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URGENCE PROCHE ORIENT

Exigez avec nous la protection sans condition des populations civiles

9 mars 2024. Le roi Mswati III préside la cérémonie populaire du Marula qui met en scène plus de 1 000 femmes en tenue traditionnelle.  

Eswatini : le trône de fer

En 2018, le Swaziland devient Eswatini. Mais le régime, lui, reste le même. Le roi Mswati III, dernier monarque absolu d’Afrique, gouverne sans partage depuis près de quarante ans ce petit pays d’un million d’habitants, coincé entre l’Afrique du Sud et le Mozambique. Les journalistes Dominique Mesmin et Gaspard Thierry Karoglan sont partis rencontrer des opposants persécutés, victimes d’attentat, qui vivent sous la menace. Ils ont aussi découvert des petits cultivateurs de canne à sucre – l’or eswatinien – expropriés par la justice au profit d’un fonds d’investissement dont la famille royale tire les ficelles.

Extrait de La Chronique 457-458 de décembre 2024-janvier 2025

— Texte : Dominique Mesmin et Gaspard Thierry Karoglan. Photos : Gaspard Thierry Karoglan.

Meurtres en série

Après une vague de manifestants tués par balle en 2021, de mystérieux attentats visent des opposants au roi Mswati III. Poussés à l’exil, ils alertent sur une escalade répressive du régime.

Tanele Maseko longe la façade de sa maison, puis s’arrête brusquement. Ses yeux se fixent sur la fenêtre du salon. Elle prend une longue inspiration. Les deux impacts de balles qui ont traversé la moustiquaire sont toujours là. Cela fait un an qu’elle n’a pas franchi le seuil de cette maison familiale, construite sur une verte colline près de Manzini, la capitale économique de l’Eswatini. C’est entre ces murs beiges, dit-elle en retenant un sanglot, qu’un samedi soir la vie s’est arrêtée.

C’était le 21 janvier 2023. Tanele regardait un match de foot à la télévision, entourée de son mari, Thulani, et de leurs deux enfants. « Malgré la pénombre, j’ai aperçu une ombre par la fenêtre. J’ai compris immédiatement, mais je n’ai même pas eu le temps de crier : “attention chéri !”. Le tireur a d’abord visé sa tête. Le crâne a explosé, du sang a giclé, la balle a fini sa trajectoire dans l’écran de la télévision. Thulani s’est écroulé. Il y avait des éclats de cervelle partout. Les enfants hurlaient. » Ce soir-là, Thulani Maseko, avocat des droits humains et opposant numéro un au roi, est mort sous leurs yeux. Il avait 52 ans. En 2014, il avait fait 17 mois de prison pour avoir dénoncé le manque d’indépendance du système judiciaire. Après sa libération, il continuait de critiquer l’autoritarisme du roi. Il se voyait comme un ambassadeur pacifique de réformes appelées par le peuple. Pour le roi, il incarnait la menace d’un changement démocratique.

 

Dans le viseur du monarque

Aujourd’hui, sa veuve Tanele vit sous protection armée privée à Pretoria, en Afrique du Sud. Pour l’anniversaire de son mari, elle a pris le risque de revenir sur sa tombe. Une coiffe rouge sur la tête, elle gravit la colline où Thulani repose, sous une pierre de marbre gris à l’ombre d’un bosquet. Autour d’elle, ses deux fils, âgés de 10 et 11 ans, offrent aux amis présents des gâteaux qu’ils ont préparés. Quelques heures après son arrivée, la veille au soir, au poste-frontière d’Oshoek, son téléphone a sonné. C’était un policier en charge de l’enquête sur l’assassinat de son mari. Une enquête au point mort depuis un an. Cet homme, qui ne s’était jamais manifesté auparavant, insistait pour assister à la cérémonie qu’elle réservait pourtant à une poignée d’intimes. « Il prétextait vouloir faire un point avec moi sur l’enquête. Je pense qu’il espérait surtout collecter des informations sur ma présence ici. Me surveiller. M’inviter à moins de virulence dans les médias. Parce que je parle beaucoup pour exiger la vérité sur l’assassinat de mon mari. Je suis comme un caillou dans leur chaussure. » Le policier n’est finalement pas venu. Et Tanele n’a rien obtenu des autorités. Pas un nom, pas un visage. Amnesty International, l’ONU, l’Union européenne, les États-Unis, l’Union africaine et la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC) ont toutes réclamé une investigation « rapide, indépendante, impartiale et efficace » sur l’assassinat de son mari, mais le silence persiste. Tanele vit minée par la douleur, mais aussi par une conviction : « Je suis persuadée que le royaume est derrière le meurtre, affirme-t-elle sans trembler. Le tireur utilisait du matériel militaire haut de gamme. Notre roi, Mswati III, était ulcéré que Thulani se batte pour la démocratie. Ici, les partis politiques sont interdits. Les activistes sont tabassés, ostracisés, emprisonnés, et forcés à l’exil. Si vous défendez vos droits, vous êtes considérés comme un rebelle ou comme un terroriste. Mon mari était dans sa ligne de mire, mais il ne faisait rien de mal. Il militait pour le droit. Jusqu’à mon dernier jour, je me battrai pour lui, je défendrai sa mémoire. »

 

« Si vous défendez vos droits, vous êtes considérés comme un rebelle ou comme un terroriste »

— Tanele Maseko, veuve de l’avocat assassiné

 

 

Menace royale

Vêtu d’une toge de couleur ou d’un costume cravate, le visage avenant, Mswati III, 67e fils du roi Sobhuza, est à 56 ans le dernier monarque absolu d’Afrique. Il règne depuis 1986 sur les 1,2 million de sujets du petit royaume d’Eswatini. C’est le nouveau nom de l’ancien Swaziland, cette colonie anglaise devenue indépendante en 1968, bordée par l’Afrique du Sud et le Mozambique. Un pays profondément inégalitaire, où, selon l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), un quart des habitants a du mal à se nourrir et ne dispose pas d’un bon accès à l’eau. Le roi nomme le Premier ministre. Le roi nomme les juges. Le roi nomme une partie des députés et peut dissoudre le Parlement à sa guise. Tanele se souvient du discours qu’il avait prononcé lors d’une fête nationale, le 21 janvier 2023. Quelques heures avant qu’un inconnu n’exécute son mari d’une balle dans la tête. Le roi faisait face à une foule d’Eswatiniens torse nu, brandissant des lances et des boucliers en peau de chèvre.  Sous leurs applaudissements, il avait mis en garde ses opposants politiques : « Ils ne doivent pas se plaindre ou verser des larmes si des mercenaires viennent les tuer. » Car ce sont ceux qui réclament des réformes démocratiques, qui « sont à l’origine du cycle de violences ».

Tanele Maseko sur la tombe de son mari, l’avocat Thulani Maseko, assassiné chez lui. En exil en Afrique du Sud, elle est considérée comme l’une des principales opposantes au régime.

Le « cycle de violences » auquel il se réfère a démarré en 2021. Le samedi 8 mai, à Manzini, le corps de Thabani Nkomonye, un jeune homme de 25 ans, est retrouvé sans vie dans un buisson. Cet étudiant en droit, qui militait dans un syndicat étudiant, dénonçait l’absence de perspectives professionnelles et d’avenir, dans un pays où 58 % des jeunes sont au chômage. Selon la police, il aurait d’abord été grièvement blessé lors d’un accident de voiture. Il aurait ensuite rampé hors du véhicule, pour aller mourir sur le bas-côté, avant d’être découvert quelques jours plus tard. Méfiante, la mère de la victime a engagé un avocat et un enquêteur privé. Eux soutiennent la version d’un tabassage, suivi d’un meurtre maquillé en accident. Leur conviction repose sur l’examen d’un rapport d’autopsie qui liste 94 impacts sur le corps, et sur les déclarations incohérentes et contradictoires des policiers qui ont trouvé le corps. Des étudiants ont exigé la vérité. Le 17 mai, munis de pancartes « Justice pour Thabani », 3 000 d’entre eux sont descendus dans les rues de Manzini. Puis de Mbabane, la capitale politique.

Peu de photos témoignent des manifestations en faveur de la démocratie et contre les violences policières entre mai et octobre 2021. L’armée et la police ont violemment dispersé des milliers de manifestants pacifiques. 84 morts. © Ndumiso Mabila

Nous y rencontrons Gabisile Ndukuya, une jeune femme de 24 ans marquée par le souvenir du militant retrouvé mort. Présidente de l’Union nationale des étudiants, elle nous accueille dans un local de son université. Elle connaît la pression policière. Elle a subi de nombreuses heures de garde à vue en raison des manifestations et des événements militants qu’elle organise sur le campus.  Ce matin, elle vient de clore une réunion de coordination avec une vingtaine d’étudiants très politisés. Pour des raisons de sécurité, elle nous invite à la suivre en un lieu sûr, à une demi-heure de route. Nous nous retrouvons dans un restaurant isolé en montagne, un des rares endroits où, selon elle, « les oreilles ne traînent pas ». Autour d’une bière, elle nous explique comment la révolte étudiante de 2021 a entraîné celle du pays. « Nous avons démarré ces manifestations pour dénoncer la brutalité du régime. Nous réclamions aussi des moyens pour étudier, la réduction des frais de scolarité, des opportunités d’embauche. Mais notre plus grand désir était de renverser ce régime qui nous a éduqués dans un culte de la soumission. » Ces contestations étudiantes en ont inspiré d’autres. « Très vite, des fonctionnaires de l’éducation, de la santé et des transports, des partis interdits et des syndicats se sont joints à nous. Puis, le 25 juin, tout a basculé dans l’horreur. »

 

Balles, bombes et grenades

Le royaume est pris de court par l’ampleur du soulèvement, le plus important de son histoire. Pour neutraliser les velléités de protestation pacifique, le roi réquisitionne toutes les forces de police et l’armée. Alors que que le hashtag #justiceforthabani ­envahit les réseaux sociaux, il coupe Internet, ferme les frontières, et durcit la censure des médias d’État. La répression s’intensifie. La police et l’armée tirent sur les manifestants. Amnesty International recense 80 civils tués et 245 blessés entre mai et octobre. L’Afrique du Sud tente une médiation, mais le dialogue échoue.

À Manzini, nous frappons à la porte d’un petit local prêté par l’Église catholique à Swaziland Victims and Survivor’s Association. Cette organisation vient en aide aux blessés et à ceux qui ont perdu un proche dans les manifestations. À l’intérieur, des bénévoles offrent un soutien psychologique, des moyens de subsistance et des soins de santé ou hospitaliers. Nous rencontrons la responsable, une juriste de 36 ans au regard déterminé. Philmil Mavuso, c’est son nom, fait la tournée des villages afin d’y retrouver des victimes, malgré les pressions continuelles des policiers. « Oui, parce que dans ce pays, si vous défendez ou aidez des victimes des manifestations, les autorités en concluent que vous soutenez les émeutiers et que vous êtes hostile au royaume. » Dans le local, une dizaine de personnes patientent, leurs corps marqués par les violences. Un homme âgé baisse son pantalon et nous montre trois cicatrices rondes sur sa jambe et son aine : « J’allais juste acheter à manger, et j’ai reçu trois balles de la police. » Une jeune femme dénude son épaule gauche, cicatrisée elle aussi : « J’allais chercher mon enfant à l’école. J’ai entendu un coup de feu, et j’ai ressenti une douleur à l’épaule. Depuis, je ne peux plus bouger ce bras. » Nous parlons avec Senani, 38 ans. Lorsqu’il évoque les journées sanglantes du 25 au 29 juin 2021, son visage se contracte. Ses doigts se crispent sur une béquille posée contre sa chaise. « Je manifestais pacifiquement à Manzini. Alors que je quittais la foule, je ne comprends pas pourquoi, ils m’ont visé. Après, ils ont tiré des rafales sur la foule. Les gens tombaient au sol… » Senani est vivant, mais amputé de la jambe gauche. Ancien vendeur ambulant, il ne peut plus travailler. Au fond de la salle, une femme coiffée d’un bob blanc jette des regards inquiets. Nous allons la saluer. Elle se penche et murmure : « Les policiers ont tué mon fils d’une balle dans la tête, puis l’ont abandonné, comme ça, sur le bord de la route. Depuis, on vit dans la peur. Rien que maintenant, si les autorités nous voyaient nous ­parler, elles nous demanderaient pourquoi, et qui vous êtes. On pourrait nous tuer, comme on a tué notre Thulani Maseko qui avait osé prendre la parole contre le roi. »

« Les policiers ont tué mon fils d’une balle dans la tête, puis l’ont abandonné, comme ça, sur le bord de la route. Depuis, on vit dans la peur »

— Une femme rencontrée à Manzini

Comme le rappelle cette mère, la violence politique ne s’est pas limitée à la répression des manifestants. Le 25 juillet 2021, la police arrêtait Mduduzi Bacede Mabuza et Mthandeni Dube, deux députés accusés d’avoir incité la population à l’émeute, au meurtre et à la sédition. Ces deux élus, soutenus par Amnesty International, plaident non coupables et dénoncent des charges fantaisistes, forgées de toutes pièces. Leur véritable tort est une déclaration politique. Neuf jours avant leur arrestation, alors que Mswati III venait de nommer un nouveau Premier ministre, ils avaient osé réclamer qu’à l’avenir le Premier ministre soit élu par le peuple au lieu d’être désigné par le roi. Pendant leur détention arbitraire, les gardiens les rouent de coups. Ils ne peuvent pas faire appel à un avocat ni accéder à des soins médicaux.

L’intimidation des opposants prend un tour plus violent en 2022. En septembre, une bombe et plusieurs grenades explosent dans la résidence de Mlungisi Makhanya, le président de Pudemo, un parti politique interdit. Les coupables courent encore, et Makhanya s’est exilé à Pretoria, en Afrique du Sud, où il est victime en septembre dernier d’une seconde tentative d’assassinat, cette fois par empoisonnement. La même année, Penuel Malinga, le secrétaire général de Pudemo, échappe à une tentative d’assassinat par balle. Le 7 décembre, l’avocat militant Maxwell Nkambule sort d’une réunion avec des manifestants persécutés par la justice. Des hommes en voiture s’arrêtent à sa hauteur, l’un d’eux braque un pistolet sur sa tête, tire, et le rate. L’avocat dépose une plainte, et en attend encore les suites aujourd’hui. Puis le 21 janvier 2023, un tireur abat Thulani Maseko dans son salon. L’opposition eswatinienne prend peur. Des militants politiques, des étudiants, des avocats craignent pour leur vie et s’exilent en Afrique du Sud ou ailleurs. En juillet 2024, la Haute Cour de Mbabane rend son jugement sur les deux députés arrêtés trois ans plus tôt. Elle les condamne à respectivement 25 et 18 ans de prison pour avoir « violé la loi contre le terrorisme ». Avec ce nouveau tour de vis, la monarchie absolue de Mswati III confirme son virage autoritaire. Et envoie un message à ses sujets qui oseraient encore réclamer une ouverture démocratique.

À Manzini, dans un local prêté par l’Église catholique, la Swaziland Victims and Survivor’s Association accueille les victimes des manifestations de 2021, comme cet homme âgé blessé à la jambe et ces deux femmes qui ont perdu leurs fils.

À Johannesburg, où les opposants eswastiniens sont de plus en plus nombreux à vivre en exil, nous rencontrons l’avocat et homme d’affaires Sicelo Mngomezulu. Il est le militant qui a remplacé Thulani Maseko à la présidence du Multi-Stakeholder Forum, une coalition de partis d’opposition, d’associations et d’Églises appelant à des réformes démocratiques. Il nous décrit un monarque indifférent aux pressions internationales. « En 2021, après les massacres, le monde entier l’a appelé à la retenue, cela n’a eu aucun effet. En 2023, après le meurtre de Thulani, le monde entier a réclamé une enquête impartiale. On l’attend encore. Mswati III se moque des pressions internationales qui demandent plus de justice ou de démocratie. »

En octobre 2024, Mswati III s’envole dans son Airbus A340, le plus grand jet privé au monde, pour atterrir au Vatican. Le but de sa visite est de présenter sa seizième épouse au pape François. Il se rend ensuite aux îles Samoa, pour participer à la réunion des chefs de gouvernement du Commonwealth, présidée par Charles III. La même semaine, le voici en Serbie, où le régime lui déroule le tapis rouge pour une visite d’État de cinq jours. Un article du Courrier des Balkans du 28 octobre relate qu’il s’est beaucoup intéressé aux technologies militaires et de surveillance…

 

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