L'invitée de La Chronique de décembre-janvier est la romancière franco-canadienne Nancy Huston. Elle a toujours pris fait et cause pour celles et ceux qui n’ont pas voix au chapitre. Pour La Chronique, elle a choisi de raconter son engagement auprès des détenus.
Extrait de La Chronique 457/458 de décembre 2024-janvier 2025
Propos recueillis par Laurène Daycard
J’ai découvert Fleury-Mérogis, l’une des plus grandes prisons d’Europe, en 1998. Mon roman L’Empreinte de l’ange venait de paraître. Un jour, Nelly Tieb, la bibliothécaire, m’a contactée pour participer à son club de lecture. Nelly est une fondatrice de « Lire c’est vivre », une association qui promeut la lecture en milieu carcéral. J’ai accepté sans hésiter, pour me lancer dans un engagement qui dure toujours. L’univers carcéral m’a toujours intéressée. Je l’ai découvert à l’âge de 16 ans. Un professeur de mon lycée du New Hampshire, aux États-Unis, nous avait demandé de nous immerger dans des lieux publics pour réfléchir à l’impact de l’architecture sur la psychologie humaine. Mes camarades ont visité la mairie, l’église, ou encore la bibliothèque. J’ai préféré m’enfermer une journée en prison. Un tel accès serait impossible aujourd’hui ! Je me souviens du bruit métallique des portes claquant derrière moi, et des murs de ma cellule, sur lesquels les hommes avaient gravé, avec leurs ongles, des noms de femmes.
J’ai retrouvé la même sensation de vertige en pénétrant pour la première fois à Fleury-Mérogis, dans l’Essonne. On laisse sa carte d’identité et son téléphone portable à l’entrée. Il faut ensuite franchir toute une série de portes et de sas jusqu’à arriver à la médiathèque, un îlot de chaleur, peut-être le seul. Il y a un tel ennui en prison que tout échange devient vital. Ce jour-là, en me retrouvant à discuter avec un groupe de détenus, j’ai senti l’importance pour eux de la littérature. J’ai le souvenir fort de ce prisonnier qui avait lu à voix haute un passage de mon roman Prodige, paru chez Actes Sud, en 1999. Ce roman raconte l’histoire d’une grande prématurée qui devient une prodige du piano. Le détenu avait choisi une scène où la petite interprète un morceau de Bach pour accompagner sa grand-mère qui se meurt. Furieuse d’entendre de la musique, la mère s’indigne, l’interprétant comme un manque de respect. L’enfant proteste : « Pour moi, c’était ça le respect », car sa grand-mère l’avait beaucoup soutenue dans son désir de jouer. Le détenu pleurait en lisant ce passage. J’étais très frappée par la qualité de l’écoute dans le groupe, et c’est ce qui me pousse à y retourner, très souvent à l’invitation de Nelly Tieb.
J’ai noué de grandes amitiés à Fleury-Mérogis. Hier soir encore, j’étais avec mon amie Hélène Castel, dont j’ai fait la connaissance en 2004 lors d’un atelier d’écriture à la maison d’arrêt des femmes. Hélène était en détention provisoire. Son éloquence m’a frappée. Elle avait lu certains de mes livres. J’ai compris par la suite qu’il s’agissait de la fille du sociologue Robert Castel. À la fin de son adolescence, avec plusieurs amis, Hélène avait participé au braquage d’une banque à Paris, dans l’espoir de réunir des fonds pour partir vivre en communauté en Amérique latine. L’opération a mal tourné, un des braqueurs a été tué et le directeur de l’agence grièvement blessé. Hélène s’est enfuie au Mexique, où elle a résidé sous une fausse identité pendant une vingtaine d’années, et où elle a exercé en tant que psychothérapeute. Quelques jours avant la prescription de sa condamnation à perpétuité par contumace, elle a été arrêtée à la demande du ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy puis extradée vers la France. Elle raconte cette trajectoire mouvementée dans Retour d’exil d’une femme recherchée, livre dont j’ai signé la préface (Seuil, 2009). La même année, elle fonde sa propre association LAPAC « La parole est à l’accusé » qui accompagne les prévenus dans la préparation de leur prise de parole lors du procès.
Mamar Douani est une autre rencontre marquante. Lui aussi avait participé à un groupe de lecture à Fleury. Des années plus tard, à sa libération conditionnelle, en 2002, il m’avait adressé un courrier. Il vivait dans le Sud et voulait me raconter son histoire. J’ai voyagé en train de nuit pour le rejoindre à Saint-Raphaël. Mamar Douani est né dans le Var de parents algériens. Trois mois après sa naissance, la loi de janvier 1963 conférait automatiquement la nationalité à tous les enfants de parents algériens nés sur le sol français. Trop tard pour lui : il était déjà assimilé à un citoyen algérien par l’administration française. Après une enfance difficile, Mamar a sombré dans la petite délinquance avant de commettre un meurtre pour lequel il a purgé 18 ans de prison. C’est l’un des rares exemples de condamnés pour qui la détention a été bénéfique. En prison, Mamar a dévoré des livres d’histoire et de philosophie, il est devenu à sa façon un vrai savant ; par ailleurs, il a suivi une formation pour devenir pâtissier. Son histoire m’a bouleversée. Elle a inspiré celle de certains personnages de mes romans. Quand il m’a contactée, il venait de recevoir une OQTF (obligation de quitter le territoire français) pour partir en Algérie, pays dans lequel il n’avait jamais vécu. Il vivait en couple, et sa compagne était enceinte. J’ai monté un comité de soutien et rédigé une lettre ouverte au ministre de l’Intérieur, pour lui prouver le non-sens de cette mesure. « Si Mamar Douani est expulsé, sa vie sera détruite », écrivais-je dans une tribune parue dans Libération. Nous avons eu gain de cause. Un peu plus tard, j’ai eu l’honneur d’être parmi les témoins au mariage de Mamar. Nous nous sommes depuis perdus de vue.
Je retourne parfois à Fleury, mais aussi à Fresnes, à Rennes, à Réau, etc. Et je soutiens de toutes les manières possibles l’Observatoire international des prisons car, où que j’aille, les conditions de détention sont horribles. Le problème de la surpopulation carcérale ne cesse de s’aggraver. La France compte aujourd’hui 79 000 détenus pour 62 000 places. Et c’est ne rien dire des rats, de la saleté, des humiliations... C’est un des pires pays d’Europe en la matière. Enfermer un individu est déjà une immense peine, nul besoin d’y ajouter ces vexations.
La sélection de La Chronique
Francia (2024)
Bad Girl, classes de littérature (2016)
Lignes de faille (2011)
Prodige (1999)
L’Empreinte de l’ange (1998)
Tous sont édités par Actes Sud.
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