Des centaines de petits propriétaires sont contraints d’abandonner leurs terres. Expulsés au profit de sociétés contrôlées par le pouvoir royal en Eswatini.
Extrait de La Chronique 457-458 décembre 2024-janvier 2025
— Texte : Dominique Mesmin et Gaspard Thierry Karoglan. Photos : Gaspard Thierry Karoglan.
Depuis Mbabane, la capitale, deux heures suffisent pour atteindre en voiture le district de Lubombo, à l’extrême nord-est du pays, à seulement 15 kilomètres des frontières avec l’Afrique du Sud et le Mozambique. Sur la route, des vallées tropicales profondes succèdent à des savanes d’herbes blondes. Nous approchons du village de Vuvulane. Un océan de canne à sucre couvre la plaine et les collines. Vue ainsi, l’agriculture, qui occupe 75 % des Eswatiniens, semble prospère. Mais le paysage est trompeur. À cause d’une inégale répartition des ressources et des terres, 69 % des habitants de ce district, selon les Nations unies, survivent sous le seuil de pauvreté.
Nous avons rendez-vous dans un hameau où se dressent une dizaine de maisons de terre. Sous un auvent de bois et de tôle ondulée, six hommes au visage marqué nous tendent une chaise. Chacun d’entre eux est propriétaire d’un petit champ de canne à sucre, entre un et trois hectares, cultivé en famille. Leur revenu ne dépasse pas 200 euros par mois et par foyer, à condition de faire parfois appel aux bras d’un enfant déscolarisé.
En chemise bleue, le surnommé Mamba. C’est un géant de 1,95 m qui a dépassé la quarantaine. D’épaisses chaussures protègent ses pieds de la morsure du mambo noir, ce serpent au venin mortel qui rôde entre les tiges de canne à sucre. Un de ces reptiles l’a mordu à la jambe dans sa jeunesse, lui donnant son surnom. Il nous tend un paquet de feuilles agrafées, qu’il considère avec dégoût. « Nous avons tous reçu ce courrier », confie-t-il d’une voix où la colère le dispute au désespoir. Sur la première page, nous lisons un jugement de la Haute Cour du royaume, daté du 28 septembre 2023 : « Il affirme que nous occupons illégalement ces terres et que nous devons les quitter, sous peine d’en être expulsés par la force. »
Les six agriculteurs ont longuement délibéré avant d’accepter de nous parler. Ils sont partagés entre la volonté de révéler l’injustice qui les frappe et la crainte de représailles. Vuzi, un homme de 45 ans à la silhouette tassée, vêtu d’un tee-shirt rouge, a reçu le même avis d’expulsion. Il se demande ce qu’il lui reste à perdre. « Regardez autour de vous, dit-il d’un air abattu. Ici, nous n’avons ni électricité, ni eau courante, ni école, ni dispensaire. Nos maisons sont rudimentaires. À la fin du mois, après avoir vendu notre récolte, il nous reste à peine 180 euros pour vivre et nourrir nos familles, et pas un centime de côté. Si l’on nous expulse, nous n’avons nulle part où aller. »
« Nous avons juste été bons à défricher une terre avant qu’on nous la prenne »
— Vuzi, agriculteur de Vuvulane
Une monarchie sucrière
Cinq mois plus tôt, le juge de la Haute Cour avait demandé à Vuzi de fournir son titre de propriété. Ce document, qu’il conservait comme un trésor, était issu des lois foncières de l’époque coloniale anglaise, mais il est aujourd’hui rejeté par le royaume. Après l’avoir examiné, le juge l’a déclaré caduc. Ni Vuzi ni Mamba ne disposent d’un soutien politique pour défendre leurs droits. Aucune institution du pays ne les aide : « Quand nous sollicitons une audience aux chefs de village [les 360 chefferies réparties sur l’ensemble du royaume], personne ne répond. Ils sont là pour nous surveiller, et ils refusent de transmettre nos demandes pour que nous puissions parler au Sibaya [le forum traditionnel où Mswati III écoute les revendications de ses sujets]. » Et Vuzi de conclure, d’un air las : « Nous avons juste été bons à défricher une terre avant qu’on nous la prenne. »
Mamba et Vuzi sont agriculteurs, mais pour combien de temps encore ? Ils sont menacés d’expropriation au profit d’une société contrôlée par un fonds d’investissement géré par le roi et ses proches.
Pour ces petits propriétaires terriens, l’expulsion a un nom : Mswati III. « Le roi possède beaucoup de richesses, mais ce n’est pas assez, dit Mamba. Il veut encore accaparer le peu que nous avons et qui nous fait survivre. » Pourtant, le jugement de la Haute Cour mentionne que la demande d’expulsion vient non pas directement du roi, mais d’une société détenue à 100 % par la Royal Eswatini Sugar Corporation (RESC) (1), l’entreprise de canne à sucre la plus riche du pays. Un homme connaît bien les liens entre cette entreprise et la famille royale : Mandla Hlatjwako. Ce fils de paysans a débuté comme ouvrier dans une usine de canne à sucre, avant de devenir contremaître, responsable financier, directeur, puis président en 2000 de l’Association nationale des producteurs de canne, et conseiller économique du roi. Révolté par ce qu’il désigne comme « l’expansionnisme agraire de Mswati III, sa prévarication et sa dérive autoritaire », il a rejoint en 2019 Pudemo, le principal parti d’opposition socialiste et démocratique, aujourd’hui interdit et qualifié d’« organisation terroriste » par le roi. Fuyant les persécutions, Mandla vit depuis 2020 en Afrique du Sud. Nous le retrouvons dans un quartier résidentiel ultrasécurisé de Johannesburg, protégé de clôtures barbelées électrifiées. Il nous explique comment Mswati III a mis la main sur les terres du pays.
« Le roi gère de façon discrétionnaire le Tibiyo, un fonds souverain national d’une valeur de 2,5 milliards d’euros, qui possède des parts dans des sociétés étrangères comme Coca-Cola ou le français Lactalis, ainsi que dans les mines, l’immobilier, les transports, et, surtout, dans l’industrie sucrière. » Ces dernières années, Mswati III a ordonné à ce fonds d’acquérir 53,1 % de la Royal Eswatini Sugar Corporation. Cet investissement aurait rapporté au Tibiyo près de 10 millions de dollars de bénéfices en 2018, selon un calcul du Swaziland Justice Forum (SJF), une organisation de la société civile qui défend les agriculteurs. Elle accuse la Royal Eswatini d’agrandir ses terres en expulsant « illégalement et violemment de petits producteurs de canne à sucre de la région de Vuvulane ». La Royal Eswatini réplique à cette accusation par un communiqué du 25 octobre 2018, où elle jure « n’avoir aucune implication dans les expulsions présumées », ne posséder « aucune terre à Vuvulane », et ne disposer « d’aucune base pour expulser qui que ce soit ». Pas de chance ! Dix jours plus tard, le SJF récupère une ordonnance d’expulsion de deux familles d’agriculteurs de Vuvulane, et la publie sur Facebook. Le nom du demandeur de l’expulsion y apparaît noir sur blanc, comme dans le jugement de la Haute Cour expropriant Vuzi et Mamba. C’est la Royal Eswatini Sugar Corporation. Mandla poursuit : « Le roi utilise la Royal Eswatini pour récupérer des terres et les incorporer au Tibiyo », l’institution qu’il gère « à son profit et celui de sa famille », comme l’affirme le rapport du département d’État américain de juin 2014 sur l’Eswatini. L’opposant ajoute : « La mainmise du roi sur l’économie et les richesses d’Eswatini ne s’arrête pas là… D’après nos calculs, la famille royale dépense 10 % du budget du pays, l’équivalent de 130 millions d’euros, rien que pour assurer son train de vie et son rayonnement international. Cet argent, qui devrait profiter à la nation, entretient un palais recouvert d’or et une collection de voitures de luxe. » Le magazine Forbes évaluait, en 2017, la fortune du monarque à 200 millions de dollars. Les familles de Vuzi et de Mamba vivent certains mois avec moins de 6 euros par jour.
« La famille royale dépense 10 % du budget du pays pour assurer son train de vie et son rayonnement international »
— Mandla Hlatjwako, opposant exilé en Afrique du Sud
Une prévarication systémique
Dans la seule région de Vuvulane, 302 agriculteurs, comme Vuzi, attendent d’être expulsés de leurs terres.
Que va-t-il leur arriver, s’ils ne font pas leurs bagages aujourd’hui ? La question les rend silencieux. Ils ont une idée claire des risques. En avril 2018, des enquêteurs d’Amnesty International ont visité plusieurs villages de la zone agricole d’Emphetseni, dans la région de Manzini. Ils ont rencontré 61 fermiers de trois générations, avec 33 enfants à charge, qui avaient perdu leur terre, leur toit, les tombes de leurs aïeux, et ne savaient plus guère où aller. Toutes leurs maisons étaient en ruine. Vingt policiers les avaient démolies une par une avec des bulldozers. Leurs terres appartiennent désormais à la société d’électricité Umbane, qui possède des titres de propriété rédigés par la justice du royaume, désormais supérieurs aux droits coutumiers des fermiers. Amnesty International a publié un rapport (2), alertant que des centaines d’Eswatiniens risquent à tout instant d’être expulsés de leurs logements et des terres qu’ils cultivent. L’ONG a demandé au roi d’instaurer un moratoire sur ces expulsions collectives, jusqu’à ce que des procédures plus conformes aux droits humains soient mises en place. Le résultat ? Mamba l’a dans la main. Une ordonnance judiciaire, qui prouve que les expulsions des petits propriétaires continuent. « Et elles s’intensifient ! », assure Brian Sangweni, un haut cadre de Pudemo rencontré à Manzini. Selon un recensement effectué par son parti, 302 petits propriétaires ont reçu, ces derniers mois, des avis d’expropriation. Le choix est toujours le même. C’est celui qui s’impose à Vuzi et à Mamba. La valise ou les bulldozers.
1– Ni le palais royal ni la Royal Eswatini Sugar Company n’ont répondu aux questions de La Chronique.
2– « “Ils ne voient pas comme des êtres humains”, sécurité d’occupation et expulsions forcées en Eswatini » (2019), à lire sur amnesty.org
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