Traite d’êtres humains, logements insalubres, campements illégaux et salaires indécents. Derrière le faste et les bulles, la face noire du vignoble champenois.
Extrait de La Chronique numéro 457-458 de décembre-janvier 2025
— De nos envoyés spéciaux en Champagne : Lou Guénard (texte) et Yann Castanier (photos).
Septembre 2024, secteur de la côte des Blancs. Sur les collines aux vignes bien alignées d’Épernay, dans la Marne, la récolte du précieux raisin a commencé. Des centaines d’hommes et de femmes, européens ou d’ailleurs, s’affairent, corps courbés, à vendanger le champagne qui accompagnera les agapes de fin d’année sur la planète entière. L’intersyndicat CGT Champagne nous a donné rendez-vous à proximité d’un vignoble. À bord d’un camion rouge vif, six camarades arpentent les vignes champenoises pour informer les vendangeurs de leurs droits, et s’assurer qu’ils sont employés dans de bonnes conditions. Partout, José Blanco, le secrétaire général, interroge : « Combien êtes-vous payés ? », « Avez-vous signé un contrat ? », « Où êtes-vous logés ? », « Votre trajet est-il bien compté comme du temps de travail ? » Quelques vendangeurs lisent avec intérêt les tracts du syndicat. Ils y découvrent le tarif horaire légal, des informations sur les pauses obligatoires ou sur l’accès à l’eau, qui doit être fournie en quantité suffisante par l’employeur. Leurs chefs d’équipe, eux, s’impatientent : « C’est possible de se remettre au travail maintenant ? » Ils évitent en notre présence de l’exiger trop fort. Car s’il y a une chose qui inquiète le vignoble champenois, c’est la préservation de son image écornée l’an dernier par ce que l’on appelle, désormais, « les vendanges de la honte ».
Cet été-là, les journées sont caniculaires. Le 8 septembre 2023, Rèda Najib, un jeune Rémois de 19 ans, fait un malaise et chute d’un engin agricole à Rilly-la-Montagne. Il meurt moins de trois heures plus tard à l’hôpital. Le parquet de Châlons-en-Champagne reconnaît un accident du travail dû à la chaleur. Un cas unique ? Pas vraiment. Trois autres saisonniers meurent. Mais les enquêtes sont classées sans suite, faute, selon le parquet, d’avoir pu mener des investigations suffisantes au moment des décès. Toujours en septembre 2023, la justice ouvre deux enquêtes pour traite d’êtres humains. Les faits concernent 200 vendangeurs originaires d’Afrique subsaharienne et d’Ukraine employés à Mourmelon-le-Petit et à Nesle-le-Repons. Parmi eux, Mamadou, un Ivoirien de 42 ans. Pour lui, l’histoire commence en août 2023. Il rencontre à Paris un homme qui cherche des travailleurs pour les vendanges. Mamadou explique qu’il est sans papiers. « Le recruteur m’a répondu que ce n’était pas un problème » et « qu’il pouvait m’embaucher avec les papiers d’un ami à moi ». Deux jours plus tard, Mamadou et une dizaine de travailleurs prennent un bus vers la Champagne. Durant le trajet, le recruteur réclame 10 euros par personne, pour le transport. Pour Mamadou, c’est là que « la misère a commencé ». À leur arrivée, il les installe dans une maison délabrée. « On dormait sur des matelas puants ou sur des draps déposés à même le sol, les toilettes étaient dégueulasses », raconte Mamadou. Dans les vignes, les journées sont interminables. « On commençait à 6 heures du matin, et on rentrait toujours après 19 heures, voire 20 heures-20 h 30 […] On nous traitait comme des animaux. »
17 septembre 2024.Les syndicalistes de l’Union locale de la CGT Épernay distribuent des tracts pour informer les vendangeurs sur leurs droits.
Pour Philippe Cothenet, de la CGT Champagne, l’histoire de Mamadou reflète des décennies de dégradation des conditions de travail. Jusque dans les années 1980, nous dit-il, « le vendangeur était recruté essentiellement dans le coin ». Issus du nord ou de l’est de la France, les saisonniers venaient pour travailler et « faire la fête ». Dans les années 1990, afin de contourner des normes d’hébergement devenues plus strictes, « certains vignerons recrutent des gens du voyage qui ont déjà leurs caravanes ». Dans les années 2000, un nouvel acteur s’impose : la société de prestation. Elle propose au viticulteur de prendre entièrement en charge l’organisation des vendanges, en échange d’une enveloppe globale très attractive. « Parfois de 20 % à 30 % moins cher que le coût total habituel », commente Philippe Cothenet. Le prestataire recrute les équipes, les héberge, les transporte, les nourrit et les paie. En offrant au viticulteur des tarifs si faibles, comment peut-il se dégager des marges suffisantes ?
« On dormait sur des matelas puants ou sur des draps déposés à même le sol, les toilettes étaient dégueulasses »
— Mamadou, vendangeur ivoirien
Pour le comprendre, retour en 2018. Sur une propriété viticole près d’Oiry, dans la Marne, des gendarmes découvrent 200 Maliens et Afghans, entassés dans des bâtiments sans hygiène. Le procureur de Reims ouvre une enquête sur une possible traite d’êtres humains. Les enquêteurs se rendent compte que les ouvriers ont récolté le raisin pour la maison de champagne Veuve Clicquot, propriété du groupe LVMH (17 millions de bénéfice net en 2023). Pour ses parcelles, la marque a fait appel à une société de prestation, qui, elle-même, a sollicité deux autres sociétés de prestation. Dans le jargon, cela s’appelle une sous-traitance en cascade : un prestataire en manque de main-d’œuvre s’adresse à un autre, libre, lui aussi, de recourir à un autre, et ainsi de suite. Mais comme la somme globale payée par le viticulteur n’augmente pas, la société de prestation est obligée de réduire les coûts si elle veut conserver son bénéfice. Elle économisera donc sur l’hébergement, la nourriture et le salaire des vendangeurs, s’il reste des euros pour les payer.
Le tribunal de Reims a condamné un couple de gérants d’une société de prestation à trois ans de prison, dont deux ferme, pour « traite d’êtres humains ». Un cadre de Veuve Clicquot chargé du suivi de ces prestataires a été relaxé. La célèbre marque, en tant que personne morale, n’a jamais été mise en cause. Pourquoi ? « Parce qu’elle a déclaré avoir fait signer à son prestataire un contrat stipulant qu’il n’avait pas le droit de faire appel à d’autres sociétés de prestation », explique Me Mehdi Bouzaïda, l’un des avocats des victimes1. Le général Montull est le commandant de l’Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI). Au téléphone, il estime que, dans cette affaire, la loi obligeant l’employeur à un devoir de vigilance2 a trouvé sa limite. Cette année, l’OCLTI a proposé au gouvernement une modification du Code du travail qui engagerait la responsabilité des employeurs en cas de sous-traitance en cascade. La mesure pourrait pousser les maisons de champagne à s’impliquer davantage dans le suivi de leurs prestataires. Car, selon le général Montull, si celles-ci « peuvent se permettre de payer quelques millions d’amendes, elles craindront sans doute le dommage réputationnel ». Le gouvernement n’a pas encore répondu à cette proposition.
Vendanges de 2023. Mamadou et des collègues partent travailler dans les vignes de Nesle-le-Repons. © DR
Mamadou, lui, a oublié le nom de la société de prestation, et ne sait pas quelles maisons de champagne ont profité de son travail. Mais il se souvient du goût « des sandwichs pourris et avariés qu’on [lui] donnait dans les vignes » et d’avoir trop souvent eu soif. Il a vu des surveillants frapper et gazer au lacrymogène deux de ses camarades qui avaient osé se plaindre de leurs conditions de travail. « Même sur les parcelles, ils étaient toujours derrière nous. Nous n’avions le droit ni de parler ni de nous lever, du début jusqu’à la fin du rang. » Alerter ? Mais comment ? La maison était isolée. Mamadou et ses compagnons n’avaient aucun moyen de transport. Si leur cauchemar a pu prendre fin, c’est accidentellement. « Comme nous avions faim, nous avons volé du maïs dans le champ d’à côté. Je pense que c’est le voisin qui a appelé la police, mais je n’en suis pas sûr. » Le procureur de Châlons-en-Champagne a ouvert une enquête pour traite d’êtres humains. Le procès aura lieu le 26 mars 2025. Une société viticole, Cerseuillat de la Gravelle, sera sur le banc des accusés. Malgré nos tentatives répétées, nous ne sommes pas parvenus à joindre son gérant Olivier Orban. Anavim, la société de prestation à laquelle il a fait appel, sera jugée elle aussi. Contactée par téléphone, sa gérante, Svetlana Goumina, se borne à nous préciser qu’elle n’a « jamais embauché ou logé des personnes sans papiers ».
Les difficiles vendanges de l’an dernier ont convaincu l’administration d’agir pour moraliser la production de champagne. La préfecture de la Marne nous apprend que, cet été, « 22 inspecteurs du travail et 105 gendarmes » étaient quotidiennement sur le terrain. De son côté, la procureure de la République de Châlons-en-Champagne, Annick Browne, stipule qu’elle a réorganisé ses services en vue de mieux centraliser les constatations d’infraction. « Notre objectif est que les réponses pénales soient claires et qu’il y ait tout sauf un sentiment d’impunité qui se mette en place. » Ces décisions ont-elles eu un effet ?
En face de la gare d’Épernay, tout près d’un square, nous abordons un groupe de jeunes hommes en train de discuter. L’un d’eux nous dit qu’il traîne ici « depuis des jours ». Pour les travailleurs étrangers qui vivent en France, c’est un lieu de rendez-vous notoire. Ils arrivent par le train, attendent des jours entiers que des prestataires leur proposent des missions. Cette année, France Travail a envoyé des agents patrouiller dans cette gare. Leur mission : orienter les vendangeurs vers des employeurs a priori respectueux des lois. « Ils sont venus nous voir, confirme le petit groupe. Ils ont noté nos numéros de téléphone, mais on n’a pas de nouvelles. » Des recruteurs les ont abordés, eux aussi. « Ils nous ont proposé 30 ou 40 euros la journée », souffle l’un des jeunes. Le salaire minimum légal est de 73,84 euros net pour une journée de 8 heures. Les recruteurs savent profiter de la vulnérabilité administrative de ces saisonniers, dont beaucoup sont en situation irrégulière. En attendant l’offre la moins miséreuse, le petit groupe explique dormir « par là-bas », en esquissant un mouvement du bras. Où exactement ? Dehors, c’est ce qu’il faut comprendre.
Terrain où dorment des vendangeurs près d’Avize. En Champagne, il est pourtant interdit de loger sous tente les travailleurs.
Quittons la gare pour le cossu village d’Avize, 11 kilomètres au sud-est d’Épernay. Un chemin forestier nous amène au portail d’un terrain privé grillagé. Devant nous, plusieurs dizaines de tentes sont plantées à l’ombre d’un petit bois, invisibles de la route. Linge étendu sur des cordes, gamelles posées sur des réchauds : ici, un prestataire champenois, la Viti PVM, a installé 40 Tchèques. Ce prestataire se présente, dans l’annuaire des PagesJaunes, comme une « entreprise d’excellence » spécialisée en « prestations viticoles haut de gamme ». Surpris par notre visite, les campeurs nous assurent que « tout va bien », qu’ils sont « bien ». Le syndicaliste José Blanco nous avait prévenus : il ne faut pas chercher loin pour découvrir des campements, sur les bords des routes ou dans les bois. Pourtant, loger sous tente est strictement interdit dans les départements de l’AOC Champagne3. Ces ouvriers tchèques ont-ils vu dans leurs bois des agents de l’État, des gendarmes ou des inspecteurs ? Aucun, nous disent-ils. Mais, quelques jours après notre passage, nous apprenons que des inspecteurs du travail ont repéré ce campement, et que la préfecture l’a fermé. Dans la presse locale, le gérant de Viti PVM se défend d’être un « esclavagiste », en affirmant « ne jamais avoir imposé [à quiconque] quoi que ce soit ».
Après des années de dérives et de scandales, « les vendanges de la honte » de 2023 ont favorisé une prise de conscience concède José Blanco. Pendant la récolte 2024, la préfecture de la Marne a fermé quatre lieux d’hébergement et démantelé six campements. Le parquet de Châlons-en-Champagne a ouvert deux enquêtes sur des « hébergements indignes », une autre sur des faits de traite d’êtres humains. De grandes marques sont-elles impliquées ? Tant que les enquêtes sont en cours, impossible de le savoir. Le Comité Champagne, codirigé par l’Union des maisons de champagne et le Syndicat général des vignerons, n’a pas répondu à nos questions. En juin, il a publié trois guides, pour rappeler à ses adhérents leurs obligations en matière de conditions de travail et d’hébergement des vendangeurs. Il a aussi développé une plateforme en ligne qui permet aux sociétés de prestation d’autodiagnostiquer leurs pratiques, et aux viticulteurs de vérifier les références de leurs prestataires. Des mesures jugées « insuffisantes » par José Blanco, qui poursuit le combat. Ce n’est encore pas cette année que les consommateurs pourront boire un champagne 100 % éthique.
1— Me Mehdi Bouzaïda est l’avocat des parties civiles représentant notamment le Comité contre l’esclavage moderne.
2— Le devoir de vigilance oblige les grandes entreprises à prévenir les manquements en matière de conditions de travail ou d’atteintes aux droits humains, y compris chez leurs sous-traitants. Loi no 2017-399 du 27 mars 2017.
3— Le vignoble de Champagne se déploie sur cinq départements, majoritairement la Marne, puis l’Aube, l’Aisne, la Haute-Marne, la Seine-et-Marne.
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