Depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022, des milliers de civils ukrainiens sont enlevés. Ils disparaissent dans les geôles des territoires occupés par les forces russes. Contrairement aux soldats, ils ne peuvent faire l’objet d’échanges. Le risque : qu’ils tombent dans l’oubli.
Extrait de La Chronique de juin 2024 #451
— De nos envoyées spéciales en Ukraine, Laurène Daycard (texte) et Cerise Sudry-Le Dû (photos), avec Marian Prysiazhniuk (fixeur).
À une vingtaine de kilomètres de Kiev, au milieu des champs, un complexe résidentiel a été construit pour accueillir des déplacés du conflit. Olena Yahupova, emmitouflée dans sa doudoune, nous y retrouve. C’est l’une des premières habitantes de ce quartier érigé en bordure du village de Tarasivka. Son mari est engagé sur le front. Ses filles vivent ailleurs. « J’ai laissé toute ma vie à l’Est », glisse-t-elle, une fois entrée dans son spacieux deux-pièces flambant neuf. Olena est arrivée sans bagages. Mais son esprit reste bloqué dans le passé. « Je reviens de l’enfer », prévient cette quinquagénaire. Le 6 octobre 2022, elle a été arrêtée par trois hommes dans sa ville d’origine, Kamianka-Dniprovska, petite ville ukrainienne de l’oblast de Zaporijia annexée par la Russie. Deux des assaillants arboraient l’uniforme militaire des séparatistes. Le troisième, vêtu de noir, lui a présenté sa carte du FSB, le Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie. « Mon mari est un soldat ukrainien. J’ai donc été accusée de fournir des renseignements à l’armée ukrainienne. » Elle est emmenée dans une cellule du poste de police local et soumise à un interrogatoire. « Six hommes me frappaient avec des bouteilles de deux litres », se souvient Olena. « Où est ton mari ? Tu as des informations à me donner », l’invectivait le jeune agent du FSB. « C’était le chef », affirme-t-elle. Depuis, elle l’a identifié comme étant Yan Zanevsky, le fils de l’Ukrainien Vyacheslav Zanevsky, ancien chef de la sécurité sous la présidence de Ianoukovitch1. L’agent étouffe Olena avec un sac en plastique, pointe son arme sur elle : « Veux-tu passer un moment avec mes hommes pour qu’ils se relaxent ? » « Je n’étais pas sûre de rester en vie jusqu’au lever du jour, et personne n’aurait pu savoir que j’avais été tuée ici », confie la rescapée. Elle sera détenue pendant plus de cinq mois, principalement dans une prison de Velyka Bilozerka, à une quarantaine de kilomètres de son lieu d’arrestation. « Personne ne savait où j’étais ni même si j’étais encore en vie. J’étais devenue invisible. »
Les enlèvements de civils ukrainiens par les forces russes, dans l’est de l’Ukraine, ne sont pas nouveaux. Mais ils se sont intensifiés depuis l’invasion à grande échelle du pays en 2022. Selon les récentes estimations du Centre pour les libertés civiles (CCL), 7 000 civils sont aujourd’hui retenus en otage dans les territoires occupés et en Russie, « Depuis quelques mois, nous portons les projecteurs sur leur situation, car c’est du jamais-vu », alerte Mykhailo Savva, chercheur du CCL. Il nous reçoit au siège de l’organisation, à Kiev. Depuis l’annexion de la Crimée et la guerre du Donbass en 2014, et pendant les huit années qui ont suivi, poursuit-il, « les autorités russes enregistraient la présence de ces détenus ». Ainsi on sait qu’en février 2022 environ 300 civils et soldats étaient derrière les barreaux. Mais la Russie a peu à peu cessé de tenir ces comptes à jour. Pire : « Le ministre russe de la Défense n’hésite pas à nier leur présence », souligne Petro Yatsenko, le porte-parole de la Coordination pour le traitement des prisonniers de guerre. Elle a été justement fondée en mars 2022, sous l’égide du gouvernement, pour gérer l’explosion du nombre de ces captifs. La plupart n’ont pas la possibilité d’écrire à un proche pour faire savoir qu’ils sont incarcérés. Ils sont alors portés disparus, ou signalés comme morts.
Tortures blanches
Non seulement il est difficile de suivre la trace des civils disparus, mais aussi d’être informé de ce qui les attend : ce que l’on sait, c’est que la détention peut durer quelques jours comme plusieurs années, sans qu’aucun chef d’accusation ne soit formulé à leur encontre. Selon la Coordination, 94 % de ces détenus seraient soumis quotidiennement à la torture : coups, électrocution, violences sexuelles, mais aussi ce que l’on appelle « tortures blanches », comme le fait d’être forcé de rester debout jusqu’à dix-huit heures consécutives sans pouvoir s’asseoir. « J’ai vu revenir des gens qui marchaient comme des pingouins tellement leurs muscles étaient atrophiés », raconte Petro Yatsenko. L’Organisation des Nations unies a récemment enfoncé le clou. Dans un rapport de mars 2024, la commission d’enquête internationale de l’Onu sur l’Ukraine qualifie ces actes de tortures de « généralisés et systématiques », et veut poursuivre son travail d’enquête pour « déterminer si certaines des situations identifiées peuvent constituer des crimes contre l’humanité ». Jusqu’à aujourd’hui, les organisations internationales n’ont pas eu la possibilité de visiter ces lieux de privation de liberté, ce qui est contraire aux lois humanitaires.
Enlèvement et filtration
Pour documenter les conditions de détention, nous avons mené des entretiens avec une dizaine de rescapés, dont sept civils, à Kiev, à Dnipro et à Lviv. Deux d’entre eux sont des activistes, quatre sont conjoints ou parents de soldats, et un dernier dirigeait une institution locale. « Les profils de meneurs d’opinion sont ciblés », observe Mykhailo Savva du CCL. Certains ont été enlevés à domicile, ou sur leur lieu de travail. Mais d’autres ont été kidnappés alors qu’ils fuyaient les bombardements. C’est le cas de nombreux civils s’échappant de Marioupol au printemps 2022. « Mon nom de famille figurait sur leur liste parce que je suis la mère d’un combattant », se souvient, encore terrifiée, Maryna2. Cette quinquagénaire est capturée le 1er avril 2022 à un barrage routier, sur le chemin de l’exode, vers le village de Chervone, à l’ouest de Marioupol. Le jour de son interpellation, elle a subi un interrogatoire dans un garage à proximité du checkpoint, tenu par environ sept hommes qu’elle a identifiés comme des soldats russes. « J’ai compris que la situation devenait grave quand j’ai entendu plusieurs tirs résonner dehors et qu’un soldat est revenu à l’intérieur en s’exclamant “un Ukrainien de moins”. »
Ihor Talalay, un chauffeur de taxi originaire de Dnipro, décrit un même mode opératoire. Au début de l’invasion russe de février 2022, ce jeune homme de 27 ans a effectué des navettes vers les zones les plus impactées pour transporter de l’aide humanitaire et évacuer des civils sur le chemin du retour. « J’ai mis à l’abri une quarantaine de personnes », estime l’activiste, qui a d’abord œuvré à Kharkiv avant de prendre la direction de Marioupol. Le 19 mars 2022, quand il quitte la ville assiégée, au checkpoint tenu par les forces russes, ils le suspectent d’être « un soldat déguisé en civil. » Convoqué dans le garage, Ihor est battu avec la crosse d’un fusil. Pieds et poings liés sur une chaise, il perd brièvement conscience. Il est ensuite conduit au poste de police de Manhush, à une vingtaine de kilomètres du checkpoint. Ses empreintes digitales sont prélevées, et il est photographié. À quinze jours d’intervalle, Maryna, la mère du soldat, est soumise au même traitement. Cette collecte de données sur les civils est la première étape du processus de « filtration ». Il consiste à traquer les suspects potentiels, dont certains sont déportés plus tard en Russie. Selon The Conflict Observatory, ONG développée par le département d’État américain, ce « processus d’enregistrement, d’interrogatoires et de détentions des civils ukrainiens, des prisonniers de guerre et d’autres personnes des zones occupées par la Russie et ses mandataires » aurait été institué plusieurs semaines avant le début de l’invasion à grande échelle, et s’est « probablement accentué après la prise de Marioupol ».
Une grande partie des captifs de Marioupol ont été retenus sur le site de l’ancienne colonie pénitentiaire no 120 de Volnovakha. Cette infrastructure laissée à l’abandon depuis au moins une dizaine d’années a été réinvestie par les forces d’occupation dans le sillage de la bataille de Marioupol. Ihor et Maryna y ont été incarcérés à la même période, sans jamais se croiser. Selon leurs récits, le site se divise en neuf baraquements – huit pour les hommes, un pour les femmes. « Nous étions de 100 à 200 par baraquement », note Ihor, en cellule avec une quarantaine d’autres hommes, civils et soldats. Les repas se limitaient à du porridge ou un bouillon. En trois mois, le jeune homme a perdu 16 kilos. « Nous recevions deux verres d’eau par jour », se souvient Maryna, enfermée avec 28 autres femmes, dont une soldate enceinte, dans une pièce de 15 mètres carrés, sans jamais voir la lumière du jour. Il fallait parfois attendre jusqu’à midi pour faire ses besoins dans un trou creusé à même le sol, sans eau courante. Celles qui avaient leur menstruation utilisaient la mousse des matelas. De leur côté, les hommes étaient exploités pour remettre en état le système d’assainissement.
Quand ils entraient dans les maisons, les forces russes cherchaient tout signe distinctif ukrainien, comme cette broderie représentant Kozak Mamay, un personnage folklorique ukrainien, reconverti en soldat. Boutcha, février 2024.
Évasions, échanges, libérations
Des cas d’esclavage ont été documentés dans le sud de l’Ukraine par le Media Initiative for Human Rights (MIHR). C’est pour creuser des tranchées sur le front que, le 18 janvier 2023, qu’Olena Yahupova a été transférée dans le village de Verkhnya Krynuysya. Durant cette période, elle a été victime d’exactions sexuelles par des soldats. « C’était bien trop dangereux de résister », confie cette survivante, libérée par l’entremise d’un codétenu. Ce dernier avait soudoyé un garde pour appeler à l’aide son frère resté vivre dans la région, qui a pu activer ses réseaux à Moscou. À Olenivka, Maryna et Ihor ont été relâchés dans le cadre du processus de filtration. Un récépissé blanc a été délivré au jeune homme pour signifier qu’il était lavé de tous soupçons. Maryna a reçu un document rouge signalant qu’elle demeurait suspecte, car son fils combattait toujours. Mais leur supplice ne s’est achevé qu’à l’issue d’un long périple pour rallier les zones libres, à travers la Russie et les pays baltes, ou par l’entremise de passeurs sur la ligne de front.
Si la plupart des rescapés organisent eux-mêmes leur évasion, 147 civils ont été libérés dans le cadre des échanges de prisonniers, aux côtés de 2 988 soldats ukrainiens (chiffres de mars 2024). Un sujet sensible, car ces échanges – civils contre combattants – sont prohibés par la Convention de Genève, afin d’éviter que les citoyens ne se transforment en monnaie d’échange. « Nous n’échangeons jamais nos civils contre des soldats russes, mais un soldat ukrainien contre un soldat russe. En revanche, si nous identifions dans une même prison la présence de civils, on les évacue ensemble », martèle Petro Yatsenko.
Au total, la Coordination ukrainienne pour le traitement des prisonniers de guerre a dressé une liste de 1 600 noms de civils susceptibles d’être inclus dans ce type de négociations. Ce fichier est sans cesse actualisé : « Il faut relancer dix fois le gouvernement avant que Moscou confirme la présence d’un détenu dans une prison », accuse le porte-parole. Olena et Andrit Marchenko ont bénéficié d’un tel dispositif. Ce couple, dont le plus jeune fils, militaire, est mort, a été incarcéré d’avril à novembre 2022, à la colonie pénitentiaire no 77 de Berdyansk. « Cela relève du miracle, mais notre fils a fait un énorme travail pour mobiliser les institutions ukrainiennes », souligne la mère. Son mari est mutique. Des larmes roulent sur ses joues. Le jour de leur libération, les Marchenko ont noté sur un morceau de papier l’identité de tous ceux qu’ils laissaient derrière eux. Tous les témoins de cette enquête ont mentionné ce même détail, pour que leurs anciens codétenus ne restent pas oubliés dans les limbes du système carcéral russe.
1— En février 2014, destitué par le Parlement, le président ukrainien Viktor Ianoukovitch avait fui en Russie.
2— Elle témoigne sous anonymat, parce qu’une partie de sa famille vit toujours sous occupation et qu’elle craint des représailles.
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