Une poignée de vivants redonne une dignité aux migrants ayant péri aux frontières gréco-turques.
Il se tient droit, immobile et ferme ses yeux sombres. Une pluie régulière trempe ses mains qui se lèvent au ciel. Il entonne une prière en arabe, ce matin gris de janvier. Mustafa Dawa est seul au milieu d’un champ cerné d’oliviers perdu dans la brume de Kato Tritos, dans le sud de Lesbos.
Cette terre qu’il connaît par cœur, il y consacre désormais sa vie. En quelques années Mustafa l’a transformée en cimetière. Face à lui se dressent des dizaines de monticules de terre retournée. Des tombes, celles des migrants décédés en ayant voulu venir depuis la Turquie voisine, séparée par un bras de mer.
Le dernier enterré est un petit Afghan de 10 ans, mort en décembre, piétiné lors d’un mouvement de panique dans un bateau pneumatique. « Je l’ai mis en terre selon le rite musulman », regard tourné vers la Mecque, corps enveloppé d’un linceul, comme les autres résidents du cimetière. Mustafa Dawa montre du doigt sa sépulture à droite, petite montagne de terre mouillée. « On reconnaît les dernières tombes car moins de végétation y a poussé ». Au centre, les tombes les plus anciennes sont recouvertes d’herbes folles. Il en compte aujourd’hui une centaine.
C’était il y a deux ans et demi mais pour lui c’était hier. Une succession de naufrages, l’indignation et la naissance de ce cimetière. Printemps 2015. Les bateaux gonflables surchargés affluent chaque jour au nord de l’île, à quelque douze kilomètres de la Turquie. À bord, des hommes, femmes, enfants, venus de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan...
L’île aux airs idylliques, dominée par les collines verdoyantes et encerclée d’une mer azur, devient une escale tragique pour près de 600 000 migrants en quête d’Europe. Lesbos est dépassée, les services d’accueil inexistants, les réfugiés qui fuient la misère en retrouvent une autre.
Un peu perdu au milieu de ces drames, Mustafa Dawa, étudiant en philosophie grecque de 27 ans, est venu du continent pour aider une ONG comme traducteur en arabe. Puis vient octobre, noir. « Ce mois-là, il y a eu trois naufrages. Le cimetière de Mytilène était plein. En plus, les responsables n’y faisaient pas de rituel musulman pour les défunts ». La morgue de Mytilène, aussi, est surchargée. Mustafa a la mémoire des chiffres morbides :
Environ 80 personnes sont restées dans cette morgue, dont 46 dans un container à côté de l’hôpital pendant 38 jours.
Mustafa Dawa, traducteur pour une ONG
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« On parle là de dignité »
Ce container blanc hante toujours aujourd’hui Mustafa. « Les corps étaient entreposés dans des positions déstructurées, nus, raconte-t-il écœuré. Personne n’en parlait, ni les politiques ni les associations ».
Il croise alors le chemin d’une Syrienne venue d’Allemagne. « Elle cherchait sa sœur et ses enfants. Elle avait une photo de celle-ci, mais c’était très difficile de l’identifier ». Mustafa finit par la trouver « dans le container… reconnaissable seulement grâce à une cicatrice qu’elle portait sur le corps ». Les vagues rejettent sur les plages de galets des cadavres souvent abîmés par la mer.
La colère de Mustafa se mélange à sa sidération. « Je ne pensais qu’à ça, à ce container, je ne pouvais plus manger, plus dormir, il fallait que je fasse quelque chose ». Il a choisi de leur donner un lieu pour inhumer ces naufragés.
George Katzanos, adjoint au maire © Michel Slomka
Il se tourne vers la municipalité de Mytilène pour obtenir un terrain. Elle lui demande d’attendre « des autorisations ». Mais il y a urgence, dit Mustafa. « Les questions politiques je m’en fiche, on parle là de dignité ». Un adjoint au maire, George Katzanos, pleure lorsque Mustafa lui décrit ce container. Il lui octroie finalement un champ d’oliviers, à vingt minutes de Mytilène où Mustafa va mettre en terre, à la chaîne.
En sept jours, en novembre, j’ai enterré 57 personnes. Depuis, je fais ça régulièrement.
Mustafa Dawa
Entre 2015 et 2018, Mustafa organise « 96 funérailles ». Quelques familles viennent, d’autres le contactent aussi lorsqu’elles cherchent des proches. « Ce n’est pas mon travail, mais je ne partirai pas de Lesbos tant que le cimetière ne sera pas reconnu et légal. Le gouvernement doit faire venir un imam ». Mustafa explique qu’ « un propriétaire du village veut (le) poursuivre en justice pour fermer le cimetière ».
Pour cet Égyptien, comment « imaginer un seul instant » déplacer ces tombes ? « Parfois, il y a deux enfants dans une même sépulture. J’ai aussi dû enterrer un homme sans tête à côté d’une autre personne… Je ne voulais pas le laisser seul ».
Enfouis dans le sable, gisant sur le rivage
Alexandros Karagiorgis, lui aussi, est resté médusé devant ce corps sans tête. Celui qu’il a ramassé dans un mélange de vase et d’eau, un jour d’octobre 2015. « C’est quelque chose que tu ne peux pas oublier, tu le gardes toute ta vie », exprime ému ce responsable des pompes funèbres pourtant « habitué aux morts ». Deux ans et demi après ce jour, Alexandros Karagiorgis parle vite, dans le désordre et sans silences.
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Alexandros Karagiorgis a amené les corps des migrants aux pompes funèbres © Michel Slomka
Fin 2015, il sillonne les côtes de l’île à la recherche des défunts pour les acheminer à la morgue de Mitylène. Les gardes-côtes l’appellent, lui indiquent la présence des morts. Avec sa camionnette, l’homme de 59 ans arpente les routes sinueuses jusqu’à la mer, puis guette les groupes de mouettes dans le ciel. « Elles tournoient autour des cadavres, cela indique leur présence ». Recrachés par les vagues, les naufragés décédés « sont éparpillés », dit-il, « parfois enfouis dans le sable, gisant sur les rivages ou bloqués sur des rochers au loin ».
Les corps sont déformés par l’eau. Il montre sur son téléphone portable le tronc d’un enfant de 9 ans retrouvé en janvier 2016, boursouflé, méconnaissable.
Je prenais des photos des cadavres pour les gardes-côtes. J’ai vu de tout. Des femmes, des enfants, des hommes. Un jour j’ai pris le bras d’un homme, il est resté dans ma main. J’ai vu des gens sans bouche, sans yeux…
Alexandros Karagiorgis, entrepreneur de pompes funèbres
Sans répit, il travaille « sans penser », des allers et retours incessants entre plage et morgue. « Une fois, j’ai ramené 19 personnes dans la même journée, j’ai cru défaillir. J’ai dû embaucher quatre personnes pour m’aider. Parfois il y avait tellement de corps que je les ai gardés quelques jours dans mes frigos, aux pompes funèbres ».
Trois ans après, lui aussi vit avec ces fantômes, et ses dettes. « J’ai perdu beaucoup d’argent, je n’ai jamais été payé par la municipalité pour ce que j’ai fait », s’énerve-t-il. La mairie n’a pas répondu à nos sollicitations. Alexandros rappelle que les « sacs pour emballer les corps coûtent 30 euros. Frontex (l’agence européenne des gardes-côtes) m’en a donné 15 ou 20, le reste je les ai financés moi-même et réutilisés ».
Aujourd’hui, il affirme qu’on « lui a dit d’aller en justice pour être payé ». Il n’ira pas. « Trop cher ». « Tout le monde ne peut pas faire ce travail, il faut avoir des sentiments et paradoxalement de la compassion pour les victimes et les familles. Il faut pouvoir montrer du respect aux morts ». Pour lui « l’Europe et les politiques n’en n’ont aucun, conclut-il amer. Ils n’ont jamais donné d’argent pour ces funérailles. Alors qu’il doit y avoir une dignité pour ces gens ».
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Une simple plaque de marbre
Alexandros Karagiorgis a ramassé plus de 90 corps. Ils sont au cimetière informel de Mustafa Dawa. Sur chaque tombe, une plaque de marbre offerte par un artisan du coin, avec l’âge, le jour estimé du décès, et lorsque cela est possible, le nom.
Sur certaines plaques la mention Agnosto (άγνωστο) pour les anonymes. Eux n’ont malheureusement qu’un numéro, celui du protocole d’identification, donné par le médecin légiste de Lesbos Théodoros Noussias. « Les corps étaient acheminés ici, des policiers prenaient ensuite des photos, puis on procédait à l’analyse ADN », détaille-t-il.
L’échantillon est ensuite envoyé au laboratoire d’Athènes. « Si les familles recherchent leurs proches, elles contactent la Croix-Rouge, et s’organisent pour donner de leur côté leur ADN à leur ambassade, qui le transmet en Grèce pour faire des comparaisons ».
Certains n’ont jamais été identifiés, les Agnosto. Mais l’ADN a parfois parlé, dit-il. Il lève son regard derrière ses fines lunettes sur un avis de recherche plaqué au mur où quatre visages juvéniles figés apparaissent. Une fille de 12 ans affublée d’un foulard jaune, ses trois frères, âgés de 10 à 16 ans.
Avis de recherche de 4 jeunes afghans disparus lors d'un naufrage © Michel Slomka
« Les parents étaient morts dans un naufrage, ils avaient été retrouvés mais les enfants avaient disparu ». L’oncle a cherché sans répit. Il a sillonné l’île, la côte turque aussi, parlé aux ONG. « On a comparé les ADN. Trois enfants avaient finalement été inhumés à Lesbos, sans identité ». L’un d’eux, l’aîné de 16 ans, n’a jamais été retrouvé, d’après Theodoros Noussias.
L’identification de ces victimes est un travail de Titan. Les proches des défunts font parfois partie du naufrage mais d’autres anonymes voyagent seuls. Pour leurs familles, laissées loin derrière eux, c’est l’incertitude. Elles n’ont plus de nouvelles, ne connaissent pas leur localisation, les imaginent parfois heureux dans un pays d’Europe.
Pour trouver les leurs, elles peuvent alors contacter la Croix-Rouge qui a lancé le site « Trace the face », rassemblant des avis de recherche. Pour les proches, chaque détail post mortem qui aide à la reconnaissance d’un disparu est indispensable : tatouage, vêtements mais aussi les rares objets qu’ils portent : livres, bijoux...
C’est ce que garde méticuleusement dans ses tiroirs Pavlos Pavlidis, médecin légiste à Alexandroupoli, au nord-est de la Grèce, depuis dix-huit ans.
Les oubliés de la rivière Evros
L’imposant hôpital d’Alexandroupoli se situe à une cinquantaine de kilomètres de la frontière terrestre gréco-turque. Un autre chemin que des milliers de migrants ont foulé dans l’espoir de trouver asile en Europe. 186 kilomètres délimités naturellement par la rivière Evros et 12 kilomètres de barbelés.
Médiatiquement oubliée lors des flux importants en 2015 via les îles égéennes, cette frontière reste un point de passage. Une grande partie des exilés franchissent ce long fleuve étroit aux courants parfois intenses, sur des bateaux gonflables. « Les arrivées ont commencé dans les années 1990, au départ des hommes, des Irakiens, Pakistanais, Bangladais, Somaliens… Et en 2010, un pic soudain, avec la venue de femmes, dû aux conflits du Proche-Orient », détaille le médecin.
Ils se noient pour une grande majorité, mais meurent aussi d’hypothermie ou tués par des mines disposées, avant 2008, entre Grèce et Turquie. Grand homme au regard impassible, Pavlos Pavlidis, 45 ans, vit avec les morts de la frontière, comme ses homologues de Lesbos. Il demeure stoïque lorsqu’il évoque son travail de légiste. Froideur qui lui permet d’avoir du recul sur cette mission de longue haleine.
Depuis 2000, il a « autopsié plus de 342 corps de migrants », dans le sous-sol frais de l’hôpital. Sur la table basse de son bureau sans fenêtre, le médecin étale les pochons de plastique contenant montres à l’arrêt, cartes sim usées, téléphones ayant trempé dans l’eau…
« Je veux respecter ces gens, tout faire pour retrouver leurs proches, leur redonner une identité. Garder les objets, c’est mettre toutes les chances de notre côté ». Au total, Pavlos Pavlidis est parvenu à identifier 103 personnes.
Le problème de la rivière est qu’elle abîme les corps, les courants, la boue, les poissons créent des blessures post-mortem. Les personnes sont souvent difficiles à identifier.
Pavlos Pavlidis, médecin légiste
Il fait défiler des photos de corps sur l’écran de son ordinateur. Des hommes et femmes couverts de terre, visages blanchâtres gonflés ou membres manquants… Peu d’enfants. « Les plus petits êtres sont malheureusement rapidement mangés par les animaux ».
« Tout le monde s’en fiche »
Alexandros Koutsidis, lui, reste marqué par l’un de ces corps. Celui d’un homme qu’il a découvert alors qu’il chassait à l’aube aux abords de la rivière trouble en décembre. « Il faisait très froid, l’homme flottait, bloqué par un tronc d’arbre, il avait du sang au coin de sa lèvre, son visage était déformé ».
Ce fermier vit dans le village frontalier de Poros, 300 âmes. En voiture, il longe les champs de blé ou de coton, emprunte des sentiers marécageux pour rejoindre les rives de l’Evros. Dans cette zone militaire interdite au public, seules quelques silhouettes de soldats grecs et turcs se distinguent au loin.
Alexandros Koutsidis, à l'endroit où il a retrouvé le corps d'un migrant © Michel Slomka
Les yeux plissés par le soleil, Alexandros, treillis militaire, fixe ce matin de janvier le fleuve large d’environ 10 ou 15 mètres. Sur l’autre rivage, derrière les branches des arbres morts « la Turquie », dit-il. Le bruissement du courant régulier comble le silence. « L’Evros est un piège, elle paraît calme et tranquille, mais en réalité, on s’enfonce dans la boue si on tombe ». Le jour de sa macabre découverte, Alexandros a « tout de suite appelé la police ».
Ces derniers ont convoqué Pavlos Pavlidis qui a emporté le corps. Alexandros « ne sait pas » où vont ensuite les morts. Dans la région de Thrace-Macédoine, où près de 400 migrants ont perdu la vie en passant la frontière, peu savent en réalité où sont enterrés les fantômes de la rivière. Les autorités locales fournissent peu de sépultures. Alors, c’est le mufti, Mehmet Serif Damadoglou, à Sidero, village isolé dans la vallée qui a pris les choses en main, dans les années 1990.
C’est au sommet d’une colline inaccessible en voiture, sur un terrain d’herbes sauvages cerné d’une grille, qu’il a placé les dépouilles. Des monceaux de terre déforment le sol, recouvert de ronces où les pieds s’enfoncent. Seules deux plaques de marbre, payées par une famille syrienne indiquent la présence de sépultures.
Ce « cimetière » de migrants qui n’en a pas l’air est informel, aussi anonyme que ses quelque 400 tombes sans stèle. Certaines contiennent plusieurs corps. « Les politiques n’en ont rien à faire de ces morts. De l’argent est donné mais presque rien, de quoi payer l’acheminement de corps jusqu’au cimetière, s’énerve Akram, le fils du mufti qui a aujourd’hui quitté Sidero. Un jour, un Syrien est venu chercher son frère disparu, personne ne lui a indiqué l’existence de ce cimetière. Je l’ai appris après qu’il soit parti. C’est la réalité, tout le monde s’en fiche ».
Sur l’une des premières tombes à l’entrée du lieu, un fragment de tissu bleu ondule sous le vent. Des ossements humains dépassent de la terre fouillée, comme le confirme le médecin légiste Pavlos Pavlidis. Les animaux errants sont les seuls visiteurs ou presque de ce cimetière oublié.
— Élisa Perrigueur pour La Chronique d'Amnesty International
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