquoi l’accord de paix, entériné le 24 novembre 2016 par le Congrès de Bogota, n’a-t-il pas suscité une dynamique populaire ?
Daniel Pécaut Saluons d’abord la persévérance du président Juan Manuel Santos en faveur de la paix et l'obstination de son négociateur en chef, Humberto de la Calle. Ce très long conflit se solde par 220 000 morts, 60 000 disparus – bien plus que dans l’Argentine de la dictature – et quelque 6 millions de déplacés.
Malgré tout, des paradoxes subsistent. L’hostilité vis-à-vis de la guérilla des FARC dépasse celle à l’égard des groupes paramilitaires qui ont pourtant commis davantage d’atrocités. Cela tient au fait que pour bénéficier des peines clémentes prévues par la loi « Justice et paix » promulguée en 2005, les paramilitaires ont reconnu nombre de leurs crimes. Les FARC, elles, se sont présentées en victimes du conflit sans admettre une responsabilité d’ensemble. D’où les commentaires virulents de Colombiens : « On aurait dû les écraser comme des cafards ». Tous ne sont pas des affidés du leader de la droite musclée, l’ex-président Alvaro Uribe, réfractaire à l’accord de paix, qui a mené une campagne à la Donald Trump avec mensonges à la clé. Le rejet de la première version de l’accord de paix, lors du référendum du 2 octobre dernier, traduit leur scepticisme.
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Au plan international, les pressions ont été fortes, de Washington à La Havane, en faveur de cet accord de paix…
Barack Obama avait qualifié de « leadership courageux » la démarche du président Juan Manuel Santos et son administration avait prévu d’octroyer 450 millions de dollars en soutien au processus de paix.
Qu’en sera-t-il avec Donald Trump ? Trop tôt pour le dire. Il a dépêché une mission à Bogota, mais n’a pas fait connaître ses conclusions. Côté cubain, les choses sont plus claires. Bien avant le rapprochement en cours avec les États-Unis, La Havane avait pesé en faveur de la paix. Dès 2001, après les premiers pourparlers avortés, à l’initiative du président Andrés Pastrana dans la zone démilitarisée du Caguan, Fidel Castro avait critiqué le double jeu des FARC qui, selon lui, ne menait à rien. Ces quatre dernières années, Raul Castro a lui aussi incité les dirigeants des FARC aux concessions. Idem pour le Venezuela dont la diplomatie a été mobilisée. L’effondrement en cours du « socialisme bolivarien » a bien sûr joué son rôle. Cela n’empêche pas, soit dit en passant, le Venezuela de demeurer un corridor important d’exportation de la coca colombienne…
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Par conséquent, l’accord de paix ne signe pas forcément l’entrée de la Colombie</strong> dans une nouvelle ère.
C’est ma crainte. Les défis sont considérables. L’État est défaillant dans plusieurs régions, des plaines amazoniennes aux zones côtières du Choco ou du Nariño. La police, hier impliquée dans des tueries, doit être réformée pour enrayer les assassinats en hausse de leaders sociaux et de défenseurs des droits humains. L’appareil judiciaire doit être adapté à la justice transitionnelle. La réforme agraire est indispensable, car la moitié de la terre est aux mains de 3 % des possédants. Comment la mener à bien et restituer des terres agricoles aux déplacés et aux familles spoliées alors que le cadastre est embryonnaire et les résistances des propriétaires terriens dissuasives ? Last but not least, les superficies consacrées à la culture de la coca ont triplé : elles sont passées de 60 000 ha en 2014 à 180 000 ha aujourd’hui.
Or, le pouvoir politique est affaibli, voire discrédité par la corruption. Les révélations récentes du scandale Odebrecht ont fait leur œuvre. Le géant des travaux publics brésilien a versé des pots-de-vin substantiels à une grande partie des dirigeants latino-américains et financé en particulier les campagnes électorales tant du candidat de la droite uribiste que de Juan Manuel Santos. Du coup, la popularité du prix Nobel de la paix s’est effondrée. Autant dire que, même si le processus de paix avance et que les FARC montrent de la bonne volonté, les incertitudes quant au devenir de l’accord prédominent. Et ce, d’autant que l’élection présidentielle se profile en mai 2018, sans que l’on connaisse les intentions des candidats potentiels.
— Propos recueillis par Yves Hardy pour La Chronique d'Amnesty International
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