Quatre femmes sur cinq ont été excisées en Sierra Leone. Mais dans la nouvelle génération, cette pratique recule. Reportage avec Rugiatu Turay, une militante engagée contre l’excision.

Extrait de La Chronique de mars 2025 # 460
— par Théophile Simon, envoyé spécial en Sierra Leone (texte et photos).
Assise à l’arrière d’un vieux bus, Salimatu, 13 ans, regarde défiler les forêts luxuriantes du nord de la Sierra Leone. Ce matin de janvier 2024, avec sa mère, elle se rend dans leur village natal, près de la frontière guinéenne. Le séjour s’annonce joyeux : en plus des retrouvailles avec sa grand-mère, Salimatu doit participer à un rite de passage à l’âge adulte organisé par la société secrète féminine « bondo ». Depuis des générations, les fillettes proches de la puberté sont emmenées en forêt par les femmes de leur village pendant plusieurs jours, voire deux semaines, pour apprendre les bases de la vie conjugale : cuisine, couture, éducation des enfants et secrets du mariage.
Bien que marqué par le patriarcat, ce rituel est pour de nombreuses Sierra-Léonaises un moment fort de transmission culturelle et de sororité. Les adolescentes dansent, cuisinent, festoient, échangent avec leurs aînées à l’abri des regards masculins. Elles y apprennent l’usage des peintures traditionnelles et se confrontent aux esprits. À leur retour, les jeunes filles sont célébrées lors d’une grande fête villageoise. Ce jour-là, en descendant du bus, Salimatu est heureuse. « C’était les vacances scolaires. Sept autres filles allaient être initiées en même temps qu’elle », raconte son père, Mohammed Jalloh, rencontré quelques mois plus tard à Freetown, la capitale.
Mais la fête tourne au cauchemar. Dès le soir de son arrivée, Salimatu est conduite dans la forêt. Au milieu d’une clairière, elle est soudain plaquée au sol par ses aînées, dont certaines brandissent des couteaux. Horrifiée, l’adolescente se débat, tente de fuir. En vain. Une douleur atroce lui déchire l’entrejambe, suivie d’un flux de sang chaud. Salimatu vient d’être excisée sans anesthésie. « Les femmes du village, y compris ma femme, avaient soigneusement caché cette partie du rite à ma fille », confie Mohammed, la voix tremblante.
L’excision, mal réalisée, provoque une hémorragie. Salimatu s’effondre en quelques minutes et meurt sur place. « L’hôpital le plus proche était à plusieurs heures de route par la piste. Personne n’a rien pu faire. Les femmes ont pris la fuite, laissant là le corps de ma fille », sanglote son père. Alertée, la police arrête l’exciseuse chargée de l’opération, qu’on appelle soweis (« coupeuse ») en langue mendé. La mère et la grand-mère de Salimatu, qui avaient organisé l’excision, sont également interpellées. Leur procès est prévu pour 2025.
Contrôler la sexualité des femmes
Chaque année, 40 000 adolescentes subissent des mutilations génitales féminines (MGF) en Sierra Leone, dont la moitié avant 15 ans. Selon un rapport de l’Unicef de mars 2024, 83 % des Sierra-Léonaises sont mutilées. Au niveau mondial, la pratique toucherait 230 millions de femmes, avec une hausse de 15 % depuis 2016, principalement due à la forte croissance démographique des pays concernés – une trentaine –, majoritairement en Afrique subsaharienne.

Rugiatu Turay, à Port Loko, en novembre 2024.
Rugiatu Turay, 51 ans, a consacré sa vie à combattre les mutilations génitales. Elle-même a été excisée en Sierra Leone, à 11 ans. En 2000, elle a fondé l’Amazonian Initiative Movement, une association de lutte contre les MGF, en Guinée, où elle s’était réfugiée pour fuir la guerre civile qui ravageait son pays1. En 2003, à son retour d’exil, elle commence à parcourir les villages pour convaincre les communautés d’abandonner l’excision. « L’objectif principal de ces mutilations est de contrôler la sexualité des femmes. Ici, la majorité des hommes pensent qu’une femme non excisée sera forcément une épouse infidèle. Résultat, il est souvent impossible de se marier sans être excisée », explique-t-elle au volant de son vieux 4 × 4 financé par une fondation allemande. Son ambition est forte : « faire reculer l’excision sans aller à l’encontre de la tradition ».
Le village de Masuri apparaît au bout d’un chemin cahoteux de latérite. Sur la place centrale, une vingtaine de femmes sont rassemblées. Toutes sont des coupeuses. Pour elles, c’est un moyen de subsistance : les parents doivent leur offrir de l’argent ou des victuailles en échange de l’acte. Une source de revenus essentielle dans ces campagnes marginalisées, où les taux d’analphabétisme et de pauvreté atteignent environ 80 %.
« Faire reculer l’excision sans aller à l’encontre de la tradition »
— Rugiatu Turay, activiste anti-excision
Séparer tradition et excision
Après une danse en l’honneur de Rugiatu Turay, les coupeuses s’assoient pour écouter leur hôte. La militante, mère de trois enfants, expose ses arguments contre les MGF : transmission de maladies par des instruments mal aseptisés ; hémorragies mortelles ; complications lors de l’accouchement… « Je vous demande d’abandonner vos couteaux sans renoncer à notre magnifique rite du bondo. On peut devenir une femme et respecter la tradition sans être excisée », plaide Rugiatu Turay d’une voix émue. Puis elle joue son atout maître : « Nous autres n’avons jamais connu ni ne connaîtrons jamais de plaisir sexuel, et bien souvent, nos maris finissent par se détourner de nous. N’infligeons pas le même sort à nos filles ! Le clitoris est comme une petite lumière. Lorsqu’on l’enlève, le reste s’assombrit », conclut-elle en souriant.
Un gloussement complice traverse l’assemblée, suivi d’applaudissements nourris. Dix-neuf des 22 coupeuses présentes décident d’abandonner l’excision dans les rituels. Elles porteront désormais des foulards de couleur bleu et jaune, marquant leur appartenance à une société secrète débarrassée de l’excision. Depuis 2019, Rugiatu Turay a ainsi créé une trentaine de sociétés secrètes sans excision à travers le pays et formé des centaines de coupeuses au nouveau rite d’initiation.
« Je vous demande d’abandonner vos couteaux »
— Rugiatu Turay, activiste anti-excision
Parmi les exciseuses rassemblées ce jour-là, Takaray et Zaynab, deux sœurs d’une quarantaine d’années, débattent avec passion. La première veut renoncer à cette pratique, tandis que l’autre s’y accroche. « Rugiatu a raison, c’est une tradition dangereuse et dépassée », insiste Takaray. « Notre mère était une coupeuse, et sa mère avant elle. C’est un rite sacré. Mais fais ce que tu veux, chacun ses croyances », rétorque Zaynab. « Chacun ses croyances » : un poncif répandu en Afrique de l’Ouest, où le syncrétisme religieux est largement répandu.
Convaincre les chefs traditionnels
Mais réduire l’offre ne suffit pas, il faut aussi agir sur la demande des familles. Et pour cela, Rugiatu Turay cible les hommes : « Ce sont eux qui détiennent le pouvoir dans les familles et dans la société. Ils ont la clé du problème. » Ces dernières années, elle a présenté une vidéo tournée au Mali à de nombreux chefs traditionnels. Le film montre en gros plan un bébé, une fillette de 5 ans et une adolescente de 13 ans en train de subir une excision à coups de rasoir. L’effet est radical. Depuis qu’il a visionné ces images, l’imam de Port Loko a rejoint la lutte contre les MGF. « À chaque naissance, je rappelle aux parents que l’excision n’est pas prescrite dans le Coran. Au contraire : Dieu a créé le clitoris pour renforcer le lien entre l’homme et la femme ! », précise-t-il à l’ombre de sa petite mosquée, où un troupeau de chèvres s’abrite du soleil. Mais il reconnaît ses limites : « Si les parents insistent pour exciser leur fille, je suis impuissant. Il n’existe aucune loi pour les en empêcher. »

Takaray et Zaynab ont appris à pratiquer l’excision par leur mère.
Mais cela pourrait changer. Une proposition de loi est à l’étude au Parlement. Rugiatu Turay, qui participe aux travaux préparatoires, reste prudente : « En Afrique, on vote souvent des lois pour faire plaisir à la communauté internationale sans les appliquer. La priorité, c’est de changer les mentalités. » Ce changement est en marche chez les jeunes générations. À Port Loko, près des allées grouillantes du marché, quatre amis se retrouvent après le travail. Alpha, Alassam, James et Mohammed, tous dans la vingtaine, discutent autour d’un café. Seul Alpha défend encore l’excision. « Si une femme n’est pas excisée, elle sera impossible à satisfaire au lit et ira voir ailleurs », affirme-t-il. « Tu dis n’importe quoi ! L’excision est dangereuse et accroît les risques de complications lors de l’accouchement. Ma future femme ne sera pas excisée », rétorque Alassam. Mohamed, déjà marié, tranche le débat : « Ma femme ne l’est pas et notre vie sexuelle est très épanouie. De plus en plus d’hommes que je connais réalisent qu’il vaut mieux arrêter d’exciser. »
Les chiffres de l’Unicef lui donnent raison : en 1994, 95 % des Sierra-Léonaises âgées de 15 à 19 ans étaient excisées. Aujourd’hui, ce chiffre est tombé à 61 %. Malgré l’absence d’une loi anti-MGF, la Sierra Leone – aux côtés du Burkina Faso – est le pays où l’excision recule le plus rapidement. Le mouvement anti-MGF, porté par Rugiatu Turay, se prend à espérer un avenir exempt de mutilations. « La société civile s’est mobilisée sans attendre l’État, c’est formidable ! D’autant que contrairement à ce que disent certains de nos détracteurs, nous obtenons ces résultats sans être “payés par les Occidentaux”. Mais nous ne devons pas relâcher nos efforts. Il reste devant nous des décennies de lutte. »
1— La guerre civile a duré de mars 1991 à début janvier 2002.

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