Il y a deux cents ans, la France imposait à Haïti une “dette d’indépendance”. Cette lourde dette continue d’avoir des conséquences sur la société haïtienne frappée par de graves crises de violations de droits humains. A l’occasion du bicentenaire de l’imposition de la dette d’indépendance, nous nous tenons aux côtés de la société civile haïtienne pour appeler la France à réparer les conséquences néfastes persistantes du colonialisme et de l’esclavage.
Le combat que nous menons aujourd’hui en vue d’obtenir justice et réparations pour la rançon qu’Haïti a été forcé à verser s’inscrit dans une lutte plus vaste. Une lutte contre l’ordre colonial, et donc civilisationnel, qui a prévalu pendant plus de cinq siècles dans les Amériques et en Afrique.
Rodolphe Mathurin, coordinateur du Kolektif Ayisyen Afwodesandan (KAAD), Collectif haïtien afrodescendant pour la justice et les réparations
Une dette imposée par la violence
Repères chronologiques
1697 : Colonisation d’Haïti par la France
1791 : Révolution haïtienne avec l'insurrection des esclaves contre la domination coloniale française
1804 : Déclaration d’indépendance de la République d’Haïti
1825 : La France finit par reconnaitre l’indépendance d’Haïti en lui imposant le remboursement d’une “dette d’indépendance” au titre de la perte de revenus coloniaux des esclavagistes
1947 : Remboursement total de la dette d’indépendance par Haïti
Le 1er janvier 1804, l’indépendance d’Haïti est proclamée à la suite d'une révolte d'esclaves contre les colons français. Haïti devient la première nation indépendante des Caraïbes et le premier pays au monde à abolir l’esclavage. Le pays est alors un symbole fort de la résistance face au système colonial et esclavagiste, ce qui ne manque pas de déplaire aux puissances colonisatrices.
La France ne reconnaitra l'indépendance d’Haïti qu’en échange d’une indemnisation connue sous le nom de “dette d’indépendance”, imposée le 17 avril 1825. Cette dette est foncièrement injuste puisqu’elle vise à couvrir les pertes de revenus coloniaux issus de l’exploitation de la main-d'œuvre réduite en esclavage.
Le montant de la dette imposée, de 150 millions de francs, représentait 16 fois le PIB d’Haïti en 1826.
La dette d’indépendance a été imposée par la violence, sous la menace d’une nouvelle invasion militaire par la France.
Face à l’ampleur de la dette, Haïti a ensuite été forcée à contracter des emprunts auprès de divers banques dont des banques françaises à des taux d’intérêt exorbitants. On parle alors de “double dette”.
L’essentiel de l’activité économique haïtienne est assujetti au remboursement de la dette d’indépendance, jusqu’à son remboursement total au bout de 122 ans. Aujourd’hui, plusieurs estimations établissent le total des versements effectués par Haïti à environ 560 millions de dollars (525 millions d’euros). L’enquête du New York Times a également évalué la perte de croissance économique à un montant entre 21 et 115 milliards de dollars (entre 20 et 108 milliards d’euros).
Le poids de la dette continue à paralyser Haïti aujourd’hui
L’indépendance d’Haïti a été déclarée il y a plus de 221 ans, mais l’héritage de la « double dette », du colonialisme, de l’esclavage continuent de frapper le pays.
Cette dette, ainsi que le colonialisme et l’esclavage qui l’ont précédée, ont aujourd’hui encore des conséquences terribles sur la situation politique, sociale, économique, humanitaire et des droits humains dans le pays. Ils constituent les causes profondes du chaos et de l’insécurité généralisée dans laquelle Haïti est aujourd’hui plongée.
Anne Savinel Barras, présidente d’Amnesty International France
L’assujettissement de l’économie haïtienne à la dette envers la France empêche le développement économique du pays et maintient un lien post-colonial. L’économiste Thomas Piketty parlait de “néocolonialisme par la dette” dans l’enquête du New York Times de 2022 qui retrace l’histoire de la dette haïtienne.
Les inégalités structurelles et les crises des droits humains qui frappent le pays aujourd’hui sont en partie le résultat des injustices raciales historiques que représentent l’esclavage et le colonialisme imposés par la France.
“La principale source de la crise actuelle en Haïti est la pauvreté chronique, issue des inégalités cumulées et reproduites pendant deux siècles d’étouffement de notre économie par le néocolonialisme, qui nous a systématiquement pénalisés.” a déclaré Rodolphe Mathurin, coordinateur du Kolektif Ayisyen Afwodesandan (KAAD)
La situation à Haïti aujourd’hui
Haïti est l’un des pays les plus pauvres et les plus endettés au monde selon la Banque mondiale.
Du fait de son instabilité politique historique, et ses difficultés économiques, le pays est frappé par une crise des droits humains et humanitaire. Dans notre rapport “Je ne suis qu’une enfant, pourquoi cela m’est-il arrivé ?” Haïti : l’offensive des gangs contre l’enfance, nous avions dénoncé des exactions telles que le recrutement par des gangs, des viols et d’autres formes de violences sexuelles, des enlèvements, des homicides et des blessures.
Les Haïtiens et Haïtiennes continuent d’être victimes de graves atteintes aux droits humains et violences au-delà des frontières du pays, lorsqu’ils fuient pour essayer de trouver refuge dans divers pays des Amériques. Par exemple, des personnes migrantes et demandeuses d’asile haïtiennes ont été soumises à des détentions arbitraire et à des actes de torture fondés sur l’appartenance raciale du côté américain de la frontière entre les États-Unis et le Mexique.
Le pays est aussi très vulnérable face aux effets de la crise climatique et aux catastrophes comme les tremblements de terre et les séismes. Le séisme dévastateur de 2010 a provoqué plus de 280 000 morts dans le pays.
La pauvreté, l’instabilité politique, les violences, la vulnérabilité face à la crise climatique sont aussi des séquelles du passé colonial.
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La nécessaire réparation par la France
Les États qui ont causé ces injustices historiques, le colonialisme et l’esclavage, ont l’obligation au regard du droit international relatif aux droits humains de fournir des réparations.
Les réparations au titre de l’esclavage et du colonialisme soutenues par Amnesty International
L’examen, au cas par cas, doit suivre un certain nombre de principes directeurs, destinés à garantir que les demandes de réparations :
proviennent bien de populations et de personnes affectées, en particulier de victimes de l’esclavage et de la colonisation et de leurs descendant·es ;
respectent bien les droits humains ;
s’attaquent bien aux causes profondes d’atteintes aux droits humains qui perdurent ;
vont dans le sens de la justice raciale, en passant notamment par un changement du système.
En ce qui concerne Haïti, nous soutenons les demandes de la société civile haïtienne qui a proposé un Cadre en huit points demandant à l’Etat français la restitution de la dette.
La France reste sourde face à ces demandes. Son silence illustre la réticence des anciennes puissances coloniales à enclencher un processus de justice réparatrice. La France est l’un des seuls Etats parmi les neufs consultés à avoir voté contre la résolution du Comité des Droits de l’Homme de 2022 appelant les Etats à rendre une justice réparatrice pour l’esclavage la traite des esclaves et le colonialisme.