Près de 20 000 enfants ukrainiens ont été déportés en Russie depuis le début de l’invasion. Parmi eux, un orphelin de Marioupol, Bogdan Ermokhin. Menacé d’enrôlement, il s’est battu avec son avocate pour revenir en Ukraine.
Extrait de La Chronique de février 2025 # 459
De nos envoyées spéciales en Ukraine, Pauline Lépine (texte) et Fiora Garenzi (photos) en collaboration avec Liana Benquet.
Sur un quai de la mer Noire, Valerya Poparcha attend avec une amie le ferry reliant la Roumanie à l’Ukraine. En ce matin de mars 2023, une voix de femme l’informe au téléphone : « Je suis l’avocate de votre cousin. Il a été arrêté au Bélarus, et vous êtes la seule à pouvoir l’aider ! » Valerya fronce les sourcils. Son cousin Bogdan ? Elle avait échangé avec lui un SMS, quelques mois plus tôt. Tout allait bien. L’amie lui dit : « Raccroche ! Ça doit être un canular. » Valerya le pense aussi. Toutes les deux se trompaient.
Février 2022. Dans la ville balnéaire de Marioupol, Bogdan, 16 ans, quitte son dortoir pour courir s’abriter dans la cave. Dehors, des bombes font trembler les murs. Bogdan est doublement orphelin. N’ayant plus ses parents depuis l’âge de 8 ans, il vit dans un foyer, et son tuteur légal, le directeur de l’école professionnelle de métallurgie où il étudie, « s’est cassé en Allemagne avec mon passeport dès que la guerre a commencé », nous raconte-t-il aujourd’hui.
Bodgan
Bogdan s’abrite dans la cave quelques jours, jusqu’à ce que des soldats russes, écumant les sous-sols de la ville à la recherche de combattants ukrainiens, lui ordonnent d’en sortir. Ils le transfèrent à l’hôpital de Donetsk, où il passe des semaines, avant d’être envoyé à Polyany, près de Moscou, dans un sanatorium régi par l’administration présidentielle russe.
Il vit là-bas un mois avec ses trois amis de Marioupol : Roman, Filip, Oleksandr, et 27 enfants de 6 à 18 ans, orphelins ou séparés de leurs parents ukrainiens par la guerre. Un mois, durant lequel Bogdan et ses camarades répètent inlassablement la même phrase aux adultes qui les encadrent : « Je veux retourner en Ukraine. » « En réponse, les Russes essayaient de nous faire croire qu’ils étaient des gens bien et que l’Ukraine est mauvaise. » En juin, une femme leur rend visite : Maria Lvova-Belova, la commissaire russe aux droits de l’enfant. Elle s’intéresse particulièrement à Bogdan et à Filip, son meilleur ami. Elle les emmène visiter Moscou dans sa propre voiture. Un jour, un choix leur est offert : « Voulez-vous qu’on vous place dans une famille russe ou dans un orphelinat ? » Bogdan et ses amis choisissent l’orphelinat. Ils le regrettent aussitôt. Le lieu est une prison. Interdiction de le quitter. « Toute occasion était bonne pour qu’on nous lave le cerveau, poursuit Bogdan. On nous expliquait que les Ukrainiens étaient des terroristes, et que nous étions désormais des enfants russes. » Au bout d’un mois, il veut quitter l’endroit à tout prix. « Filip a été adopté par Maria Lvova-Belova. Moi, on m’a montré une vidéo d’une famille d’accueil. J’ai dit OK, prenez-moi comme un paquet. »
« On nous expliquait que nous étions désormais des enfants russes »g>
— Bogdan Ermokhin, jeune Ukrainien
Au milieu de l’été 2022, Bogdan arrive dans la famille d’Iryna Rudnitskaya, où vivent déjà 11 enfants. Le décor ? « Maison individuelle, ville normale, comme dans tous les pays. » Bogdan n’aime guère parler de ce séjour qui a duré seize mois. « Je suis arrivé là-bas en état de choc, fermé sur moi-même, avoue-t-il d’un ton fatigué, ponctué d’un sourire enfantin. Chez eux, tout est militaire, tout est patriotique. » La mère de famille, Iryna, préside l’association des familles d’accueil de l’oblast [région] de Moscou. Les premiers jours de l’invasion de l’Ukraine, elle a signé une lettre de soutien à Vladimir Poutine dans laquelle elle affirme qu’il faut considérer les enfants du Donbass « comme les nôtres ». Tous les jours, Bogdan prend un bus et un train pour étudier dans une école de mécanique automobile. À la maison, il travaille au jardin, estimant être traité « comme de la merde ». En octobre, il reçoit la nationalité russe, et, dans la foulée, une commission médicale le déclare apte pour l’armée. « Je leur ai dit que je voulais partir en Ukraine. Ils m’ont répondu que j’allais y aller. » Bogdan comprend le message : tôt ou tard, il participera à « l’opération spéciale » menée par l’armée russe.
Première tentative de fuite
À Kiev, nous rencontrons l’avocate Kateryna Bobrovska. Sur l’étagère de son bureau, une photo d’elle aux côtés d’Olena Zelenska, la femme du président Zelensky, et de Bogdan. C’est Roman, le premier enfant dont elle s’est occupée pour son rapatriement en Ukraine, qui l’a mise en contact avec lui, en février 2023. « Pendant neuf mois, j’ai vécu constamment avec lui, je l’ai porté comme un enfant », résume-t-elle. Bogdan communique avec elle via la messagerie cryptée Telegram. Il lui répète sans relâche son désir de retourner en Ukraine. « Je lui ai répondu : “quoi que tu fasses, ne fais jamais rien sans ton passeport.” » Bogdan possède un passeport russe, mais sa famille d’accueil le garde caché pour l’empêcher de fuir.
Le 23 mars 2023, l’avocate est chez elle à Hambourg, où elle vit en exil avec ses enfants depuis l’invasion russe. Alors qu’elle prépare le petit déjeuner, Bogdan l’appelle. « Katia ! La bonne nouvelle, c’est que je suis parti. La mauvaise nouvelle, c’est que je n’ai aucun document. » Il lui explique qu’il va tenter de passer au Bélarus. Sans hésiter, elle saute dans sa voiture prête à parcourir les mille kilomètres qui la séparent de la frontière bélarusse. « J’ai agi davantage comme une mère que comme une avocate », admet-elle. Les autorités russes ont déjà diffusé un avis de recherche : « Adolescent disparu. 170 cm. Maigre. Cheveux roux. Yeux gris. Sac à dos gris foncé. » Arrivée à la frontière, Kateryna est arrêtée par des agents du FSB, le service de sécurité russe. Ils l’interrogent pendant vingt heures avant de l’expulser vers l’Allemagne. Quant à Bogdan, les Russes l’ont appréhendé à la frontière. Il ne reste qu’un moyen de le sauver : que Valerya, la cousine de Bogdan, reconnaisse officiellement un lien de parenté et devienne sa tutrice. Kateryna tente de la joindre au téléphone, mais la jeune femme, incrédule, lui raccroche au nez…
Avis de recherche de Bogdan Ermokhin, publié après sa première tentative de fuite vers l’Ukraine.
Le 4 avril 2023, à Moscou, la commissaire Maria Lvova-Belova, visée par un mandat d’arrêt de la CPI pour la déportation des enfants des zones occupées vers la Russie – un crime de guerre –, organise une conférence de presse au ministère des Affaires étrangères. Un journaliste russe la questionne sur Bogdan, que des Ukrainiens auraient « manipulé » et « menacé » pour le contraindre à revenir en Ukraine. Lvova-Belova répond que « des agents ukrainiens » ont comploté pour le récupérer, l’obligeant à « monter dans une voiture blanche »… Le soir même, la télévision russe annonce une prétendue « opération » menée par un « agent spécial ukrainien » se faisant passer pour « une avocate ». À Kiev, Valerya tombe sur un article évoquant Bogdan Ermokhin, l’orphelin retenu en Russie. Brusquement, tout s’éclaire : l’avocate disait la vérité. Elle la rappelle aussitôt. Déterminée à sauver son cousin, Valerya se déclare prête à devenir sa tutrice officielle.
Pendant ce temps, le FSB ramène Bogdan dans sa famille d’accueil. « J’étais si abattu que je ne ressentais plus rien », confie-t-il. Les nuits sont longues, il souffre d’insomnies. Le 9 juin, à 2 h 10 du matin, il écrit à son avocate : « Plus que cinq mois avant mes 18 ans. Je ne crois pas qu’on va me laisser revenir en Ukraine. » Il raconte qu’à son retour sa mère d’accueil lui a crié dessus : « Si tu retournes dans ton pays, ils te tueront et te prendront tes organes ! »
« Si tu retournes dans ton pays, ils te tueront et te prendront tes organes ! »>
— Iryna, mère de la famille d’accueil russe de Bogdan
La médiatisation de l’affaire Bogdan Ermokhin
Fin octobre, Valerya signe enfin : elle devient la tutrice de Bogdan. Elle reçoit un appel vidéo sur son téléphone et lorsqu’elle décroche, le visage de Tatiana Moskalkova, la commissaire russe aux droits humains, s’affiche. « Elle m’explique que Bogdan veut rentrer en Ukraine, me demande si je veux m’occuper de lui, et me promet que son équipe facilitera les démarches administratives. C’est la femme la plus hypocrite que je connaisse. » Selon Valerya, l’équipe russe n’a cessé de dire qu’il manquait un document, sans jamais apporter de solution concrète. Pire : deux jours après l’engagement de Moskalkova, Bogdan reçoit une convocation pour se présenter au bureau militaire. Le désespoir le gagne. Sur Instagram, il écrit : « Je veux juste rentrer chez moi. Juste pour savoir que demain, je serai en vie et que tout sera comme avant, mais ce ne sera pas le cas. »
« Ce qui a débloqué la situation, ce sont les médias », affirme l’avocate.
Le 6 novembre, elle publie un communiqué de presse sur la situation de Bogdan. De son côté, le jeune Ukrainien poste une vidéo : « Je m’appelle Bogdan Ermokhin, je suis en Russie et je vous demande, Volodymyr Alexandrovitch Zelensky, de m’aider à rentrer chez moi. » Quatre jours plus tard, finalement, Maria Lvova-Belova et le commissaire ukrainien aux droits humains, Dmytro Lubinets, annoncent avoir trouvé un accord pour un rapatriement de Bogdan en Ukraine. Neuf jours de plus, et le garçon aurait fêté ses 18 ans, âge auquel l’armée russe aurait pu l’enrôler comme soldat.
Le 17 novembre 2023, à 5 heures du matin, Kateryna et Valerya roulent ensemble vers le Bélarus. À mi-chemin, Valerya monte dans la voiture de Dmytro Lubinets, qui la dépose à la frontière. « Vous devez entrer au Bélarus seule, me dit-il. Ne réagissez pas aux provocations. » « J’avais peur de ne jamais revenir », confie Valerya. Sous un ciel gris, elle marche dans un no man’s land, bordé d’une forêt d’arbres nus. Un chien errant l’accompagne un moment. Au bout du chemin, le consul d’Ukraine la fait monter dans sa voiture et la conduit à Minsk.
À 700 kilomètres de là, Bogdan fait ses adieux à sa famille d’accueil. « Allez, salut, lâche-t-il rapidement, on ne se reverra jamais. » Il aurait voulu ajouter : « Ou alors, quand nous aurons gagné la guerre. » Mais il se retient. Des membres de la Croix-Rouge internationale l’accompagnent en avion jusqu’à Minsk. À 12 h 30, Valerya patiente dans une chambre d’hôtel, lorsqu’elle reçoit un appel de la Croix-Rouge : « On est là. » Elle descend à la réception et serre Bogdan dans ses bras en silence. Trois représentants russes prennent des photos. « Pour un rapport », -expliquent-ils. Puis, ils souhaitent à Bogdan un joyeux anniversaire en lui offrant deux gâteaux. « On n’y a pas touché : on avait trop peur », précise Valerya. Le consul les conduit à la frontière. Mais là, un policier les bloque. Il juge que les photos de Bogdan transmises par la Russie sont « trop datées ». La femme de la Croix-Rouge devra supplier son chef pour qu’enfin il cède : « Passez ! »
Des milliers de dossiers en attente
À Kiev, dans les bureaux du commissariat aux droits humains, proches de la place Maïdan, Iryna Suslova, l’adjointe de Dmytro Lubinets, nous guide à l’intérieur du centre de protection des enfants, où Bogdan a été accueilli à son retour. Une psychologue échange avec trois jeunes fraîchement rapatriés de territoires -occupés. Après cette première prise en charge, les services de sécurité les interrogeront sur les crimes commis par les forces russes. Iryna Suslova nous impose une règle : « Ne leur posez pas de questions sur les crimes de guerre. » Depuis trois ans, 19 546 enfants, orphelins ou encore sous la tutelle de leurs parents, ont été déportés en Russie ; 1 022 sont revenus. Aujourd’hui, les négociations pour leur rapatriement sont facilitées par la diplomatie du Qatar, qui a servi d’intermédiaire pour la libération de Bogdan. Cependant, Iryna Suslova avoue manquer de moyens pour gérer les milliers de dossiers en attente. Seulement 18 personnes s’en occupent. D’où une coopération nécessaire avec l’Unicef ou des ONG comme Save Ukraine, qui participent à la recherche des enfants et aident les familles à les récupérer.
Aujourd’hui, Bogdan vit à Kiev. Il rêve de réunir des fonds pour financer une fondation dédiée aux orphelins. Il a écrit une chanson de rap, « Batkivshina » (« Patrie »), exprimant son état d’âme lorsqu’il dépérissait à Moscou, dans sa famille d’accueil : « La nuit viendra et j’essaierai à nouveau de fuir, chante-t-il. Ce que je veux, c’est revenir à la maison. »
En juin dernier, Maria Lvova-Belova a publié le rapport annuel qui détaille son activité de commissaire aux droits de l’enfant. Dans ce document, elle écrit : « Nous avons aidé Bogdan à retrouver sa cousine en Ukraine. » Puis, sans scrupule, elle enchaîne : « Il a vécu volontairement dans une famille d’accueil. »
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