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URGENCE GAZA-ISRAËL

Face à l’horreur, agissez avec nous pour exiger un cessez-le-feu immédiat et la protection des civils.

Roxana Leshchenko organise à Dnipro des rendez-vous hebdomadaires réunissant des familles de prisonniers de guerre et des civils. Leur espoir : obtenir la libération de leurs proches. © Cerise Sudry-Le Dû

Roxana Leshchenko organise à Dnipro des rendez-vous hebdomadaires réunissant des familles de prisonniers de guerre et des civils. Leur espoir : obtenir la libération de leurs proches. © Cerise Sudry-Le Dû

Où sont passés les milliers de civils ukrainiens enlevés par les forces russes ?

La localisation des centres où soldats et civils ukrainiens sont détenus par les Russes reste souvent secrète. Confrontées à cet insupportable silence, les familles s’organisent.

Extrait de la chronique de juin 2024 # 451 — De nos envoyées spéciales en Ukraine, Laurène Daycard (texte) et Cerise Sudry-Le Dû (photos), avec Marian Prysiazhniuk (fixeur).

Mais où sont-ils ? Que vivent ces milliers de civils ukrainiens enlevés par les forces russes ? Ils disparaissent du jour au lendemain, sans être enregistrés ni jugés. Ces questions obsèdent leurs familles qui, depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, s’organisent, réclament leur retour, manifestent. Elles tentent aussi, avec les moyens du bord, de retrouver leur trace en ratissant les réseaux sociaux, en interrogeant les revenants, dans l’espoir de recueillir un signe de vie.

Nos reporters, Laurène Daycard et Cerise Sudry-Le Dû, ont enquêté en Ukraine, près de Kiev, dans la région de Dnipro et de Lviv. Elles ont rencontré des familles de captifs – civils et militaires –, mais aussi une dizaine de rescapés. Tous déclarent avoir été torturés.

L’après-midi est plutôt calme en ce jour de mars à Kiev, perturbé par une seule alerte aérienne. Mariia Chernikina regarde son téléphone et vérifie sur Telegram : « Les missiles balistiques sont les plus dangereux ! Là, pas de crainte ! », rassure cette trentenaire. Heureusement, car son immeuble d’une dizaine d’étages se dresse sur la rive gauche du Dniepr. Assise autour d’un thé dans la cuisine, elle a fermé la porte. Dans la pièce voisine, quatre enfants jouent aux Lego. Les siens, et les deux fils de son frère, âgés respectivement de 5 et 10 ans. Artem, le benjamin, arbore un sweat-shirt sur lequel on peut lire : « Ramener mon père de captivité. »

« Rendez-nous papa »

— Artem, 5 ans

Car Oleg Nechaiev est l’un des 8 000 soldats ukrainiens maintenus en détention par les forces russes. Cet officier de la marine a été capturé le 4 avril 2022 à Marioupol, lors du combat de l’usine métallurgique Illich. Au même moment, son épouse, la belle-sœur de Mariia, était diagnostiquée d’un cancer du sein de type 4. Et toute la famille se réfugiait dans la capitale, fuyant Melitopol, leur ville natale passée sous contrôle russe. Mariia a récupéré la garde de ses neveux. Le compte à rebours est enclenché. « Ma belle-sœur n’en a plus pour longtemps, et l’on voudrait que son mari puisse lui dire au revoir en personne », souffle-t-elle. Plusieurs fois par mois, Mariia manifeste dans le centre-ville de Kiev pour exiger la libération de son frère. « Les dernières nouvelles remontent à l’été 2023 », s’inquiète-t-elle. Elle vient en famille. Récemment, le petit Artem y brandissait une pancarte : « Rendez-nous papa. » La jeune femme a mis sur pied un collectif, avec d’autres familles de détenus : « Nous sommes un millier environ à faire partie de ce mouvement citoyen dans la capitale, particulièrement les proches des marines. »

Pour le moment, 3 135 détenus ont été libérés, selon la Coordination pour le traitement des prisonniers de guerre, dont 147 civils. Une goutte d’eau pour les proches qui se fédèrent partout dans le pays. L’organisation la plus connue, Azovstal Families, réunit les familles du bataillon Azov qui s’est battu à Marioupol et organise des happenings sonores et populaires, chaque semaine, dans toute l’Ukraine. Les manifestants, parfois de simples sympathisants, portent des affiches, avec les photos des absents, enjoignant les voitures à klaxonner pour se faire entendre.

Roxana Leshchenko attend depuis deux ans la libération de son mari, Mykola. Elle s’est fait tatouer des épines qui encerclent l’initiale du disparu. Dnipro, le 10 mars 2024.

Roxana Leshchenko est responsable de l’organisation à Dnipro. En ce dimanche midi, l’agente immobilière prend le micro. Autour d’elle, une centaine de personnes a répondu à l’appel. L’ambiance est solennelle. Son mari a disparu en mai 2022. « Pendant six mois, je ne savais pas s’il était vivant ou mort », partage cette mère de famille qui s’est faite tatouer sur le poignet des épines et l’initiale de l’absent. Quand il a été capturé, son enfant avait deux ans. Aujourd’hui, il en a quatre : « Dès qu’il croise un homme en uniforme, il se met à espérer que c’est son père de retour de captivité. »

En quête d’indices

Roxana n’a jamais eu la possibilité de communiquer avec son mari. La Russie coupe, en règle générale, tout contact avec ces prisonniers de guerre. Alors, pour les retrouver, les proches de détenus se transforment en détectives, en quête d’indices sur Telegram ou Facebook. Les familles ont créé des groupes virtuels pour partager des informations et relayer des vidéos de propagande tournées par le régime russe dans les centres pénitentiaires. Tel style d’uniforme ou tel type d’arrière-plan permet de recouper des données. « La meilleure façon d’obtenir ces informations est de passer par les ex-détenus », explique Roxana. Son mari a été placé dans l’ancienne colonie pénitentiaire no 120 de Volnovakha, près d’Olenivka, dans l’oblast [région] de Donetsk, pendant quatre mois, avant d’être affecté ailleurs, un lieu qu’elle ne souhaite pas communiquer.

Toute exposition médiatique est à double tranchant. Olena et Andrit Marchenko, un couple de civils incarcérés à Berdyansk, se souviennent du jour où l’identité d’un codétenu a été publiée dans la presse. « C’était un jeune soldat du bataillon Azov, et les Russes avaient jusqu’alors toujours refusé de dire où il était, relatent les Marchenko. Pour le punir de cette fuite, les gardiens l’ont battu tellement fort que ses cris ont résonné partout dans la prison. Comme un animal. »

Pour brouiller les pistes, les autorités russes déplacent les détenus à travers les territoires occupés jusqu’aux confins de la Russie, comme à Irkoutsk, près de la frontière mongole. Cent quatre lieux de détention ont été identifiés par les autorités ukrainiennes, dans les territoires occupés, mais aussi en Russie. À chaque transfert, une procédure d’admission particulièrement cruelle se met en place avec des tortures systématiques. Plus la détention s’étale dans le temps, plus le risque d’être déporté loin s’accroît.

« Les détenus sont déplacés en moyenne cinq ou six fois, observe Tetyana Katrychenko, codirectrice du Media Initiative for Human Rights, qui a enquêté sur les lieux de détention des forces russes.

Nous supposons que c’est une façon, pour la Russie, de maintenir un certain flou sur le nombre réel de captifs. » La Coordination pour le traitement des prisonniers de guerre avance une autre hypothèse. Les Ukrainiens sont déportés vers la Russie, car « les lieux de détention des territoires occupés restent provisoires puisque l’Ukraine pourrait reprendre le contrôle de ces régions », analyse le porte-parole, Petro Yatsenko. Le frère de Mariia aurait lui aussi été incarcéré à Olenivka, avant d’être transféré en Russie, de l’autre côté de la frontière à Taganrog, puis plus à l’est à Koursk, avant d’atterrir finalement à la colonie pénitentiaire de Ryazsk.

Les deux derniers échanges de prisonniers, ukrainiens contre russes, se sont déroulés en janvier et en février 2024, alors que cela faisait six mois que le processus était bloqué. Au total, il y a eu 51 transferts selon Dmytro Lubinets, le commissaire aux droits humains du Parlement ukrainien. Près de 330 soldats ont été rapatriés, et une poignée de civils. Un grand nombre d’entre eux avaient été faits prisonniers à l’issue du siège de Marioupol.

Panser les plaies des rescapés

Certains des ex-prisonniers libérés en janvier étaient incarcérés avec le frère de Mariia. « Ils m’ont dit qu’il devait partir avec eux, mais qu’il a été retiré de la liste à la dernière minute, s’emporte-t-elle, avant de s’effondrer en larmes. On veut que le gouvernement propose au Kremlin des céréales afin de récupérer les soldats, qu’importe le type de denrées tant que cela aide à mon frère et les autres à rentrer chez eux. » Elle a déjà fait part de cette idée à la Coordination pour le traitement des prisonniers de guerre. Mais pour accélérer les libérations, cette organisation mise plutôt sur des instances juridiques. Petro Yatsenko assure : « Notre ambition est qu’une Cour criminelle internationale soit créée afin de juger tous les tortionnaires des prisonniers de guerre, et qu’ils sachent que leurs noms seront rendus publics. » Le porte-parole nous emmène ensuite au rez-de-chaussée de la Coordination, nous montre, sur des étagères, le kit d’arrivée fourni aux rescapés, composé de vêtements, de produits d’hygiène, ou encore d’un téléphone. « Ils ne possèdent plus rien quand ils reviennent parmi nous », reprend-il. L’État leur verse alors une enveloppe de 100 000 hryvnias (2 375 euros), et ils sont suivis sur le plan médical, pour panser leurs plaies physiques et psychiques. Chaque fois, Petro Yatsenko prévient les proches : « La période de réhabilitation sera longue, cela dure parfois toute une vie. » 

 

 

 

 

 

 

Natalia Kolemensla montre une photo de son fils, Gleb Prilipko, 20 ans, arrêté le 19 mai 2022. Natalia ne sait pas où son fils est détenu. Il l’a appelée une fois depuis Olenivka pour lui dire qu’il avait perdu 15 kilos et vomissait continuellement.

 

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