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Une Groenlandaise, Jytte Lybert, photographiée à 14 ans, l'âge où on lui a posé un stérilet
Une Groenlandaise, Jytte Lybert, photographiée à 14 ans, l'âge où on lui a posé un stérilet. © Juliette Pavy

Groenland : la stérilisation non consentie de milliers de femmes inuit

À la fin des années 1960, le gouvernement danois a contraint des milliers de femmes inuit à se faire poser des stérilets pour réduire la natalité. Cette campagne a provoqué traumas, infections et stérilité. Une enquête est en cours.

La photojournaliste française Juliette Pavy, qui a réalisé le photoreportage sur cette face méconnue de l'histoire danoise, a été élue « Photographer of the year » lors des Sony World Photography Awards 2024.

Extrait de la Chronique d'avril # 449

— Correspondance du Danemark par Juliette Pavy (photos) et Alexia Eychenne (texte).

Pendant des années, Anelise Albrechtsen a espéré tomber enceinte. En vain. C’est un crève-cœur qui hante encore cette femme inuk 1, à 60 ans passés. En 2022, cette native de Nuuk, capitale du Groenland, a donc demandé à consulter son dossier médical auprès de l’hôpital de Maniitsoq, ville arctique où elle a passé une partie de sa vie. Elle veut comprendre. Le dossier indique que le 6 janvier 1975, elle a reçu une « spirale » : un contraceptif implanté dans la cavité de son utérus. À l’époque, elle avait 14 ans et s’était rendue à l’hôpital pour des douleurs gynécologiques. Jamais elle n’a réclamé un moyen d’empêcher une grossesse.

« L’infirmière m’a dit qu’ils allaient me mettre une spirale. Quand j’ai demandé ce que c’était, personne ne m’a donné d’explications,

témoigne-t-elle dans un café de la petite ville portuaire enclavée par les montagnes. J’ai dit que j’avais besoin d’en parler à mes parents, mais on m’a répondu : “Pas besoin”. » Vendus sous le nom de Lippes Loop, ces dispositifs sont bien plus larges et hauts que les stérilets actuels. Leur nom vient de leur forme en serpentin. Près de trente ans plus tard, en 2004, elle subit une ablation des deux trompes à la suite d’une infection.

Pendant des décennies, Anelise Albrechtsen s’est crue seule. Elle sait désormais qu’elle n’est qu’une victime parmi des milliers dans cette affaire de violences gynécologiques. Depuis six ans, grâce aux courageux témoignages de certaines d’entre elles, le Groenland découvre que la pose de spirales, sans le consentement des femmes, obéissait à un programme mis en place par le Danemark, l’ancienne puissance coloniale 2. « Le gouvernement danois a systématiquement, au cours d’une courte période [entre 1966 et 1970], inséré des DIU (dispositifs intra-utérins) à la majorité des femmes groenlandaises en âge de procréer », affirme le ministère de la Santé groenlandais dans un communiqué, même si les témoignages prouvent que les implantations se sont poursuivies au moins jusqu’en 1976. Entre 4 500 et 9 000 spirales auraient été posées.

Nuuk, la capitale du Groenland, située sur le côté ouest, compte 19 000 habitants

Nuuk, la capitale du Groenland, située sur le côte ouest, compte 19 000 habitants

En octobre 2022, le Danemark a accepté l’ouverture d’une enquête indépendante sur cette Spiralkampagnen (« campagne des spirales »). Toujours en cours, elle pourrait s’achever en 2024, mais la date exacte n’est pas connue. Les recherches doivent couvrir une période qui va jusqu’en 1991, date à laquelle le Groenland, toujours sous tutelle danoise, a repris en main sa politique de santé.

Stérilisation non consentie

La lanceuse d’alerte qui a révélé ce scandale réside dans le quartier du Vieux-Nuuk, une succession de maisons multicolores installées au bord d’un fjord sous une épaisse couverture de neige. Naja Lyberth, psychologue de profession, s’est vu poser un stérilet en 1976 à Maniitsoq entre ses 13 et 14 ans, alors qu’elle était au collège. « Lors de la visite médicale annuelle, on nous a annoncé que l’on allait recevoir une spirale, sans nous dire de quoi il s’agissait », relate-t-elle. Elle décrit une douleur « terrible » pendant l’intervention : « Nous étions pétrifiées. Personne n’en a parlé après. » Ce n’est qu’au bout de quarante ans et après une longue psychothérapie que Naja Lyberth se convainc de raconter son histoire sur Facebook, en 2017. Le début d’une déferlante. Dans les années qui suivent, en réponse à son témoignage, quelque 200 femmes brisent près d’un demi-siècle de silence.

Naja Lyberth, adolescente sur cette photo, a été la première à témoigner. Elle est psychologue à Nuuk.

Naja Lyberth, adolescente sur cette photo, a été la première à témoigner. Elle est psychologue à Nuuk.

Holga Platuu, 63 ans, figure parmi ces femmes ayant osé parler. Pendant vingt-six ans, son ex-mari et elle ont essayé d’avoir un enfant, en vain. « Lui en a eu deux, plus tard », glisse-t-elle d’une voix pudique, un après-midi de novembre. La nuit envahit déjà Nuuk et ses 19 000 habitants, à 240 kilomètres du cercle polaire arctique. Elle se tient à son bureau, dans l’école où elle travaille comme secrétaire, le visage grave. Des infections à répétition l’ont contrainte à subir une ablation de l’utérus en 2018. Son histoire est emblématique de celle de milliers de Groenlandaises de sa génération. Fille d’une institutrice et d’un père chasseur-pêcheur, elle est l’avant-dernière d’une fratrie de 10 enfants. Elle a 13 ans, quand, en 1973, à Maniitsoq, elle est conduite à l’hôpital par le personnel de son école pour y recevoir une spirale. Holga Platuu revit encore l’attente dans le couloir, le choc, la douleur. Une photo de classe la montre entourée de ses copines de l’époque, visages poupons barrés d’une épaisse frange brune. La plupart des élèves n’avaient jamais eu de relations sexuelles. Aucune n’a consenti à la pose d’un stérilet. « C’était un tel traumatisme que je ne voulais plus y penser, j’ai fini par oublier. Vers 22 ans, on m’a retiré la spirale, mais je pense que ma stérilité vient de là, même si je n’en serai jamais sûre. »

En 1973, Holga Platuu était pensionnaire au collège de Maniitsoq avec d'autres jeunes filles de 13 à 14 ans. Toutes ont dû aller à l'hôpital où on leur a posé un stérilet sans leur consentement ni celui de leurs parents

En 1973, Holga Platuu était pensionnaire au collège de Maniitsoq avec d'autres jeunes filles de 13 à 14 ans. Toutes ont dû aller à l'hôpital où on leur a posé un stérilet sans leur consentement ni celui de leurs parents

À la suite du témoignage de Naja Lyberth, des médias s’intéressent à l’affaire. Celine Klint, journaliste pour DR, la radio publique danoise, entend parler de la Spiralkampagnen en 2021, après avoir lu l’interview de Naja à un magazine féminin groenlandais. Un an plus tard, elle coréalise une enquête sous forme de podcast qui révèle un scandale de grande ampleur. « Nous avons d’abord eu accès aux courbes de la natalité du Groenland. Elles nous avaient alertées, car elles chutaient à la fin des années 1970, détaille la journaliste. Puis nous avons fini par avoir accès aux archives listant le nombre de spirales posées par ville chaque année. » Dans les années 1960, le taux de fécondité des femmes groenlandaises était l’un des plus élevés au monde, oscillant entre 6,5 et 7 enfants par femme. La santé s’améliore, comme le confort des logements, contribuant à un accroissement de la population de l’ordre de 4 % par an. Ce développement a un coût pour le Danemark, qui verse d’importantes subventions à sa province. Le gouvernement lance alors un programme de planning familial. Dès 1967, des médecins sont formés à l’usage des spirales, les Lippes Loop. Les implantations débutent la même année, et ses effets sont fulgurants : en 1964, 1 674 Groenlandaises avaient donné naissance à un enfant ; elles ne sont plus que 770 en 1972 et 665 en 1974.

Relents coloniaux

Celine Klint est désormais certaine que le Danemark a lancé cette campagne pour contrer une fécondité jugée incontrôlée. « Arnold Christian Normann, ministre danois du Groenland [entre 1968 et 1971] a prononcé un discours au Parlement pour expliquer que le problème de l’explosion des naissances avait été résolu par la pose de stérilets, expose la journaliste. Nous avons aussi retrouvé un mémo confidentiel dans lequel les ministères des Affaires étrangères du Danemark et du Groenland disaient s’attendre à subir des attaques pour leur comportement lors d’une conférence internationale sur le planning familial et préparaient leur défense. » Le document en question lui permet d’affirmer que les autorités danoises « savaient qu’elles agissaient mal ». Rien ne prouve en revanche que les parlementaires et les ministres groenlandais aient été au courant de cette politique.

À l’issue de son enquête, Celine Klint se garde pourtant de tout manichéisme. « On est presque sûres que certaines femmes ont été heureuses de recevoir cette spirale qui leur donnait accès à la contraception, avance-t-elle. Le problème, c’est toutes ces jeunes filles qui ne savaient même pas ce que c’était. »

Holga Platuu et ses camarades du collège de Maniitsoq. Toutes ont été victimes de la campagne de stérilisation forcée.

Holga Platuu et ses camarades du collège de Maniitsoq. Toutes ont été victimes de la campagne de stérilisation forcée.

Les médecins dont elle a retrouvé la trace incarnent les ambivalences d’une politique de santé imposée par des autorités centrales danoises alors certaines de leur fait. La journaliste se souvient que le premier gynécologue danois à s’être installé au Groenland pour y poser des spirales a commencé, lors d’une interview, par accuser les victimes de mentir. « La minute d’après, il était plein de remords, note Celine Klint. Selon lui, c’était à l’époque une bonne alternative à tous les avortements qu’il avait pratiqués. »

Hans Martin Johnsen, gynécologue danois, a débarqué au Groenland en 1974. Dès son arrivée, il assure avoir recommandé l’utilisation d’un stérilet en forme de T, comme ceux qui sont en vigueur aujourd’hui. « On savait que ce n’était pas bien d’utiliser les spirales, car elles étaient trop grosses. Il y avait trop de complications, d’hémorragies. » En revanche, il admet avoir posé des spirales à de jeunes patientes groenlandaises venant d’avorter. « Environ 50 par an. C’était systématique à Nuuk et à Maniitsoq », dit-il. Leurs parents étaient-ils au courant ? « Je ne peux pas le dire, ils avaient beaucoup d’enfants desquels s’occuper… Pour moi, si les patientes avaient 16 ans, c’était OK. » Mais Hans Martin Johnsen porte aujourd’hui un regard critique sur la campagne des spirales.

« À l’époque, beaucoup de femmes groenlandaises avaient leur premier enfant à 15 ou 16 ans, elles n’allaient pas à l’école, avance-t-il. Il était normal de mettre au monde de 6 à 10 enfants. C’était un gros problème social, car les femmes n’étaient pas en mesure de les éduquer. » Dans ce contexte, selon lui, les autorités et les médecins pensaient faire quelque chose de bien. « Mais c’était terriblement idiot. Ça n’était pas une bonne politique. Je n’ai pas de doute à ce propos », insiste-t-il.

« Avoir des enfants est un droit humain qui nous a été retiré », dénonce inlassablement Naja Lyberth. Car si l’implantation forcée des stérilets semble s’être arrêtée au cours des années 1970, la natalité n’a redémarré que bien plus tard. Quand elle commence à exercer à l’hôpital de Nuuk, dans les années 1990, Aviaja Siegstad reçoit des patientes trentenaires qui s’inquiètent de ne pas tomber enceintes et découvrent qu’elles portent un stérilet. « Avec mes collègues, cela nous est tous arrivé quatre, cinq fois, même si c’est devenu rare ces dernières années », témoigne cette gynécologue. Le dossier médical des patientes ne mentionnait pourtant aucun contraceptif. Elles-mêmes avaient enfoui le souvenir traumatique ou n’avaient simplement pas compris ce qui leur était arrivé, des décennies plus tôt.

Les lenteurs de l’enquête officielle

Jusqu’à la sortie du podcast de la radio DR, la gynécologue attribuait ces cas à des médecins peu scrupuleux

« Je n’aurais jamais imaginé qu’il s’agissait d’une décision politique pour réduire une population », soupire Aviaja Siegstad.

Même après le retrait du stérilet, de nombreuses femmes ont subi des complications, parfois jusqu’à la stérilité définitive. « Les spirales étaient trop grosses pour l’utérus de jeunes filles n’ayant jamais eu de grossesse, s’indigne-t-elle. Leur taille suffisait à provoquer des douleurs, des saignements, des infections. » Naja Lyberth, qui est parvenue à se faire retirer sa spirale à 17 ans, a longtemps ressenti « comme des coups de poignard » dans le ventre et n’est tombée enceinte qu’à 35 ans. « En 2022, j’ai créé un groupe privé sur Facebook pour les victimes. Sur 86 membres, dénombre-t-elle, un tiers des femmes n’a jamais pu avoir d’enfants. »

Si la Spiralkampagnen ébranle tant le Danemark et le Groenland, c’est aussi qu’elle vient perturber le récit d’une colonisation vertueuse, longtemps entretenu par la puissance occupante. Les milliers de victimes des stérilisations non consenties décrivent plus largement le climat de peur et de soumission dans lequel elles ont grandi, et qui explique leur long silence. Henriette Berthelsen, 65 ans, est née à Lilaput, village d’une centaine d’habitants à 200 kilomètres au sud de Nuuk. Quand elle était enfant, seuls quatre Danois y vivaient : l’instituteur, le prêtre, un épicier et le patron de l’usine de poisson. « Pourtant, les Inuit n’étaient pas autorisés à parler un seul mot de groenlandais, relate-t-elle. À l’école, nous étions giflés si nous parlions notre langue. » Pour tenter de rendre encore plus « danois » les enfants autochtones, certains sont envoyés à l’école à Copenhague, souvent contre leur gré et celui de leurs parents. À partir de ses 11 ans, Henriette Berthelsen y réside pendant deux années. Un jour, elle demande à sa mère : « Pourquoi ne dit-on jamais non aux Danois ? » « Quand les Danois te disent quelque chose, fais-le », lui rétorque-t-elle. De retour à Nuuk, scolarisée en internat, elle aussi sera victime de la pose forcée d’une spirale, qu’elle devra se faire enlever à cause de violentes douleurs. « Chaque fois, ils m’en ont remis une nouvelle », souffle-t-elle. Son carnet de santé indique qu’elle s’en est vu poser au moins quatre.

Henriette Berthelsen avait 13 ans lorsqu’on lui a implanté une spirale à l’hôpital de Nuuk, en 1966. Son tatouage sur la main correspond à la divinité la plus importante du panthéon animiste des Inuit qui se nomme Sila, l’esprit de l’air, du climat et de l’espace. Le mot signifie aussi « conscience ».

 Henriette Berthelsen avait 13 ans lorsqu’on lui a implanté une spirale à l’hôpital de Nuuk, en 1966. Son tatouage sur la main correspond à la divinité la plus importante du panthéon animiste des Inuit qui se nomme Sila, l’esprit de l’air, du climat et de l’espace. Le mot signifie aussi « conscience ».

Henriette Berthelsen, qui vit aujourd’hui dans la banlieue de Copenhague, a suivi une longue thérapie pour tenter de surmonter ses blessures psychiques. Un gouffre financier, aux résultats mitigés. « Les Danois ne comprennent pas ce genre de traumatismes, juge-t-elle. Les séances n’ont pas vraiment marché sur moi. » Au Groenland, les victimes peuvent en revanche bénéficier d’un soutien psychologique gratuit lorsque les services sont accessibles. La ministre de la Santé, Mimi Karlsen, a pu observer les dégâts de la Spiralkampagnen jusque dans sa propre famille. « Ma sœur et mes belles-sœurs n’ont pas eu d’enfants. Les sœurs de mon mari non plus. Peuvent-elles faire partie des victimes ? Certaines m’ont dit que oui », confie-t-elle quand on la rencontre dans son bureau, à Nuuk.

Mimi Karlsen, ministre de la Santé du Groenland. Le parlement du Groenland a demandé par une résolution l'ouverture d'une enquête par le gouvernement danois sur les pratiques contraceptives pratiquées entre 1960 et 1991.

Mimi Karlsen, ministre de la Santé du Groenland. Le parlement du Groenland a demandé par une résolution l'ouverture d'une enquête par le gouvernement danois sur les pratiques contraceptives pratiquées entre 1960 et 1991.

L’enquête lancée par le Danemark apportera-t-elle une forme de réparation, matérielle ou symbolique ? Pour l’heure, sa mise en route patine. « Le gouvernement vient juste de publier la liste du groupe d’experts, après de multiples reports », regrette Trine Pertou Mach, députée du parti écolo-socialiste au Parlement danois. Si le processus est dans les mains du gouvernement, « notre rôle en tant que parlementaires est de lui rappeler sa promesse et de le pousser à agir », affirme-t-elle. La députée espère que l’enquête débouchera sur des excuses officielles de la part du Danemark, y compris celle « d’avoir été une puissance coloniale ». « Il faut replacer cette affaire dans le tableau plus large des relations entre le Danemark et le Groenland. »

En parallèle, Naja Lyberth, la lanceuse d’alerte, a contacté des avocats pour demander des compensations financières en réparation de la violation des droits humains subie par les femmes : « Si le gouvernement danois nous les refuse, nous saisirons les tribunaux, voire la Cour européenne des droits de l’Homme. Nous sommes toutes en train de vieillir, nous devons agir tant que nous en avons la force. » Sa sœur d’infortune, Holga Platuu, n’attend pourtant « plus rien » des autorités danoises. Il y a dix-sept ans, elle a adopté une petite fille, Aili. La seule chose qui lui importe désormais, c’est de savoir que les femmes parlent, se soutiennent et qu’elle n’est « plus seule ».  

1— Peuple autochtone de l’Arctique, réparti en une quarantaine d’ethnies sur un immense territoire recoupant l’Alaska (États-Unis), le Canada, le Groenland (Danemark) et la Russie. Nous adoptons ici la graphie la plus suivie parmi les communautés et institutions inuit : un ou une Inuk, des Inuit.

2— Colonie danoise à partir du XVIIIe siècle, le Groenland a acquis le statut de province du Danemark en 1953 et jouit d’une large autonomie depuis 1979.

 

 

 

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