Dans ce pays d’Asie, le travail du sexe est légal. Des dizaines de maisons closes abritent de très jeunes filles. La plupart, prostituées de force, travaillent dans des conditions désastreuses pour quelques euros par jour.
Les chambres sont sommaires, sans fenêtre. Les portes claquent au rythme des allées et venues des clients. La cadence ne faiblit jamais : la nuit tombée, elle s’accélère. Les filles interpellent les hommes en les sifflant, ou d’un simple regard, dans un mélange d’odeurs d’alcool, de crack ou d’héroïne brûlés à la flamme d’un briquet. Le tarif d’une passe commence à 3 euros. Il monte à 45 pour une nuit entière.
Kandapara, le plus ancien bordel du pays, a ouvert au milieu du XIXe siècle à Tangail (200 000 habitants). Quelque 3 000 clients défilent chaque jour dans ce village de 600 bicoques en tôle, brique, bois ou ciment, et qui abrite aussi des épiceries de rue, une boutique d’alcool, une pharmacie et une permanence médicale. Pour y entrer en tant que journalistes, il faut parlementer avec les deux femmes qui règnent sur les lieux et encaissent les loyers des 580 filles. « On vous demande de payer une compensation », préviennent-elles. Aux filles ? « Non, à nous. » Devant nos réticences, l’une d’elles concède : « Bon, OK. On verra… »
La porte s’ouvre. Nous allons rencontrer 8 jeunes femmes prostituées1 de force, sans la présence des maquerelles ni de leurs hommes de main armés de bâtons – une dizaine –, que les filles peuvent siffler dès qu’un problème survient. Ces femmes ont entre 16 et 35 ans. Certaines ont démarré ici le métier à 14 ans. Passé 35, elles affirment ne plus plaire aux clients.
Vendue 250 euros
Meghla, 17 ans, habite dans une chambre meublée en bambou de 10 mètres carrés, qu’elle loue aux tenancières pour 15 dollars par mois. Quatre robes pendent à un cintre accroché au plafond. Sur la table, une poignée de préservatifs. La jeune fille confie son enfance saccagée : sa mère démente, son père qui se suicide avec des médicaments dans leur appartement lorsque Meghla n’avait que 9 ans. Un oncle la récupère pour la vendre 250 euros aux gérantes de Kandapara, qui la mettent au travail dès ses 14 ans, en l’obligeant à rembourser ce qu’elles ont payé pour son achat. Un rapport du département d’État américain de 2020 sur la traite d’êtres humains au Bangladesh2 estime que « 20 000 enfants grandissent et sont exploités sexuellement dans des bordels ».
Meghla enchaîne en moyenne 5 ou 6 clients par jour, qui lui rapportent 35 dollars par mois. « Si quelqu’un me veut la nuit, je peux aussi ! Mais pas plus de 6 hommes par jour. Depuis quelques mois, je prends moins de clients », souffle-t-elle en posant ses paumes sur son ventre arrondi. Être enceinte depuis sept mois ne l’empêche pas de continuer les passes. Dans cet univers violent, Meghla a développé des réflexes de survie. « Je fais difficilement confiance aux hommes », déclare-t-elle. Malgré la protection des tenancières, les madams, les filles sont constamment confrontées à la brutalité. « Si un homme refuse de payer, m’étrangle ou me frappe, je crie et les autres filles ou les gars de la patronne viennent m’aider. Le client se prend alors des coups de bâton. » Cris et coups sont fréquents au bordel. En huit ans, Meghla a-t-elle jamais songé à fuir, pour tenter une autre vie ? Non, répond-elle : « Je pourrais car j’ai remboursé le prix de mon achat, mais j’ignore où aller. Et puis, avec ce que je vois des hommes depuis mon lit, je ne les imagine pas meilleurs à l’extérieur. » Son seul lien au-dehors est une amie à qui elle se confie régulièrement au téléphone. Cette amie se prostitue également, coincée dans une maison close de Calcutta, en Inde.

Fille et petite-fille de prostituées, Eti, 16 ans, n’a connu que le bordel de Tangail depuis sa naissance.
Eti, chétive, nous accueille dans une chambre aux murs en ciment noircis par l’humidité. Le plaid fleuri du lit sur lequel elle s’assoit est couvert de taches. Au sol traînent des bouteilles d’alcool, et l’air est traversé d’odeurs d’hommes, de désodorisants et de parfums bon marché. Cigarette aux lèvres, Eti dit qu’elle a 16 ans. « Les hommes m’aiment bien car je ne suis pas vieille. » Comme une enfant instable, elle passe du rire à la colère en un instant et pince compulsivement mon bras quand nos questions l’obligent à évoquer des souvenirs difficiles. « Ma mère et ma grand-mère faisaient le même métier. » Eti est née dans le bordel, elle n’a jamais connu d’autre horizon. « Je fais 4 clients par jour, sinon j’ai mal. Et je préfère les hommes âgés de plus de 60 ans, qui sont moins durs et plus gentils. » Pendant notre interview, deux hommes d’une cinquantaine d’années patientent devant l’entrée en attendant leur tour. Avant que nous cédions la place, Eti défait nerveusement son sari rose, applique du fond de teint sur son visage, glisse un tube rouge dans sa brassière et sort récupérer son client.
« Les hommes m’aiment bien car je ne suis pas vieille »
— Eti, 16 ans
Sous le joug des « gérantes »
La nuit, de petites ampoules s’allument dans les ruelles. Le bordel prend des airs de coupe-gorge. Dans une allée, l’odeur d’un égout à ciel ouvert se mélange aux parfums des clients et des lingettes hygiéniques. Vers 18 heures, un garçon édenté d’une vingtaine d’années se balade avec deux amis en blaguant sur les filles. Ses déambulations attirent l’attention d’une des femmes qui dirigent le bordel. Monowara Begum, 49 ans, sari orange, lui décoche une remarque agressive. Le garçon répond mal. Monowara Begum saisit de sa main gauche l’écharpe Gucci qu’il porte au cou et le frappe de la droite : « Allez, dehors ! » Cinq filles et deux hommes de main accourent, les séparent, avant d’accompagner calmement le garçon vers la sortie. Lorsque Monowara Begum circule dans les allées, les filles se taisent et écoutent ses paroles. À la question « Comment ça va ? » succèdent une parole ou un ordre lancés d’un ton sec. « Toutes les filles sont mes employées, nous précise-t-elle. Certaines peuvent devenir indépendantes si elles ont gagné assez pour acheter leurs chambres. Mais je prends quand même des commissions. » Les montants ? Monowara Begum refuse de les donner. Ancienne travailleuse du sexe durant des décennies, est-elle consciente que ses employées vivent enchaînées à leur métier, comme des esclaves ? « Si elles le font, c’est parce qu’elles le veulent. Je les fais travailler, elles gagnent des sous. Je les aide ! » Et elle ajoute fièrement : « L’ancienne gérante torturait les prostituées, certaines se sont suicidées. Moi, je ne fais pas cela. » Les torturait comment ? « Autre question ! »

Depuis six mois, Saida est obligée de recevoir jusqu’à 12 clients chaque jour.
Depuis bientôt un an, une femme médecin de 27 ans, Mahduba Kobir, a installé une permanence médicale à l’entrée du bordel, près de la rivière Louhajang. Tous les jours, elle ausculte, distribue des préservatifs, prélève du sang pour dépister les infections sexuellement transmises, dont le VIH. Nous la trouvons en train de ranger minutieusement les tests fournis par l’ONG Save The Children. « Je donne à chaque fille 70 préservatifs par semaine et leur fais pratiquer tous les ans un dépistage du cancer de l’utérus. » En 2024, elle a diagnostiqué 32 filles infectées par le VIH. Toutes continuent d’avoir des relations sexuelles avec des clients, mais en se protégeant. « La vraie difficulté, c’est que de nombreuses filles n’osent pas venir à mon bureau. Je dois me déplacer chambre par chambre », soupire la médecin avec résignation. Un jour par semaine, elle propose aux filles de se réunir pour parler de leur santé mentale et de leurs difficultés. En vérité, peu s’y présentent. Mahduba le regrette : « Leur quotidien est fait d’une sauvagerie inimaginable. La plupart souffrent de stress post-traumatique. Elles sont anxieuses, insomniaques, et plusieurs ne s’alimentent presque plus. »
Alors que nous nous rapprochons de la sortie, Monowara Begum nous appelle au téléphone, exigeant 100 euros pour la visite. Comme rien n’était convenu, nous hésitons. Elle envoie alors un homme de main qui insiste, mais finit par repartir les mains vides et sans faire d’histoires.
Faux certificats de majorité
Onze bordels comme celui-ci existent dans le pays. À une centaine de kilomètres à l’est de Dacca, celui de Daulatdia est le plus grand du monde. Ouvert sous l’empire britannique, il a reçu une licence officielle de l’État en 1988. Idéalement situé sur la route de l’Inde et de la Birmanie, il s’étend sur environ 10 kilomètres carrés. Chaque jour, des milliers de routiers s’y arrêtent et plus de 1 500 filles y travaillent. En 2013, Save The Children avait compté à l’intérieur 240 enfants victimes d’exploitation sexuelle.
À l’entrée, notre traducteur négocie notre visite avec un proxénète. C’est un quadragénaire en jean et polo bleu, aux sourcils constamment froncés, qui contrôle un secteur d’une dizaine de prostituées. Il nous accorde la permission de rencontrer « ses » filles pendant quelques heures. Nous visitons le café-restaurant, qui fait office de centre-ville, et dans lequel clients et travailleuses du sexe se côtoient. Des sodas traînent sur les tables, du riz cuit en cuisine. Dix femmes attendent sur des chaises, cigarette à la main. Deux roulent des hanches en musique sous le nez des clients. Sur le mur, une affiche : « Interdiction formelle de filmer. » Saida, 16 ans, nous emmène dans sa chambre. Elle s’assoit sur son lit, passe une brosse dans ses cheveux, puis nous montre comment elle applique du rouge à lèvres avant l’arrivée de ses clients. « Je n’ai plus de mère, mon père est en prison. Il y a six mois, ma tante mendiante avait besoin d’argent et m’a vendue ici. J’avais 15 ans. J’étais triste, j’en pleurais. » Saida, qui a déjà remboursé la somme versée lors de son achat, paie 4 euros par jour pour sa chambre. Elle enchaîne jusqu’à 12 clients quotidiennement, dans l’odeur des égouts qui coulent devant sa porte. « Je n’ai rien décidé. J’aimerais partir à Dubaï pour faire la même chose. On m’a dit que là-bas les conditions sont bien meilleures.»
« Ma tante m’a vendue dans ce bordel quand j’avais 15 ans »
— Saida, 16 ans
D’après l’Unicef et Save The Children, plus de 150 000 personnes sont victimes d’exploitation sexuelle au Bangladesh. Le gouvernement en reconnaît 100 000, en estimant que près de 10 % des travailleuses du sexe le sont volontairement. Si l’activité est légale, des lois sévères interdisent la prostitution des enfants et « la prostitution forcée » (loi sur le trafic immoral de 1993) : quiconque au Bangladesh « enlève ou vend une personne de moins de 10 ans pour la réduire en esclavage ou à la convoitise d’une autre personne » s’expose à une condamnation à mort ou à une peine de prison à perpétuité (Code pénal de 1860). Pour y échapper, certains exploiteurs d’enfants achètent de faux certificats de majorité pour les mineures travaillant dans les maisons closes.
Un quart des chambres du bordel de Tangail, construites à l’une de ses extrémités, sont louées aux filles pour 1 euro la journée, de midi à 22 heures. Shumi, une adolescente frêle et timide de 16 ans, en loue une de 15 mètres carrés, avec des murs peints et un lit propre. Un serre-tête de princesse Disney dans les cheveux, elle s’exprime avec la distinction d’une famille bourgeoise de Dacca. L’année de ses 13 ans, ses parents l’ont mariée de force avec un héroïnomane de 19 ans dont elle était enceinte. « Quand notre fille est née, il ne travaillait pas. Je n’avais pas un centime pour acheter du lait. Je ne voulais pas rentrer chez mes parents, car mon père me frappait. Alors, il y a trois mois, j’ai décidé de venir travailler ici en cachette, pour nourrir mon enfant. » Ce passage volontaire à Tangail, elle le souhaite provisoire : « Dès que j’aurai mis 800 euros de côté, je demanderai le divorce et j’emmènerai ma fille vivre à Dacca. » Elle espère qu’une amie d’enfance, là-bas, lui ouvrira la porte. Après trente minutes de confidences autour d’un thé noir, elle vide son sac : « N’ayez pas honte pour moi lorsque vous publierez mon témoignage. Je suis allée tellement loin dans le malheur que l’humiliation et le regard des gens ne m’affectent plus. »
1— Amnesty International n’utilise le terme de « travail du sexe » que pour désigner des relations tarifées entre adultes consentants. 2— « 2020 Trafficking in Persons Report: Bangladesh », sur state.gov
Sortir du cycle de l’exploitation
En 2018, la Première ministre Sheikh Hasina a lancé un plan de soutien aux victimes de la traite d’êtres humains, assorti d’un renforcement des lois visant les trafiquants. Mais ce sont surtout des ONG qui combattent la prostitution des mineures. À Daulatdia, par exemple, Save The Children et Terre des hommes aident à scolariser les enfants nés à l’intérieur du bordel, afin de les sortir du cycle de l’exploitation sexuelle. Leurs actions permettent aujourd’hui à 700 enfants de Daulatdia de fréquenter des écoles secondaires.

Découvrez La Chronique sans plus tarder : recevez un numéro "découverte" gratuit
Remplissez ce formulaire en indiquant votre adresse postale et recevez gratuitement votre premier numéro dans votre boîte aux lettres !