70 ans après l’assassinat du Mahatma, l’extrémisme hindou persécute les minorités.
Gauri Lankesh était une journaliste très respectée. Issue d’une grande famille d’intellectuels, elle avait repris le journal fondé par son père à Bangalore, le Lankesh Patrike.
Elle y affirmait depuis longtemps son hostilité au système des castes et dénonçait la condition des femmes dans le pays. Plus récemment, la reporter avait alerté ses lecteurs du danger que représentait l’ascension du mouvement nationaliste hindou.
Arrivé au pouvoir en 2014 grâce à un plébiscite et des promesses de lendemains qui chantent, ce mouvement a pour leader le Premier ministre de l’Inde, Narendra Modi. Figure charismatique du Parti du Peuple indien (le BJP), cet homme politique était aux rênes de l’exécutif de l’État du Gujarat depuis 2001.
Il s’était fait connaître pour ses réformes économiques qui avaient relancé l’industrialisation de sa région, mais alimentait la controverse pour avoir couvert des pogroms contre les musulmans causant la mort de plus de 2 000 personnes à Ahmedabad, principale ville du Gujarat.
Narendra Modi s’est toujours dit patriote et nationaliste. « Une religion, une culture, un peuple » ; tout au long de sa campagne électorale, il n’a pas caché l’ambition de son parti d’instaurer l’hindutva ; une idéologie d’extrême droite selon laquelle l’Inde appartient aux hindous et doit se libérer de ses minorités religieuses, jugées exogènes.
Élu Premier ministre, il promettait un « nouveau rêve » pour le pays. La journaliste Gauri Lankesh récusait ce « nouveau rêve » pour en défendre un autre : celui du sécularisme et de la liberté d’opinion, voulu par les pères de l’indépendance de l’Union indienne. Le 5 septembre 2017, elle a été tuée par balles alors qu’elle ouvrait la porte de sa maison, à Bangalore. Elle avait 55 ans.
Sa critique était tranchante. Elle n’hésitait pas à s’exprimer contre l’obscurantisme et le conservatisme ambiants. Réduire au silence une journaliste de cette manière est extrêmement dangereux pour la démocratie.
Le quotidien Indian Express au lendemain de la mort de Gauri Lankesh
Si cet assassinat a soulevé un mouvement d’indignation, ce n’était pas le premier du genre. Plusieurs militants, journalistes et universitaires ont été menacés et assassinés ces dernières années pour leurs prises de position contre les ultra-nationalistes hindous.
Les agresseurs de Gauri Lankesh n’ont pas été identifiés mais un homme, suspecté de leur avoir fourni des armes, a été interpellé. Il a reconnu être membre du Sanatan Sanstha, un mouvement d’extrême droite.
Une islamophobie décomplexée
Tous ces mouvements radicaux appartiennent à la nébuleuse du Sangh Parivar, une organisation hindoue extrêmement structurée, formée à l’origine pour lutter contre l’Empire britannique. Loin de se dissoudre, une fois l’indépendance de l’Inde proclamée en 1947, l’organisation s’est renforcée, embrigadant ses millions de militants autour d’un nouvel ennemi : l’islam.
Les Indiens de confession musulmane, accusés hier d’avoir divisé l’Inde en encourageant la création du Pakistan et soupçonnés aujourd’hui de soutenir des attentats terroristes sur le territoire, sont dans la ligne de mire de l’organisation.
Ils représentent la plus grande minorité du pays avec 14 % de la population, soit plus de 170 millions de personnes. Une minorité que les militants hindous stigmatisent comme une menace permanente, eux qui représentent pourtant 80 % de la population.
Selon Christophe Jaffrelot, directeur de recherche au Céri et auteur de nombreux ouvrages sur l’Inde, « aux yeux des nationalistes hindous, leur communauté est menacée par une Internationale islamiste dont les musulmans de l’Inde forment la cinquième colonne ».
Pour contrer cette hypothétique menace et imposer son idéologie de l’hindutva, le Sangh Parivar s’est doté d’instruments qui rappellent les mouvements fascistes européens : recours à la propagande, camps d’entraînement paramilitaires, création d’écoles religieuses, de partis politiques et de réseaux d’influence dans les milieux d’affaires.
Il a des ramifications sociales et politiques à travers tout le pays ainsi que dans la puissante diaspora indienne. Et peut compter sur une base solide de militants et de groupes extrémistes, prêts à en découdre au moindre signal.
Protégées par leur impunité, ses milices intimident, menacent, censurent. Elles n’hésitent pas à faire taire la presse ou, plus récemment, à mettre le feu aux salles de cinéma qui programment des films jugés contraires au dogme hindou.
En février 2018, elles s’en prenaient à Padmaavat. Cette superproduction de Bollywood, librement inspirée d’un poème soufi, brode une histoire de séduction entre une reine rajpoute (hindoue) et un prince moghol, au XIIIe siècle. Les ultras hindous dénoncent cette idylle de pure fiction comme une œuvre blasphématoire.
Les autorités de quatre États du Nord, dirigés par le BJP, réclament un boycott du film. En vain.
Le film sort, et bénéficie d’une importante couverture médiatique. Les groupes de militants passent alors à l’action. Ils bloquent l’entrée des cinémas, y mettent le feu, n’hésitent pas à molester les spectateurs. Les émeutes prennent de telles proportions que l’armée doit être déployée pour maintenir l’ordre public.
Les affrontements font la Une pendant plusieurs jours jusqu’à ce que l’équipe de production se justifie. Protestant contre le traitement infligé au film, elle précise que le scénario est, en réalité, à la gloire de la reine rajpoute. Vérification faite, il s’avère que Padmaavat donne une image très négative des musulmans, faisant passer le prince moghol pour un monstre et la reine rajpoute pour une quasi déesse qui préfère se jeter dans les flammes plutôt que de se soumettre.
Les militants hindous, rassurés, cessent leurs exactions. La plupart d’entre eux n’avaient pas vu le film.
Tentation révisionniste
Cette hystérie pointe un objectif essentiel du nationalisme hindou actuel : gommer l’influence de l’islam en Inde. Pendant plusieurs siècles, des conquérants musulmans ont exercé l’autorité – d’autres diraient la domination – sur ce vaste territoire : des Perses au VIIIe siècle jusqu’aux empereurs moghols bâtisseurs de forteresses entre le XVIe et le XVIIIe.
De Mahmoud de Ghaznî à l’empereur Babur, en passant par Tamerlan, les conquêtes successives ont laissé de profondes empreintes, formant les contours d’une civilisation plus indo-persane qu’indienne. Elles se sont imposées au prix de massacres, de destructions d’édifices religieux, de conversions forcées des populations indiennes indigènes, essentiellement bouddhistes et hindouistes.
Dans sa Grammaire des civilisations, Fernand Braudel décrit la présence islamique en Inde comme une « expérience coloniale d’une extrême violence durant laquelle les musulmans ne pouvaient diriger ce pays que par l’exercice d’une terreur systématique ».
De fait, le bouddhisme a quasiment disparu de la péninsule indienne, quant aux hindous, ils se considèrent comme des victimes trop longtemps humiliées par les conquérants musulmans. Lesquels n’ont cédé la place qu’à un énième occupant devenu plus puissant, l’Empire britannique.
Cet héritage historique vire à l’obsession pour les hindous. Il nourrit depuis un siècle le ressentiment d’un mouvement nationaliste radical. La partition brutale et sanglante entre l’Inde et le Pakistan au moment de l’Indépendance, la guerre larvée du Cachemire que se disputent les deux pays, ou encore les attentats terroristes contre le Parlement indien en 2001 puis Bombay en 2008 ont entretenu cette paranoïa. Et envenimé les relations entre les communautés.
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Contestant cet héritage, les hindous cherchent à l’effacer de leur calendrier. La réécriture de l’histoire consiste à magnifier les victoires et sacrifices des seigneurs hindous ; glorifier les textes sacrés de l’hindouisme, quitte à leur faire dire des contrevérités ; modifier les manuels scolaires pour minimiser l’influence musulmane ; imaginer des lieux sacrés là où il n’y en avait pas…
Il y a quelques mois, le ministre en chef de l’État d’Uttar Pradesh, Yogi Adityanath, prêtre hindou et membre du BJP, faisait retirer le Taj Mahal des guides touristiques de la région. Au prétexte que ce mausolée, construit à la demande de l’empereur moghol Shâh Jahân pour sa femme défunte, n’était pas en « résonance avec la culture indienne ».
Ce monument emblématique du patrimoine indien, visité par plusieurs millions de personnes chaque année – dont tous les chefs d’État en visite officielle – est inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco comme l’une des « Merveilles du monde ».
La démarche de Yogi Adityanath était officiellement soutenue par des élus du BJP, dont le député Sangeet Som, pour lequel le Taj Mahal est une « tache » qui doit être effacée de l’histoire de l’Inde. Pour ancrer cette théorie dans les esprits, certains prétendent que ce mausolée, édifié au XVIIe siècle, est en réalité un temple dédié au dieu Shiva.
Les guerriers de l’hindutva ne doutent pas de la légitimité de leur combat. Même si Yogi Adityanath a dû revenir sur son interdiction pour sauver les emplois du site ainsi que la rente touristique considérable qu’il représente.
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Victoires électorales du parti de Modi
Cette aspiration à rétablir une suprématie hindoue est aux antipodes de la pensée nationaliste qui a guidé la naissance de l’Inde indépendante.
Face aux Britanniques, l’équipe politique qui mena la bataille de l’indépendance sous l’égide de Gandhi et Nehru, avait à cœur de fonder une nation laïque. Ils veillèrent à rédiger la Constitution en ce sens, garantissant à tous les citoyens l’égalité, la liberté de culte, d’opinion, d’expression.
Lors de la partition, ils furent les premiers meurtris de voir un seul et même peuple s’entretuer. Et pour empêcher les massacres, Gandhi fit plusieurs grèves de la faim, demandant aux Indiens « de se détourner de la haine ».
Mais, déjà, les radicaux hindous l’avaient condamné pour trahison et c’est l’un des leurs qui l’assassinera, le 30 janvier 1948.
Soixante-dix ans plus tard, la pensée non violente et fraternelle de Gandhi a transcendé les frontières, si l’on en juge par les millions de biographies vendues, les instituts pour la paix créés en son nom. Citée en exemple par les militants des droits humains, les Nations unies, les prix Nobel ou les cercles universitaires progressistes, cette philosophie n’est pourtant plus qu’un vestige en Inde.
Pour prendre leur revanche sur neuf siècles d’histoire, les Hindous sont de plus en plus nombreux à se rallier à cette matrice idéologique qui veut faire naître une Inde « purement hindoue ».
Au cours de ces derniers mois, le Parti du Peuple indien de Narendra Modi a remporté plusieurs victoires électorales, la diabolisation de l’islam en guise de message politique et le trident du dieu Shiva en guise d’arme identitaire. Dans ce durcissement des relations entre communautés, les musulmans ne sont pas les seuls à être inquiets.
Pour Christophe Jaffrelot, « le moment politique présent vise à redéfinir l’identité nationale (de l’Inde) à partir d’un hindouisme en partie imaginaire, risquant de faire des minorités des citoyens de seconde zone ». Les chrétiens qui représentent 2,3 % de la population sont aussi la cible d’agressions et d’intimidation. Mohan Bhagwat, un des leaders du Sangh Parivar, a récemment déclaré qu’il fallait réviser la Constitution pour instaurer une théocratie hindoue, affirmant que « tous les Indiens sont hindous ».
— Juliette Vaume pour La Chronique d'Amnesty International France