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centre de détention Isolatsia
Centre de détention Isolatsia © Cerise Sudry-Le Dû

Ukraine : "Ma captivité au centre de détention Isolatsia"

Depuis l’annexion de la Crimée et le début de la guerre du Donbass en 2014, des civils sont régulièrement enlevés puis torturés. La prison d’Isolatsia à Donetsk, dans l’est de l’Ukraine, a servi de modèle à de nombreux centres de détention. Une survivante, Lyudmila Huseynova, raconte ce qu’elle y a vécu en 2019.

Extrait de la Chronique de juin 2024 #451

— Propos recueillis par Laurène Daycard

Isolatsia était un centre d’art contemporain, niché dans une ancienne usine de matériaux isolants, à Donetsk, dans le Donbass. Mais, en 2014, lorsque les séparatistes prorusses prennent le contrôle de la région, une partie de ses bâtiments est transformée en prison pour y enfermer les citoyens suspectés d’être des soutiens au gouvernement ukrainien. En 2021, les Nations unies ont dénoncé les tortures et mauvais traitements subis par les prisonniers.

Aujourd’hui, il est difficile de savoir si ce centre de détention est toujours en activité. Ce qui est certain, c’est qu’il est devenu, en quelque sorte, la « matrice » pour les forces russes : celles-ci s’en sont inspirées pour concevoir de nouveaux lieux de détention dans les territoires occupés depuis l’invasion de l’Ukraine, en février 2022. L’isolement, la privation de sommeil, les violences sexuelles, les tortures morales et physiques y étaient généralisés. Ces sévices sont systématiques dans les colonies pénitentiaires actuelles.

Lyudmila Huseynova, 62 ans, y a été enfermée cinquante jours en 2019. Depuis sa libération, elle s’engage au sein du réseau Sema Ukraine qui lutte contre les violences sexuelles et le viol comme arme de guerre. Elle témoigne.

 

« Le 6 octobre 2019, je me rends au travail à pied. Je suis alors ingénieure en sécurité dans une ferme avicole de Novoazovsk, petite ville dans l’oblast de Donetsk, sur la mer d’Azov. Il est environ 8 heures du matin quand une voiture banalisée freine à mes côtés. Deux hommes en surgissent. L’un est russe, l’autre collaborateur [partisan de la République populaire de Donetsk - ndrl]. Ils s’emparent de mon sac à main et m’annoncent que je suis en état d’arrestation. Comme j’aidais à collecter des fonds pour notre armée et que je faisais aussi passer de l’aide humanitaire dans les orphelinats près de la ligne de front, je savais que j’étais en danger. Mais jamais je n’aurais pu imaginer une telle cruauté. Mes assaillants enfilent un sac en tissu noir sur ma tête et me conduisent vers une destination inconnue. Leur véhicule freine, j’en suis expulsée pour être projetée contre un mur. Je ne vois rien, mais j’entends plusieurs hommes rire autour de moi. L’un d’eux m’ordonne de me déshabiller. Ils me touchent partout toujours en riant. Je suis bientôt entièrement nue, avec ce sac sur ma tête. Je subis des attouchements de plus en plus brutaux, et je perds conscience. Je ne sais pas si cette scène a duré cinq minutes ou une heure.

“trop vieille pour être violée”

Quand je reprends mes esprits, je suis allongée sur le sol d’une cellule. Une inconnue m’assène quelques gifles pour me réveiller et m’apprend que je suis incarcérée à Isolatsia. J’ai déjà entendu parler de cette prison comme d’un lieu d’où l’on ne revient jamais. Cette codétenue m’explique les règles. J’ai le droit d’enlever le sac, mais je dois le remettre dès qu’il y a du bruit dans le couloir. Il faut ensuite se coller le visage contre le mur quand un gardien pénètre à l’intérieur de la cellule. Le premier contrôle de la journée est à 6 heures. Il est également interdit de s’asseoir jusqu’à 22 heures : on reste debout dans la cellule. La fenêtre est recouverte d’une peinture blanche, bloquant la lumière du jour. Des néons allumés en permanence nous empêchent de dormir la nuit. Au coin, il y a un trou pour les toilettes, avec une caméra juste au-dessus. Nous sommes sous surveillance constante. Les seules fois où je sors de cette cellule, c’est pour être soumise à un interrogatoire. Les gardiens veulent savoir où est mon mari. Je ne le sais pas encore, mais il a fui à Kyiv1 et il se démène pour me sortir de là. Je signe de nombreux documents, pour attester que je suis une espionne ukrainienne, que je dépose des bombes contre les Russes. Tout est faux mais la vérité ne compte pas pour mes geôliers. Parfois, je signe juste des feuilles blanches, et je ne sais pas ce qu’ils ajoutent ensuite. Je suis forcée une seconde fois de me dénuder. Un gardien russe m’explique que je suis “trop vieille pour être violée”, mais il glisse ses doigts dans ma bouche pour me dire que je pourrais quand même être ”utile”.

Je revois enfin la lumière du jour, j’ai l’impression de léviter

Depuis ma cellule, j’entends les cris d’hommes et de femmes en train d’être battus, parfois aussi violés. Cela se déroule au deuxième étage, où les combattants des forces russes viennent pour se “relaxer” et chercher de temps à autre des prisonniers. L’une des femmes de ma cellule est souvent conduite à ce deuxième étage. Je la juge durement parce qu’elle ne proteste pas. Mais un soir, elle revient en larmes, en état de choc. Les soldats qui la violent acceptent quelquefois, me confie-t-elle, de lui enlever les menottes pour l’escorter dans un parc où elle voit son fils élevé par sa grand-mère. Elle lui fait croire qu’elle ne rentre pas à la maison, car elle est trop occupée au travail. Les violences sexuelles sont systémiques à Isolatsia, y compris la nudité forcée. Parler de ces violences est très difficile, parce que c’est un sujet tabou, mais aussi parce qu’une grande partie des victimes n’ont pas forcément verbalisé le fait d’en avoir été victimes.

Centre de détention

Cette photo vient du centre Izolyatsia par l’intermédiaire de la photographe Cerise Sudry-Le Dû

Vingt jours après mon arrivée dans cet enfer, je parle avec un avocat. Mon mari a pu entrer en contact avec lui. À l’époque, c’est l’un des seuls du barreau de Donetsk qui défendent les prisonniers. Il n’y en a plus aucun aujourd’hui. En échange d’une forte somme d’argent, il négocie mon transfert vers une autre prison. Le 28 novembre 2019, je suis incarcérée à la prison no 5 de Donetsk. Et j’en ressortirai trois ans après, le 15 octobre 2022, dans le cadre d’un grand échange de prisonnières. Je revois enfin la lumière du jour, j’ai l’impression de léviter. J’ai perdu près de 20 kilos, et je dois réapprendre à vivre. Aujourd’hui encore, il m’est difficile de marcher sans avoir mal, mais le plus difficile c’est de savoir que d’autres femmes croupissent toujours dans ces prisons. »

 

1– Luydmila refuse le mot russe Kiev et lui préfère sa traduction ukrainienne « Kyiv » pour désigner la capitale de son pays.

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